« La Ville sans Juifs », une fable glaçante et « drôle » qui préfigurera l’horreur à venir de la Shoah (Vidéos)
Imaginons une ville, appelée Utopia, pour ne pas dire Vienne, en proie au chômage et à la crise économique, qui décide de désigner un coupable à tous ses maux : le Juif.
Les édiles promulguent une loi pour les chasser hors de la ville. Le livre annonce treize ans à l’avance les terribles lois raciales de Nüremberg, en 1935.
Le contexte historique
Après la Première Guerre Mondiale, les trois Empires, ottoman, russe et austro-hongrois, s’effondrent. L’Autriche indépendante devient une république, avec pour capitale Vienne. La capitale est beaucoup trop importante par rapport au reste du pays, explique l’ancien ambassadeur, chef d’orchestre, Pierre Dubuisson.
A partir de 1921, la ville connaît un gouvernement socialiste. Les sociaux-démocrates disposent de leur propre milice, très bien organisée. S’y oppose un groupe paramilitaire nationaliste, le Heimwehr, idéologiquement comparable aux Freikorps nationalistes allemands.
Dans cette société déboussolée, Vienne se gonfle d’une forte population juive immigrée, dont certains occupent des postes importants. Un médecin sur deux est juif par exemple.
Face à ce mouvement nationaliste, on commence à trouver qu’il y a un peu trop de Juifs et qu’ils occupent une place trop importante.
« Cette guerre 14-18 a vraiment créé cet effondrement de la civilisation. Il y a eu une réaction très forte des milieux culturels : c’est comme ça que Dada s’est créé, puis le surréalisme en France.
En Allemagne, vous aviez l’expressionnisme, qui plonge aussi dans la psychanalyse de Freud et de cette école florissante de la psychanalyse », explique l’écrivain Adolphe Nysenholc.
Bettauer s’inscrit dans tout un contexte culturel de révolte contre des valeurs qui ne valaient plus rien puisqu’elles avaient conduit à une guerre immonde. Les Juifs avaient leur place dans cette culture, ce qui a créé des jalousies. C’est l’une des bases de cette remise en cause de la société.
Le livre Die Stadt ohne Juden – La Ville sans Juifs
Vienne voit éclore des mouvements dans les milieux culturels : Freud, Schönberg en musique, Klimt en peinture, des écrivains plus engagés comme Hugo Bettauer, un auteur assez provocateur, très libre-penseur, à la limite libertin, avec une grande liberté d’expression, précise Pierre Dubuisson.
« Hugo Bettauer publie La Ville sans Juifs, qui est réellement prémonitoire, parce qu’il a compris dès 1922 que la société autrichienne était en route vers l’exclusion de l’un de ses membres, pris comme bouc émissaire de la grave crise que le pays traverse.
Cette société désemparée est prête à accepter des slogans simplistes, c’est tout le ferment du populisme, on trouve des solutions simples à des situations compliquées : « C’est nous ou les Juifs ». Et donc la situation est quasi jouée d’avance. »
Que devient la ville sans les Juifs, expulsés de partout, et même déportés en train ? Pour Adolphe Nysenholc, il s’agit presque d’une fable-farce : on se rend compte peu à peu au fil du livre que la société ne va pas mieux et va même moins bien.
Et on pleure pour que les Juifs reviennent. Pour lui, Bettauer n’est pas visionnaire, mais plutôt un bon historien qui s’inspire des expulsions du passé, telle que Babylone.
Hugo Bettauer est assassiné en 1925, deux ou trois ans après la publication de son livre, qui a remporté un énorme succès mais a provoqué un retour de flamme, en particulier auprès du parti nazi déjà actif.
Le Juif à combattre
« Vous ne pouvez pas reconnaître un Juif ; étant donné la Diaspora, il y a eu des mélanges de population partout. La preuve qu’on ne pouvait pas le reconnaître, c’est qu’on lui a fait porter une étoile juive, pour dire : lui il l’est et l’autre pas. S’il est Juif et qu’on ne le voit pas, c’est qu’il est invisible comme les microbes. Dans Mein Kampf, c’est développé continuellement.
Et donc comme le Juif est considéré comme un microbe, la vermine, il faut le combattre. C’est lui ou nous.
Dans tout ça, il y a une cohérence terrible. Cette cohérence va jusqu’à la chambre à gaz, parce que ce n’était pas le gaz de la cuisinière d’aujourd’hui, c’était le Zyklon B utilisé en agriculture pour désinfecter, pour éliminer la vermine ».
Adolphe Nysenholc a publié, 80 ans plus tard, Bubelè : L’enfant à l’ombre, à partir de son expérience d’enfant juif caché par une famille aimante.
Moi, à travers tout ça, je reste optimiste.
Peut-être un peu comme Bettauer, c’est un optimiste malgré tout, sinon il n’aurait pas pu avoir cet humour.
Il y a eu tellement de guerres… comment se fait-il que si l’homme était si mauvais, on a pu survivre ? C’est qu’il y a toujours des gens qui ont sauvé la situation quelque part.
Le film Die Stadt ohne Juden – La Ville sans Juifs
Le film réalisé par Hans Karl Breslauer, à partir du livre, en 1924 à Vienne a longtemps été amputé et peu exploité. Ancien ambassadeur, chef d’orchestre, Pierre Dubuisson a découvert ce film en Ukraine.
La version proposée aujourd’hui est une version très complète rénovée par la cinémathèque autrichienne, qu’il a mise en musique, avec une partition pour 16 musiciens, à la manière de ce qui se faisait à l’époque.
Ce que je trouve remarquable, c’est que le réalisateur n’est pas Juif, ce qui prouve qu’il y avait une vie commune.
Vous avez ici un sauvetage. Il va au secours de cette communauté pour dire à tout le monde : « Écoutez, ça ne va pas, vous ne voulez plus des Juifs ? Regardez ce que ça va donner ! »
Il y a une fraternité entre les deux, c’est exactement la situation qui fait que l’humanité peut perdurer. (Adolphe Nysenholc)
Un film quasi centenaire mais hélas encore de grande actualité à voir absolument :
Lundi 27 janvier à 13.30, au Cinéma Palace à Bruxelles, pour les écoles et tout public
Mardi 18 février à 14.00 et à 20.00, au Quai 10 à Charleroi
Jeudi 20 février à 14.00 et à 20.00, à la Cité Miroir de Liège
Source RTBF