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BEYROUTH – Quelque chose d’important s’est produit dans les derniers jours d’avril, mais il semble que le seul à le remarquer ait été Stephen Cohen, professeur émérite d’études russes à l’université de New York et à l’université de Princeton.
Dans une interview préenregistrée, il remarque qu’une partie des dirigeants russes montrent des signes d’agitation, liée à la politique de Vladimir Poutine. Je ne parle pas là de manifestations ni d’un coup d’État: la popularité du président est toujours supérieure à 80%, et il ne risque pas d’être chassé du pouvoir dans l’immédiat. Je parle de pressions sérieuses, visant à pousser Poutine à cesser le numéro d’équilibriste auquel il s’est livré jusqu’à présent.
Il doit concilier d’un côté les élites favorables à l’Occident et au « consensus de Washington » et, de l’autre, ceux qui craignent que la Russie soit confrontée à une véritable menace de l’OTAN, qui se double d’une guerre géoéconomique. Des pressions le poussent à se placer du côté des seconds, en arrachant aux premiers les leviers du pouvoir économique, qu’ils détiennent encore fermement.
Poutine rencontre les grands responsables militaires russes au Kremlin, le 21 avril. (Mikhail Klimentyev/Sputnik, Kremlin Pool Photo via AP)
En résumé, la question qui devient critique au Kremlin est celle de la préparation de la Russie face aux efforts occidentaux visant à s’assurer qu’elle ne peut pas entraver ni rivaliser avec l’hégémonie américaine. La Russie pourrait-elle supporter une attaque géoéconomique, si celle-ci devait avoir lieu? La menace est-elle bien réelle, ou résulte-t-elle d’une simple posture occidentale servant d’autres objectifs?
Le plus important dans tout cela, c’est que si ces événements sont mal interprétés par les Occidentaux -qui considèrent déjà toute action défensive de la Russie comme une agression-, toutes les conditions seront réunies pour une escalade. Nous avons déjà eu une première guerre pour faire reculer l’OTAN en Géorgie. Une deuxième guerre de réaction est actuellement engagée en Ukraine. Quelles pourraient être les conséquences d’un troisième conflit?
Pousser Poutine à sortir les armes, et à frapper fort.
À la mi-avril, le général Alexander Bastrykine, chef du Comité d’enquête russe (une sorte de super ministre de la Justice, comme le décrit M. Cohen), a écrit que la Russie — en dépit de son rôle en Syrie — n’était militairement pas prête à faire face à une nouvelle guerre, ni à l’étranger ni sur son territoire, et que son économie était en piteux état. De plus, le pays est tout aussi démuni face à une guerre géoéconomique potentielle. M. Bastrykine déclarait que les Occidentaux se préparent à une guerre contre la Russie, et que les dirigeants russes ne semblent pas avoir conscience du danger qui menace le pays ni faire preuve de la moindre vigilance.
M. Bastrykine ne dit pas que la responsabilité en revient à Poutine, bien qu’il soit clair, dans le contexte, que c’est ce qu’il laisse entendre. Quelques jours plus tard, comme l’explique M. Cohen, cet article a donné lieu à davantage de commentaires des partisans du général qui dénoncent clairement Poutine. Un général russe à la retraite est entré dans l’arène pour confirmer que les Occidentaux se préparaient bel et bien à la guerre — il a notamment pris pour exemple les déploiements de l’OTAN dans les pays baltes, en mer Noire et en Pologne — et a souligné une fois de plus le manque de préparation de l’armée russe face à cette menace. « C’est une sérieuse accusation envers Poutine. D’autant plus sérieuse qu’elle est publique », analyse M. Cohen.
Des assiettes souvenirs représentant le président syrien Bachar al-Assad et Poutine, le 8 février, à Damas. (REUTERS/Omar Sanadiki)
Quel est le sens de tout cela? Depuis quelque temps, nous disposons d’indices indiquant qu’une faction clé au sein du Kremlin, qu’on pourrait plus ou moins qualifier de « nationaliste », ressent un profond désenchantement vis-à-vis de la tolérance de Poutine face au consensus de Washington et à ses partisans, à la Banque centrale russe et dans d’autres postes essentiels de la sphère économique. Les nationalistes veulent écarter les partisans de la politique actuelle, et contraindre le gouvernement du premier ministre Dmitri Medvedev, considéré comme trop conciliant avec les Occidentaux, à la démission. Poutine est peut-être extrêmement populaire, mais pas son gouvernement dont la politique économique suscite de nombreuses critiques. L’opposition réclame une mobilisation immédiate de l’armée et de l’économie en vue d’une guerre conventionnelle ou hybride. Il ne s’agit pas là d’évincer Poutine, mais de le pousser à sortir les armes, et à frapper fort.
Ce que cette faction désire, en plus d’une préparation de la Russie à la guerre? Une ligne plus dure en Ukraine, et un rejet des pièges tendus en Syrie par le Secrétaire d’État américain, John Kerry qui s’efforce toujours de pousser Assad vers la sortie, continue à appeler les États-Unis à soutenir davantage l’opposition syrienne, quitte à ne pas faire de distinction entre « modérés » et djihadistes. Les nationalistes russes considèrent que l’Amérique ne cherche pas vraiment un accord avec la Russie, car elle est en réalité désireuse de piéger Poutine en Syrie. Ce qui pourrait bien être correct, comme l’ont exposé Gareth Porter et Elijah Magnier.
L’administration Obama agit dans le but d’affaiblir Poutine et Lavrov, ce qui a pour conséquence de renforcer la position en Russie de ceux qui appellent à une mobilisation totale en vue de la guerre.
Pour revenir plus à l’essentiel, cela signifie qu’on demande à Poutine de prendre le parti des nationalistes au détriment des internationalistes, alignés sur le consensus de Washington, et de chasser ces derniers du pouvoir. Cependant, il faut bien se rappeler que Poutine est justement arrivé au pouvoir pour atténuer la polarisation de la société russe. Il s’est placé au-dessus de la mêlée afin de rebâtir une société plus riche en l’aidant à se remettre de divisions et de crises profondes. On lui demande de renoncer à la vision qu’il défend, car, lui dit-on, la Russie est menacée par un bloc occidental qui se prépare à la guerre.
La perspective d’un conflit apparemment inévitable n’est guère nouvelle: Poutine s’est souvent exprimé sur ce thème. Néanmoins, il a choisi d’y répondre en se tentant de gagner du temps pour renforcer la Russie et contraindre les Occidentaux à une forme de coopération ou d’association, par exemple pour parvenir à un accord politique en Syrie, ce qui aurait pu orienter la dynamique belliqueuse vers une issue plus positive. En parallèle, il a habilement dissuadé les Européens de soutenir l’escalade de l’OTAN.
John Kerry et Sergueï Lavrov à Moscou, le 24 mars. (AP Photo/Andrew Harnik, Pool)
Mais, sur ces deux objectifs, le jeu de l’administration Obama affaiblit Poutine et son ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, renforçant du même coup ceux qui, en Russie, appellent à la mobilisation générale. Ce n’est pas un hasard si la tribune alarmiste du général Bastrykine paraît alors que le cessez-le-feu en Syrie est délibérément violé. La Maison-Blanche le comprend-elle ainsi? Si oui, devons-nous en conclure qu’elle souhaite l’escalade contre la Russie? Comme le souligne M. Cohen, « le Washington Post nous répète (dans ses pages Débats) que jamais, au grand jamais, sous aucun prétexte, le criminel Poutine ne sera un partenaire stratégique des États-Unis ».
Les dés sont-ils jetés? Poutine est-il condamné à échouer et le conflit, inévitable? Apparemment. La scène est assurément dressée. J’ai déjà fait état du « retour en grâce, dans les services militaires et de renseignement de l’administration Obama, de ce qu’on appelle couramment la ‘doctrine Wolfowitz’, un ensemble de politiques élaborées durant les années 1990 et au début des années 2000. L’auteur du livre blanc sur la Défense de 1992 [U.S. Defense Planning Guidance] écrivait que l’objectif de ce document était:
… de prévenir l’émergence de la bipolarité, c’est-à-dire une nouvelle rivalité mondiale similaire à la Guerre froide, ou de la multipolarité, celle d’un monde comptant plusieurs puissances, tel qu’il existait avant les deux Guerres mondiales. Pour ce faire, la clé était d’empêcher une puissance ennemie de dominer « une région clé », dotée de ressources, de capacités industrielles et d’une population qui, contrôlées par une puissance ennemie, poserait un défi mondial.
Dans une interview à Vox, le secrétaire à la Défense, Ashton Carter, disait clairement que le Pentagone était engagé dans cette voie. Une fois encore, il s’avère qu’en dépit de la priorité militaire américaine donnée, à grand renfort de publicité, à l’Asie, celle de l’OTAN est en réalité l’Europe centrale, aux frontières de la Russie. De fait, l’OTAN pousse aux frontières russes aussi frontalement qu’elle ose se le permettre.
Enfin, il y a le discours de « l’agression russe », des ambitions de la Russie de revenir aux frontières de l’ex-empire soviétique, de ses tentatives de diviser et de détruire l’Europe, etc.
Le conflit est-il inévitable?
Pourquoi? L’OTAN estime peut-être que ces exercices frontaliers ne déboucheront jamais sur une guerre et que la Russie reculera. Et que titiller l’ours en permanence sert les intérêts de l’Amérique, en confortant ses sanctions, la cohésion de l’Europe et de l’OTAN, et la séparation d’avec la Russie. L’OTAN doit se réunir à Varsovie début juillet. Dès lors, le discours occidental sur « l’agression » de la Russie permet peut-être aux États-Unis de prévenir toute fronde européenne contre les sanctions, en agitant une pseudo menace russe. Peut-être les Russes interprètent-ils de travers les véritables intentions américaines, qui ne vont pas plus loin que ça. Mais est-ce vraiment le cas?
L’aigreur et la fureur avec lesquelles l’establishment américain a accueilli la probable nomination de Donald Trump comme candidat républicain à la présidence témoignent qu’il est loin d’avoir abandonné la doctrine Wolfowitz. La stratégie de Poutine d’associer les États-Unis aux efforts de paix au Proche-Orient est-elle donc l’échec que sous-entend la faction du général Bastrykine? En d’autres termes, est-on dans l’hypothèse où cette politique de coopération ayant échoué Poutine doit passer outre, parce que les Américains, loin de vouloir coopérer, entendent poursuivre leur tactique d’isolation de la Russie?
Des officiers russes entraînent des soldats de l’armée syrienne à Palmyre, le 5 mai. (VASILY MAXIMOV/AFP/Getty Images)
Comme le rapportait le Texas Tribune le 4 mai, « pour la première fois depuis sa présidence, George H. W. Bush envisage de garder le silence durant la campagne électorale, et George W. Bush compte en faire de même ».
Pour vous faire une idée des dissensions au sein du Parti républicain (les démocrates ne sont pas moins divisés), lisez cette réaction de Pat Buchanan, par deux fois candidat du parti aux présidentielles. En voici un court extrait:
Le triomphe de M. Trump est une renonciation totale au républicanisme de Bush père et fils par le même parti qui les a nominés à quatre reprises pour la présidentielle. Non seulement Jeb, leur fils et frère, a été humilié et éjecté rapidement de la course à la Maison-Blanche en 2016, mais Trump a remporté la victoire en piétinant les principaux fruits des principales doctrines des Bush. (…) C’est une attaque sauvage contre l’héritage Bush. Et l’électorat républicain, dont la participation aux primaires a battu tous les records, approuve de tout cœur.
Dans un autre article, Pat Buchanan poursuit sur le même ton: « Cet orgueil est stupéfiant. L’establishment républicain, humilié comme Carthage durant la troisième guerre punique, présente ses exigences à Scipion l’Africain et aux Romains victorieux. C’est difficile à comprendre », écrit-il en référence aux tentatives de Paul Ryan de rallier Donald Trump à la doctrine des Bush.
Mais cette crise offre une opportunité. L’Amérique pourrait connaître une nouvelle récession, les bénéfices des entreprises sont en baisse, l’endettement est endémique, le commerce mondial s’effondre, les outils dont le pays dispose pour contrôler le système financier mondial ont perdu toute crédibilité, et il n’y a pas de solution toute faite pour résoudre le problème des dettes pourries.
Il suffirait à Donald Trump de déclarer que la sécurité nationale des Américains, et celle des Européens, passe directement par la Russie, ce qui est la vérité.
Mais un président Trump -si cela devait arriver- pourra accuser l’establishment des éventuels désastres économiques. Les États-Unis sont à présent paralysés, comme l’a montré la mêlée des primaires. Il faudra du temps pour défaire certains nœuds, mais d’autres peuvent l’être relativement facilement, et il semble que Donald Trump le sache. Cela pourrait commencer par une initiative diplomatique spectaculaire. Historiquement, c’est ainsi que les projets les plus radicaux ont démarré: renverser une idée reçue et sortir de l’impasse politique, permettant au réformateur d’écraser la résistance au changement la plus forcenée (dans le cas présent, celle de Wall Street et de l’oligarchie financière).
A Vilnius (Lituanie), une fresque représente Trump et Poutine. Photo prise le 13 mai. (PETRAS MALUKAS/AFP/Getty Images)
Il suffirait à M. Trump de déclarer que la sécurité nationale des Américains – et celle des Européens – passe directement par la Russie (ce qui est évident), que la Russie ne menace pas l’Amérique (ce qui est tout aussi évident), et que l’OTAN est de toute évidence « obsolète », comme il l’a déjà proclamé. Il serait parfaitement cohérent de s’allier à la Russie et ses partenaires pour encercler et détruire Daech.
Une analyse des déclarations de M. Trump suggère qu’il n’est pas loin de s’engager dans cette voie. Cela trancherait un bon nombre de nœuds gordiens, et pourrait même sortir les États-Unis l’impasse politique. Peut-être est-ce son intention?