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Voltaire et la naissance de l’antisémitisme moderne. Par Gilles BANDERIER

By 15 novembre 2014mai 3rd, 2020Le mot du jour


Voltaire et la naissance de l’antisémitisme moderne. Par Gilles BANDERIER

Voltaire, père de l’antisémitisme.

En pleine Seconde Guerre mondiale, deux intellectuels allemands exilés aux États-Unis, l’un catholique, l’autre juif, Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, publièrent la Dialectique de la raison, où ils mettaient en évidence le phénomène de « renversement des Lumières » : comment s’est-il fait que les Lumières aient engendré l’exact contraire de ce qu’elles avaient annoncé ? Un demi-siècle plus tard, dans une conférence crépusculaire, George Steiner prolongera cette interrogation et demandera par quel mécanisme la Shoah a pu se produire au cœur d’une Europe pourtant acquise aux idéaux des Lumières (« fin de la censure, abolition de la torture, de l’esclavage, éradication de toute violence »). « Pourquoi cette immense méprise ? Les Lumières ont-elles plus aveuglé qu’éclairé ? Pourquoi cette erreur catastrophique ? », s’interrogeait le sage de Cambridge.

Un trou noir au cœur des Lumières

Une hypothèse astronomique énonce qu’au centre de notre galaxie se trouve un trou noir, une masse invisible, compacte, extraordinairement dense, qui finira par  tout engloutir. De même, il existe un trou noir au cœur des Lumières, qui explique en grande partie le « renversement » décrit par Adorno et Horkheimer, et permet de répondre à la question de George Steiner : le discours sur les Juifs, particulièrement chez l’écrivain de plus représentatif du XVIIIe siècle français : Voltaire.

L’antisémitisme de Voltaire n’est pas un secret soigneusement gardé, mais ce n’est pas non plus un sujet qu’on aborde volontiers. Tout se passe comme si son attitude vis-à-vis du peuple juif faisait l’objet d’un refoulement – au sens psychanalytique du mot – tout juste brisé par les historiens anglo-saxons comme Arthur Hertzberg ou, en France, Léon Poliakov et Pierre-André Taguieff. Les textes judéophobes de Voltaire n’ont pas été supprimés (ç’aurait été impossible), mais il faut les chercher dans des éditions anciennes (XVIIIe – XIXe siècles), car ils ont à présent disparu du circuit de la librairie, l’œuvre de Voltaire ayant fait l’objet d’un intense travail de sélection et d’édulcoration. L’école et l’Université françaises n’ont ainsi conservé de l’œuvre de Voltaire que la part qu’il jugeait lui-même la moins intéressante, les contes, avec quelques articles choisis du Dictionnaire philosophique et leTraité sur la tolérance, que l’on cite plus souvent qu’on ne le lit. Le Voltaire que nous présentent les manuels, apôtre bienveillant de la tolérance universelle, est une construction qui ne tient debout que si l’on accepte d’oublier, notamment, tout ce qu’il a écrit sur les Juifs. Le personnage d’Issachar, au début de Candide, constitue la pointe visible d’une masse de textes consacrés au peuple d’Israël.

Voltaire et les Juifs

 Il est impossible de donner tous les textes dans lesquels Voltaire s’en prend aux Juifs. Il serait plus facile de produire ceux, assez peu nombreux, comme le Sermon du rabbin Akib (composé après 1761), où il les défend, dans un contexte qui est toujours le même : la critique véhémente de l’Inquisition espagnole et de ses pratiques.

Le plus ancien témoignage de judéophobie apparaît dans une lettre de 1722 (Voltaire a vingt-huit ans) : « […] un Juif n’étant d’aucun pays que celui où il gagne de l’argent peut aussi bien trahir le roi pour l’empereur que l’empereur pour le roi ». Voltaire emploie le présent, ce qui montre qu’on ne peut régler la question de sa judéophobie en prétendant qu’il ne visait en général que les Juifs de jadis, ceux de l’Ancien Testament. À un demi-siècle de là, la même idée se retrouvera dans l’article « Patrie » des Questions sur l’Encyclopédie. D’autres lettres contiennent des formules aussi peu aimables, ainsi celle-ci, où Voltaire commente en 1751 une décision de justice : « Le Juif est condamné dans tous les points ; et de plus il est condamné à une amende qui emporte infamie, s’il y avait infamie pour un Juif » ; ou celle-là, douze ans plus tard, avec la même tournure grammaticale : le peuple juif est « […] de tous les peuples le plus grossier, le plus féroce, le plus fanatique, et le plus absurde. Il y a plus d’absurdité encore à imaginer qu’une secte née dans le sein de ce fanatisme juif est la loi de Dieu et la vérité même. C’est outrager Dieu, si les hommes peuvent l’outrager ».

Dans une autre lettre, lorsqu’il évoque la vérole, Voltaire note : « J’avais toujours pensé qu’elle était native de l’Arabie déserte, et cousine germaine de la lèpre qui appartenait de droit au peuple juif, peuple le plus infecté en tout genre qui ait jamais sali notre malheureux globe ». Le thème de la souillure, qui annonce la rhétorique nazie, se retrouvera plus tard : « Je sais qu’il y a quelques Juifs dans les colonies anglaises. Mais que ces déprépucés d’Israël qui vendent de vieilles culottes aux sauvages, se disent de la tribu de Nephtali ou d’Issachar, cela est fort peu important. Ils n’en sont pas moins les plus grands gueux qui aient jamais souillé la face du globe ». La formule finale ressurgira dans un article posthume : « C’est à regret que je parle des Juifs : cette nation est, à bien des égards, la plus détestable qui ait jamais souillé la terre ». Le titre de cet article ? « Tolérance », ce qui amène au fameux Traité sur la tolérance, dont les chapitres XII et XIII reprennent les accusations anciennes, selon lesquelles les Juifs seraient des fanatiques pratiquant les sacrifices humains. Dans le chapitre XVIII (« Seuls cas où l’intolérance est de droit humain »), il n’est pas surprenant de voir les Juifs exclus de l’idéal de tolérance universelle que prêche Voltaire. On lit dans le même chapitre cette curieuse intuition du mouvement sioniste : « […] leur pays […] fut donné aux Juifs par plusieurs pactes consécutifs ; ils doivent rentrer dans leur bien ; les mahométans en sont les usurpateurs depuis plus de mille ans. Si les Juifs raisonnaient ainsi aujourd’hui, il est clair qu’il n’y aurait d’autre réponse à leur faire que de les mettre aux galères. Ce sont à peu près les seuls cas où l’intolérance paraît raisonnable ».

Car il va de soi que l’intolérance se trouve en face, chez les Juifs, comme le remarque Voltaire dans l’Essai sur les mœurs : « Elle [la nation juive] ose étaler une haine irréconciliable contre toutes les nations ; elle se révolte contre tous ses maîtres. Toujours superstitieuse, toujours avide du bien d’autrui, toujours barbare, rampante dans le malheur, et insolente dans la prospérité ». À la fin de son existence, Voltaire accentuera cette idée. Dans les Lettres de Memmius à Cicéron, il écrit que « tous les autres peuples ont commis des crimes, les Juifs sont les seuls qui s’en soient vantés. Ils sont tous nés avec la rage du fanatisme dans le cœur, comme les Germains et les Anglais naissent avec des cheveux blonds. Je ne serais point étonné que cette nation ne fût un jour funeste au genre humain ». Le fanatisme juif serait donc d’essence biologique… À considérer les Juifs comme un peuple en guerre contre le monde entier et désireux d’atteindre à une hégémonie universelle, une conclusion s’impose logiquement, à laquelle Voltaire parvient dans un texte à la fois curieux et peu connu, le Dialogue du chapon et de la poularde, où il met en scène, quelques instants avant leur abattage, deux volatiles cruellement mutilés. Le chapon observe : « […] je me souviens bien d’avoir entendu clairement qu’il y a bien des pays, et entre autres celui des Juifs, où les hommes sont quelquefois mangé les uns par les autres ». Et la poularde de faire cette réponse terrible : » Passe pour cela. Il est juste qu’une espèce si perverse se dévore elle-même, et que la terre soit purgée de cette race ». Le passage présente une légère ambiguïté : la poularde rêve-t-elle d’exterminer l’humanité entière ou « seulement », si l’on peut dire, le peuple juif ? Le premier terme de l’alternative implique évidemment le second, mais il semble bien que Voltaire ait eu les Juifs en vue : d’un côté parce qu’il emploie le terme espèce (et non race) lorsqu’il parle de l’humanité un peu plus loin dans son dialogue ; de l’autre parce qu’il a régulièrement accusé les Juifs de pratiquer le cannibalisme. « […] pourquoi les Juifs n’auraient-ils pas été anthropophages ? C’eût été la seule chose qui eût manqué au peuple de Dieu pour être le plus abominable peuple de la terre », demande-t-il dans les Questions sur l’Encyclopédie . Tout permet donc de penser que Voltaire fut le premier à imaginer une solution finale au problème que les Juifs constituaient à ses yeux.

Ces textes montrent le caractère à la fois cohérent et récurrent de la judéophobie voltairienne. Nous avons affaire à une vision structurée, à une doctrine, à une idéologie organisées autour de quelques thèmes fondamentaux et portées par un écrivain qui, en 1756, lorsqu’il commence sa campagne de dénigrement, a soixante-deux ans.

D’où provient cette aversion ? Les défenseurs de Voltaire expliquent qu’il conçut sa haine d’Israël à la suite de la faillite d’un banquier juif en Angleterre – faillite où Voltaire perdit beaucoup d’argent – et, plus encore, après la violente altercation publique qui, à Berlin, opposa l’écrivain au joaillier juif Abraham Hirschel ; la violence, on doit le préciser, ayant été le fait de Voltaire. Cet argument présente une faiblesse : le premier texte cité, extrait d’une lettre de 1722, montre que le mépris des Juifs remonte à plus haut, même s’il n’envahira l’œuvre de Voltaire qu’à partir des Mélanges de littérature, d’histoire et de philosophie (1756), où figure un long article sur les Juifs, et du Sermon des cinquante (1761), c’est-à-dire dans les deux dernières décennies de la vie de l’écrivain. L’origine de la judéophobie de Voltaire ne procède donc pas de sa vie privée. Cette origine, sur laquelle il ne s’est jamais expliqué, est en grande partie hors d’atteinte. Il est néanmoins possible de formuler une hypothèse.

Voltaire a entretenu sa vie durant un rapport de fascination et de répulsion vis-à-vis de la Bible et de celui qui fut, au XVIIIe siècle, son plus grand commentateur, un moine bénédictin, dom Augustin Calmet. En 1707, Voltaire n’était encore qu’un adolescent lorsque dom Calmet fit paraître le premier volume de ce qui sera, en tant que bibliste, l’œuvre de sa vie, le Commentaire littéral sur tous les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament. Voltaire a pris toute son érudition biblique dans cette somme de vingt mille pages. Que les textes les plus intensément judéophobes de Voltaire aient paru après la mort de dom Calmet (1757) peut n’être qu’un hasard. Mais peut-être y a-t-il également une logique profonde. Tout se passe comme si Voltaire, débarrassé de celui à qui il devait tant, dont il avait pillé l’œuvre et qui seul possédait assez de science et d’autorité pour le faire taire s’il avait écrit publiquement sur la Bible ou les Juifs, avait donné libre cours à une haine longtemps réprimée. Mais la statue du Commandeur était toujours là. Comme le Caïn de la Légende des Siècles, Voltaire lançait des flèches aux étoiles.

Dom Calmet avait appris l’hébreu et étudié de manière approfondie les us et coutumes du judaïsme. Certes, il ne s’agit pas de faire de lui le philosémite inconditionnel qu’il ne fut jamais. Néanmoins, son œuvre exégétique contient des passages remarquables sur la place d’Israël dans le plan de Dieu : « La vraie Religion est passée des Hébreux aux Chrétiens, sans interruption et sans milieu : et on n’aura jamais une notion bien distincte du Christianisme, que l’on n’y joigne la connaissance de l’histoire et de la religion des Juifs. L’ancienne et la nouvelle Alliance, à le bien prendre, n’en font qu’une, dont Jésus-Christ est le milieu, le lieu, et le centre ». Quand il annote les passages du Lévitique relatifs à la prohibition de la bestialité (17, 7 et 20, 15-16), dom Calmet se contente d’une glose sobre, indiquant avec justesse que cette pratique avait cours parmi d’autres peuples. Il n’affirme pas, comme le fera Voltaire, que son interdiction prouve son caractère banal : « (…) quelques dames juives étaient tombées dans ce péché. Ce que dit le Lévitique ne permet guère d’en douter. On ne leur aurait pas reproché des intrigues amoureuses dont elles n’auraient pas été capables », écrivait Voltaire. « Vous prétendez [Voltaire s’adresse aux Juifs] que vos mères n’ont pas couché avec des boucs, ni vos pères avec des chèvres. Mais dites-moi, Messieurs, pourquoi vous êtes le seul peuple de la terre à qui les lois aient jamais fait une pareille défense ? Un législateur se serait-il jamais avisé de promulguer cette loi bizarre, si le délit n’avait pas été commun ? ». Le grand savant bénédictin a surtout consacré une série de mémoires aux différents aspects de la civilisation juive, montrant qu’Israël n’avait rien à envier à la Grèce ou à Rome ; ce qui le met à l’opposé de la vision voltairienne des Juifs comme « un peuple barbare ». On doit également à dom Calmet une dissertation « Sur l’excellence de l’histoire des Hébreux, par-dessus celles des autres nations », plusieurs fois réimprimée, et dont les textes judéophobes de Voltaire semblent constituer une immense et tortueuse réfutation.

Apologétique antijuive et antisémitisme racial

On a employé jusqu’à présent, pour définir l’attitude de Voltaire, le néologisme de judéophobie utilisé par Pierre-André Taguieff, terme qui rend compte des aspects irrationnels que revêt la haine des Juifs. La judéophobie a toutefois pris au long des siècles et jusqu’à nos jours des formes différentes, comme un virus passant à travers une série de mutations par rupture. Il ne semble pas inutile de poser ici une distinction.

On ne saurait résumer en quelques phrases deux millénaires de rapports compliqués entre le judaïsme et le christianisme. Les tensions entre ces deux religions, les invectives échangées de part et d’autre, se sont parfois inscrites dans la pierre des monuments. Qu’il suffise de penser à la célèbre sculpture de la cathédrale de Strasbourg représentant la Synagogue avec un bandeau sur les yeux (mais la Synagogue aux yeux bandés est une jeune femme aussi belle que l’Église). Il y a au sein de l’Église une position théologique que l’on qualifiera d’apologétique antijuive plutôt que d’antijudaïsme, qui reprochait aux Juifs leur refus de reconnaître Jésus comme le Messie. Mais une différence radicale sépare l’apologétique antijuive et l’antisémitisme moderne. La première porte uniquement sur la religion et laisse ouverte la possibilité de la conversion. Ses racines intellectuelles sont fondamentalement différentes de celles de l’antisémitisme, qui introduit la notion de race et pose donc un déterminisme absolu : on peut changer de religion, mais pas de race. Or les concepts mêmes de race et de hiérarchie entre les races font partie de l’héritage des Lumières et Voltaire introduisit une notion raciale là où il n’y en avait précédemment pas. Les Juifs ne sont plus chez lui un peuple déicide, mais – ce sont ses propres termes – une souillure et une salissure, « une race de voleurs et de prostituées ». Or la notion de peuple élu, qui agace Voltaire, ne renvoie pas à une vision raciale, mais à une dialectique de l’élection du plus faible, que reprendra le christianisme. De la même manière qu’Il choisit les cadets au détriment des aînés (Caïn et Abel, Esaü et Jacob, …), Dieu a choisi Israël en raison de sa faiblesse.

Il n’y a donc pas de continuité entre l’apologétique antijuive des Pères de l’Église et l’antisémitisme racial qui conduisit aux tragédies du XXe siècle. L’œuvre de Voltaire est à cet égard porteuse d’une contradiction. Voltaire fut toute sa vie durant fasciné par la Bible, qu’il considérait comme un recueil de contes orientaux, à la manière des Mille et une Nuits. Il ne croyait pas à ce qui s’y trouvait, sauf en ce qui concerne les Juifs. De cette contradiction découle un double mouvement : d’une part une condamnation de la Révélation chrétienne, qui justifiait l’apologétique antijuive ; d’autre part une surenchère par transformation, par mutation de cet apologétique antijuive en antisémitisme racial. Le quatrième Concile du Latran (1215) avait ainsi décrété que les Juifs et les Sarrasins vivant en pays chrétien devaient porter des vêtements distincts. Voltaire connaissait cette disposition, dont il parle dans son Essai sur les Mœurs. Mais, parallèlement, il avait proposé dans une lettre une autre forme de signe distinctif : « […] je ne sais pas Monsieur si le code noir permet d’écrire le nom d’une négresse sur un de ses tétons et celui d’un nègre sur une de ses fesses. Tout ce que je sais, c’est que si j’étais juge, j’écrirais sur le front du Juif,homme à pendre ».

Il n’est pas faux de considérer que Voltaire attaque le judaïsme parce que cela lui permet d’attaquer en même temps le christianisme. Mais l’attitude de Voltaire a contribué à créer un problème juif et un courant d’opinion afférent, dans un cadre séculier. Comme l’avait très justement noté Jacques Ellul, « l’on peut admettre dans une petite mesure que les juifs constituent un corps étrange (plutôt qu’étranger) dans une nation. Ils occupent dans les milieux intellectuels et financiers une place qui gêne certains. […] De vieilles traditions forment un fond de défiance ou d’inimitié à leur égard. Mais en Allemagne, en France, en Amérique, il n’y a pas de fait juif existant objectivement. La propagande s’empare à un moment de ce que l’on peut leur reprocher. Elle se sert en général de faits véritables, mais présentés, expliqués, etc. À ce moment, l’opinion publique se forme. Le fait juif existe. Il devient un problème politique ». La question n’est donc pas de savoir si les théoriciens de l’antisémitisme apparus à partir du XIXe siècle avaient eu une connaissance directe des textes de Voltaire. Une fois le thème du « problème juif » posé, et dans les termes où le posa le maître de Ferney, n’importe qui – lecteur assidu de Voltaire ou non, grand écrivain ou pas – pouvait le développer. Même le folliculaire le plus oublié était susceptible de servir d’intermédiaire.

Voltaire, représentant de son époque ?

Il existe une rupture entre l’apologétique antijuive et l’antisémitisme racial, la première ne pouvant pas être considérée comme l’ancêtre du second. Reste à replacer l’attitude de Voltaire dans le contexte de son époque. Les stéréotypes antisémites qui parcourent son œuvre faisaient-ils partie des préjugés du temps, comme l’expliquent les avocats posthumes de l’écrivain pour dégager sa responsabilité, en ajoutant que ses écrits, inoffensifs aux yeux de ses contemporains, ne nous semblent intolérables qu’à cause de notre expérience de la Shoah ? Cet argument ne résiste pas longtemps à l’examen, puisque l’attitude de Voltaire envers les Juifs a semblé anormale, pathologique, dès le XVIIIe siècle, et heurté la conscience de plusieurs lecteurs. Parmi eux, l’abbé Antoine Guénée (1717-1803), qui publia un livre aujourd’hui oublié, à tort, mais qui connut le succès, les Lettres de quelques Juifs portugais, allemands et polonais à M. de Voltaire. Le prétexte de cette réfutation fut le Traité sur la tolérance : « Quelle a été notre surprise, lorsque dans un écrit, qui n’annonce que des vues de douceur et d’humanité, que le dessein de resserrer de plus en plus les liens de bienveillance, qui devraient unir tous les hommes, nous vous avons vu traiter notre nation, nos livres sacrés et tout ce qui nous est cher d’une manière si opposée au caractère d’équité et de modération dont vous vous parez ? ». L’abbé Guénée détruisit méthodiquement la vision voltairienne des Juifs comme peuple de sauvages, qui copulent avec des animaux, se repaissent d’excréments et de chair humaine, ou pratiquent des sacrifices humains. Il les innocenta au passage de la vieille accusation de déicide (le Concile de Trente l’avait déjà fait). Sans trêve, Antoine Guénée, qui connaissait aussi bien la Bible que l’œuvre de son adversaire, mit en lumière les lacunes, les contradictions, les incohérences, les confusions, dont sont remplis les écrits de Voltaire sur les Juifs. Il dénonça sa fausse érudition, sa mauvaise foi militante, son ignorance du grec et de l’hébreu. Il critiqua surtout les conséquences que Voltaire tirait de présupposés faux. Au rebours de l’idéologie antisémite moderne, qui se structure chez le maître de Ferney, l’abbé Guénée montra que la condition juive n’est pas un absolu, une ontologie (le Juif n’existe pas). D’un pays à l’autre, les Juifs ne se ressemblent guère et on ne peut les considérer comme des corps étrangers à la nation où ils vivent. L’abbé Guénée ne se contenta pas de considérer le Pentateuque de loin et de haut, en reprochant aux Juifs leur asservissement à la Loi. Il démontra la rationalité, la cohérence, l’humanité de la Loi juive.

Attaqué pied-à-pied, avec rigueur, méthode et esprit par cet abbé qui lui donnait des leçons de grec et d’hébreu, parfois même de français, Voltaire se défendit en composant d’autres lettres fictives, publiées dans les Questions sur l’Encyclopédie. Il désigna son adversaire par une périphrase, « le secrétaire des Juifs » : « J’ai un peu gourmandé votre secrétaire : il n’est pas dans la civilité de gronder les valets d’autrui devant leurs maîtres ; mais l’ignorance orgueilleuse révolte dans un chrétien qui se fait valet d’un Juif ». Le valet en question n’eut rien d’un penseur solitaire et ignoré : son livre connut le succès et s’inscrivit dans un double mouvement qui caractérisa la seconde moitié du XVIIIe siècle : d’un côté, apparition de l’antisémitisme moderne, laïc, d’essence raciale ; de l’autre, du côté catholique, affaiblissement de l’antijudaïsme traditionnel, de la polémique anti-juive. Cela étant, on peut s’étonner que l’abbé Guenée ne soit pas mieux connu, à la différence de l’abbé Grégoire, auteur de l’Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs : ouvrage ambigu, d’abord parce qu’en toute rigueur de vocabulaire, pour qu’il puisse se produire une régénération, il doit au préalable y avoir eu une dégénérescence ; la dégénérescence des Juifs repliés sur eux-mêmes, sur leur mode de vie, leur religion, leurs traditions, et appelés à se régénérer par assimilation et incorporation à l’ensemble de la société. Nous atteignons ici à une des limites des Lumières, leur propension à l’universalité abstraite et leur incapacité à penser le particulier par rapport au général. Ambigu d’autre part, dans la mesure où l’abbé Grégoire récapitulait sur des chapitres entiers les stéréotypes antisémites anciens et modernes. Curieusement, il n’éprouva aucun besoin de réfuter les écrits de Voltaire. Dépouillée de ses oripeaux, la thèse de l’abbé Grégoire apparaît proche de celle que défendra Kant dans deux traités de 1793, La Religion dans les limites de la simple raison et Le Conflit des facultés, où il considère que le judaïsme « n’est pas du tout une religion, mais simplement une association d’une quantité d’hommes qui, puisqu’ils appartenaient à une même souche particulière, formèrent une communauté sous des lois simplement politiques » ; ce qui conduit logiquement Kant à prédire et à souhaiter, suivant une expression troublante, « l’euthanasie du judaïsme », c’est-à-dire la suppression des Juifs en tant que peuple particulier. Voltaire était allé beaucoup plus loin et ne s’était pas contenté d’évoquer une suppression symbolique.

Au début de cet article, on s’étonnait du peu d’attention que le problème de l’antisémitisme voltairien avait reçu. Symétriquement, est-il surprenant que l’abbé Guénée soit un inconnu, alors qu’il fut, à la différence de l’abbé Grégoire, un philosémite dépourvu d’ambiguïtés ?

Philosophie des Lumières et antisémitisme

Il faut à présent revenir à la citation de George Steiner donnée au début de l’article et à la question qu’elle posait. Comment tant d’horreurs, au premier rang desquelles l’extermination planifiée des Juifs d’Europe, ont-elles pu se produire et continuer de se produire dans un monde moderne pourtant acquis aux idées des Lumières ? Dira-t-on que la solution finale eut lieu malgré les Lumières ou à cause des Lumières qui, pour reprendre la métaphore biologique, auraient fait naître le virus de l’antisémitisme et lui auraient offert un milieu favorable à son développement, lui permettant de se répandre à travers le monde ? Voltaire fut un vulgarisateur doué, qui sut traduire les principes fondamentaux des Lumières dans une forme accessible au plus grand nombre, tout en leur donnant une couleur très personnelle. Dans la perspective qui est celle des Lumières, d’une humanité en marche vers le progrès, les Juifs incarnent l’archaïsme absolu et il n’est pas surprenant que les différents mouvements révolutionnaires du XIXe siècle aient tous eu une composante antisémite marquée. Rejetant d’un même mouvement le principe juif d’unité du genre humain, exprimé dans la Genèse, le principe chrétien de dignité égale entre les hommes et l’idée que « le salut vient des Juifs » (Jean 4, 22), la pensée dominante du XVIIIe siècle s’engouffra, avec une logique implacable, dans le classement des races et l’eugénisme, ce dernier concept étant lié à la croyance des Lumières en la perfectibilité de l’être humain. Si l’on admet que l’humanité est capable de progresser, aux points de vue physique, intellectuel et moral, quelles en sont les conditions ? En 1756, l’année où Voltaire faisait paraître son premier grand texte antisémite, un médecin de l’université de Paris publia un Essai sur la manière de perfectionner l’espèce humaine, qui est le premier traité d’eugénisme. Emporté par son élan – et ce point revêt une importance extrême – il appelait de ses vœux l’avènement d’un chef politique capable de faire appliquer ce programme à l’échelle du pays entier. Là aussi, nous voyons courir un fil rouge qui relie la pensée des Lumières à la folie exterminatrice du XXe siècle.

Une première mutation du virus antisémite se produisit au XIXe siècle, lorsqu’il se scinda en deux souches également virulentes, l’antisémitisme de droite, qui est un antisémitisme de race, et l’antisémitisme de gauche, qui est un antisémitisme de classe. On aurait pu croire le premier disparu sous les décombres du IIIe Reich et le second éradiqué avec l’effondrement du communisme. Malheureusement, les deux versions de l’antisémitisme sont retournées à leur unité originelle, comme on le constate en écoutant les discours des pyromanes brandissant l’étendard de l’antisionisme ou à l’occasion d’événements tragiques, comme l’assassinat d’Ilan Halimi, torturé à mort parce que Juif (antisémitisme de race) et potentiellement riche (antisémitisme de classe). Jusqu’à présent, nos démocraties n’ont pas secrété les anticorps indispensables. En attendant que cela se fasse, et si cela se fait, peut-être pourra-t-on se dispenser à l’avenir, chaque fois que l’on mentionne le concept de tolérance, d’invoquer mécaniquement l’ombre de Voltaire, qui a en même temps créé l’antisémitisme racial, laïc, et l’a légitimé par son autorité.

Gilles Banderier

Version abrégée d’un article paru dans la revue Sedes Sapientiae, n°203, 2013, p. 19-54 (Société Saint Thomas d’Aquin – 53340 Chéméré-le-Roi), où l’on trouvera une bibliographie et les références des textes cités. Je remercie M. David Belhassen, qui m’a suggéré d’en donner une version brève.

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