« 24 jours », un film d’Alexandre Arcady
Comment qualifier ce dernier film d’Alexandre Arcady sur l’assassinat d’Ilan Halimi en 2006 ? Sinon en lui disant bravo et merci pour l’avoir réalisé. Bravo pour avoir eu le courage et l’énergie de s’être confronté à cette histoire infernale, bravo pour l’avoir transcrite et mise en images aussi justes. Merci de l’avoir fait, pour nous aujourd’hui. Ce film vous poursuit, un long moment après l’avoir vu. Ces images vous hantent, longtemps.
Ilan Halimi est-il mort pour rien ? Six ans après son assassinat, à Toulouse, un jeune Français islamiste, a tué de sang froid trois enfants juifs pour la seule raison qu’ils étaient juifs. Il a aussi assassiné le père de deux d’entre eux ainsi que trois militaires français. Il a commis ces crimes pour « venger la mort d’enfants palestiniens » et a tué les soldats parce qu’ils représentaient l’armée française en guerre contre les islamistes afghans.
Ilan Halimi est-il mort pour rien quand huit ans après son assassinat un humoriste fonde son succès sur un spectacle explicitement antijuif et que l’on ergote sur la liberté d’expression pour ce type de propos ?
Il y a quelque chose d’énigmatique dans ce qui fonde ces attitudes, dans leur répétition, dans leur obsessionnalité. Toute la force du film d’Alexandre Arcady est d’en avoir montré la sinistre banalité. Des débiles, pervers, dépourvus de tous repères moraux, fascinés par la force, la violence et l’argent, en quête d’argent, avaient estimé que les Juifs étaient tous riches et qu’en kidnappant l’un d’entre eux, en les rançonnant, ils allaient devenir riches. Ces débiles étaient issus du lumpen des banlieues, produits par cette autre société, celle qui n’a ni le langage ni les codes d’une civilisation. La langue est celle des éructations dont la mise en musique donne le rap. Les codes sont ceux de l’ultraviolence, celle des jeux vidéo. La civilisation est celle de l’anticulture, bestiale, bouffer, baiser, cogner, fumer, tuer. Dans cette cité de banlieue où fut séquestré Ilan Halimi, plus d’une centaine de personnes étaient au courant, savaient ce qui se passait et pendant vingt quatre jours personne n’a parlé. Personne n’a pris son téléphone pour signaler qu’il se passait quelque chose d’étrange, de mauvais. Aucun des membres du « gang des barbares » – si bien nommé – n’a eu le moindre réflexe d’humanité, ni les jeunes filles, ni les mineurs, ni les gamins qui faisaient le guet, ni le gardien d’immeuble qui « ne veut pas perdre son travail », au moment des faits. Vivant dans un univers hors humanité, totalement dépourvu de l’idée de Bien ou de Mal, tous ont laissé faire, ont joué le jeu, en ont rajouté dans les gestes sadiques. A qui avons-nous à faire ? Qui sont ces gens ? De quoi sont-ils le produit ?
Face à cet effroi il y a un personnage extraordinaire, celui de la mère d’Ilan, Ruth Halimi, superbement incarnée par Zabou Breitman, toute en douleur indicible et dignité. Ses premiers mots au tout début du film annoncent ce que nous savons déjà de cette histoire : « Ceci s’est passé en France en 2006 » Nous savons tout de ce qui va suivre et pourtant nous restons tétanisés sur nos sièges. Comment peut-on survivre à une épreuve pareille ? Comment peut-on encore regarder le monde ? Quel rapport peut-on encore avoir avec ce monde ? Quelle parole peut consoler ? Tous les acteurs sont totalement investis dans leurs rôles. Ils sont habités par leur personnage. Pas de fausse note, pas de pathos sinon celui de la société qui a engendré cette horreur et qu’Arkady a représentée : quels éléments pathogènes peuvent conduire à de telles choses, de tels actes ? Quelques générations après le nazisme et les « plus jamais ça » scandés au cours des manifestations incantatoires, voilà que le « ça » est à l’œuvre, à côté de chez vous, tue, torture un jeune homme pour la seule raison qu’il est juif !
Le film d’Alexandre Arcady nous donne à voir notre monde ou plutôt sa face la plus insupportable mais elle fait aussi partie de ce même monde. Ce miroir est terrifiant comme est terrifiant le refus de le regarder en face et de le nommer, de le qualifier. Pourquoi la justice a-t-elle refusé dans un premier temps de retenir la qualification de crime antisémite pour l’assassinat d’Ilan Halimi pour n’en garder que la qualification crapuleuse ? Que disait cette étrange prudence ? Que disent ces débats au juridisme sourcilleux sur la liberté d’expression pour les paroles de haine ?
Quand le cercueil d’Ilan est exhumé pour être mis en terre en Israël, le commissaire qui a mené l’enquête, questionne Ruth Halimi, la mère d’Ilan : « pourquoi s’être infligé cette souffrance supplémentaire ? » et celle ci répond « pour que ses assassins ne puissent pas venir cracher sur sa tombe » Elle n’avait pas tort, tant Mohamed Merah et Dieudonné ont confirmé cette crainte.
« Qu’est-ce qui nous arrive ? » Ruth Halimi questionne son mari dans les premiers jours du rapt. Ce « nous » pourrait être élargi. Ce « nous » doit être élargi. Si ce film, terrible, doit avoir une vertu c’est bien celle-là, celle de cette interrogation qui nous concerne tous au-delà de cette famille meurtrie et d’un martyr d’un jeune homme, juif.
Allez voir ce film, pour ouvrir les yeux, pour regarder en face cette barbarie de notre temps, pour refuser de vivre à côté de ça, pour nous, citoyens, habitants de ce pays, confrontés à la pollution des haines ou des aveuglements, pour ce pays souillé par ces cris d’extrême droite, du « jour de colère » scandés fin janvier dernier « Juif, casse toi ! La France n’est pas à toi ! » et par ces autres slogans d’extrême gauche, scandés à Toulouse un mois plus tard, au cours d’une manifestation supposée être antiraciste « Sionistes, fascistes, cassez-vous ! »
Tout ceci s’est déroulé en France en 2006, en 2012 et en 2014, dans le pays de Montaigne, de Diderot, d’Emile Zola, de Marc Bloch, de Victor Basch ou de Jean Moulin, figures lumineuses pour ne pas désespérer.
Par Jacques Tarnero – JSSNews