Ma semaine a débuté dimanche matin avec des alertes Facebook et Twitter m’indiquant que Charles Enderlin m’était tombé dessus. Après avoir lu une interview que j’ai accordée au Figaro, Enderlin m’a accusé de « propagande scandaleuse » pour avoir dit que « la société israélienne, comme toute société, a des extrémistes de droite comme de gauche. » Selon Enderlin, cette équivalence est scandaleuse, car seuls les extrémistes de droite commettent des attentats (il a énuméré comme exemples le poignardage contre les participants de la gay pride a Jérusalem, l’incendie criminel de la maison de la famille Dawabsha, l’assassinat d’Yitzhak Rabin, et le massacre des fidèles musulmans à Hébron par Baruch Goldstein).
Bien que la liste des victimes de terrorisme de gauche soit longue (on pense à Action Directe, à Baader-Meinhof ou au Front Populaire pour la Libération de la Palestine), il est vrai qu’aucun assassinat politique n’a été commis en Israël par des extrémistes de gauche juifs. Beaucoup, cependant, ont collaboré avec des organisations terroristes ou des pays qui ciblent des civils juifs. Parmi eux figurent Udi Adiv, un communiste israélien qui a été condamné pour avoir fourni des informations militaires à la Syrie; Tali Fahima, une Israélienne convertie à l’Islam qui a été emprisonnée pour avoir collaboré avec le chef des Brigades des Martyrs d’al-Aqsa; et Azmi Bishara, marxiste et ancien député la Knesset qui a fui Israël après avoir été accusé de fournir des informations militaires au Hezbollah pendant la guerre de 2006 au Liban.
Mais est-il intellectuellement honnête de classer Baruch Goldstein, Yigal Amir (l’assassin d’Yitzhak Rabin) et Yishai Shlissel (qui a assassiné une participante du défilé de la gay pride à Jérusalem) comme des gens de droite? Shlissel, un Juif ultra-orthodoxe qui a déclaré au tribunal ne pas reconnaître l’État qui l’a arrêté, n’est pas exactement un nationaliste. Quant à Baruch Goldstein et à Yigal Amir, leur croyance dans le caractère sacré et indivisible de la terre d’Israël est ce qui leur vaut l’étiquette de « droite » dans le jargon politique israélien. Quand je suis arrivé en Israël en tant qu’étudiant, on m’expliqua que le clivage droite-gauche ici est purement territorial. Je ne le comprenais pas à l’époque, et je ne le comprends toujours pas aujourd’hui.
Le clivage idéologique entre la droite et la gauche dans les sociétés ouvertes a commencé avant juin 1967 et n’a rien à voir avec les maux de ventre territoriaux de l’État d’Israël. Ce clivage découle de deux hypothèses contradictoires et invérifiables sur la nature humaine et sur la capacité de l’homme à façonner la réalité. L ‘ »état de nature » est le paradis pour Rousseau et l’enfer pour Hobbes parce que le premier pense que « l’homme est né libre et partout il est dans les fers”, tandis que le second affirme que l’homme est « solitaire, pauvre, mauvais, brutal et pingre.” Rousseau croyait non seulement en la bonté de l’homme, mais aussi en sa capacité à imposer sa volonté à la réalité. Il fut vivement critiqué après la Révolution française par Edmund Burke, qui a affirma qu’aucun ordre social ne saurait être conçu ex nihilo.
La double controverse au sujet de la nature humaine et de la malléabilité de la réalité est à la source du clivage droite-gauche en économie, en politique étrangère et sur les questions sociales. La “paix perpétuelle” de Kant repose sur la bonté de l’homme et sur sa capacité à concevoir un ordre international pacifique. L’aphorisme de Clausewitz selon lequel “la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens”, en revanche, est la devise du réalisme politique. Être réaliste, ou de droite, est donc sans rapport avec la terre d’Israël. Un réaliste serait sceptique sur les intentions des voisins d’Israël, mais il évaluerait également la politique territoriale israélienne sur la base de l’intérêt et non de l’idéologie.
Ce que Baruch Goldstein, Yigal Amir et Yishai Shlissel ont en commun est le fondamentalisme religieux. Alors que le fondamentalisme de Shlissel nie la légitimité même de l’État d’Israël, celui de Goldstein et d’Amir met une condition à cette légitimité: l’Etat d’Israël n’est légitime que tant qu’il agit comme l’âne du messie (l’aphorisme utilisé par le Rabbin Avraham Yitzhak Kook, le premier grand rabbin ashkénaze de la Palestine britannique mandataire, dans sa tentative de concilier le judaïsme orthodoxe avec le sionisme). Or, comme le professeur Yeshayahu Leibowitz le soulignait lors ses conversations avec le Rabbin Kook, l’allégorie de « l’âne du messie » attribue inévitablement au sionisme une dimension divine. Leibowitz, lui-même un sioniste et un Juif strictement pratiquant, mettait en garde contre un tel lien et a affirmait que le sionisme devait être vidé de toute signification religieuse pour préserver les Juifs de la tentation fondamentaliste.
Blâmer les Israéliens de droite pour les crimes de fondamentalistes religieux est manipulateur et malhonnête. Mais cela n’absout pas les sionistes religieux de la nécessité de comprendre que traiter l’État d’Israël comme « l’âne du messie » peut avoir des conséquences délétères.
Emmanuel Navon dirige le département de Science politique et de Communication au Collège universitaire orthodoxe de Jérusalem et enseigne les relations internationales à l’Université de Tel Aviv et au Centre interdisciplinaire d’Herzliya. Il est membre du Forum Kohelet de politique publique.