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« Les morts vivent longtemps », proclamait Ziuta Hartman, du haut de ses 88 ans, dans un nouveau documentaire racontant un chapitre relativement peu connu de l’histoire de l’insurrection du ghetto de Varsovie.
Ce moment héroïque mais bref de l’histoire juive relève d’une importance monumentale, et la date de son début a été choisie par Israël pour les célébrations annuelles de la Journée du souvenir de la Shoah (Yom Hashoah), avec l’idée de mettre l’accent sur la mémoire de cet héritage.
Mais la question de savoir de qui doit-on se souvenir demeure. Hartman a émis sa remarque cynique sur les morts-vivants après avoir découvert, peu de temps avant sa mort, que tout au long de sa vie, elle avait été enregistrée sur la liste des personnes décédées dans les archives du premier musée de la Shoah au kibboutz Lohamei Hagetaot (« Les combattants du ghetto »), établie par les survivants de l’insurrection.
La raison? Hartman, qui était pourtant très vivante, faisait partie du mauvais mouvement politique des combattants juifs du ghetto.
A l’époque, les jeunes juifs polonais étaient profondément divisés entre deux groupes idéologiques: les mouvements de jeunesse affiliés à la gauche et les partisans de droite, considérés par les premiers comme des fascistes. Même la foi commune dans le ghetto et le danger imminent d’être exterminé n’ont pas été assez forts pour rassembler ces deux groupes. Même 70 ans plus tard.
Le récit tel qu’il est repris aujourd’hui est partiel. Il glorifie la bravoure de l’Organisation juive de combat, dirigée par le légendaire Mordechai Anielewicz et ses amis, mais omet complètement le rôle de l’autre organisation, l’Union militaire juive. Leur rôle dans le soulèvement a été minimisé au profit du groupe des combattants juifs socialistes.
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On sait que ce sont les survivants et les vainqueurs qui écrivent de l’histoire. Davantage de combattants juifs de gauche ont survécu et sont devenus des héros pour le nouvel Etat d’Israël, qui a été créé par des dirigeants ayant, eux aussi, une orientation socialiste.
On les a chargés d’établir ce récit et de garder les portes du panthéon de la mémoire collective. Les autres ont vu leur entrée refusée. Même après la publication d’un livre du professeur Moshe Arens, ancien ministre de la Défense, issu du Likoud, illustrant le rôle de l’autre mouvement, plus militant.
Pour écrire son livre, Arens s’est appuyé sur une source plutôt fiable : le journal de Jorgen Stroop, le commandant SS délégué par Himmler pour réprimer le soulèvement du ghetto. Il savait. Les historiens polonais aussi. Mais Israël, les politiques sont passés outre cette reconnaissance.
Les réalisateurs du film, Simon Schechter et Yuval Haimovitch -Zusser, ont mis sept ans pour terminer leur documentaire car aucune fondation n’était disposée à le soutenir.
« Les dirigeants de l’Organisation juive de combat étaient prêts à coopérer dans le ghetto avec les communistes, les antisémites et les antisionistes, mais pas avec le Beitar [le mouvement de jeunesse révisionniste] qu’ils considéraient comme des fascistes », a expliqué Arens à i24NEWS, la veille de Yom Hashoah.
Celui-ci semblait encore plus amer et en colère en parlant de cette distorsion de ce chapitre dans l’histoire de l’Holocauste, pénible pour beaucoup, avant de citer George Orwell: « Celui qui contrôle le passé, contrôle l’avenir ». Il ne s’agit pas seulement du récit. Lorsque la Shoah devient un outil politique, le contrôle du passé devient plus important que jamais.
L’hypothèse sous-jacente selon laquelle la Shoah est le facteur unificateur d’une société israélienne déchirée n’est plus vraie. Ça n’a d’ailleurs peut-être jamais été le cas, mais personne n’a osé en parler. La sainteté de la Shoah a écarté la controverse, étouffée sous le couvert du récit commun.
En cette époque de post-vérité, alors que ces récits se désintègrent, une version mise à jour de l’Holocauste est en cours d’écriture en Israël. Certains mythes sont déconstruits, et de nombreuses options sont sur la table.
On a dit que les victimes de l’Holocauste étaient les Juifs européens, d’origine ashkénaze. Pourtant les Juifs séfarades, originaires principalement des pays d’Afrique du Nord, ont eux aussi ont été victimes des nazis, mais personne ne les a écouté. Pendant des années, les Séfarades ont senti que les Ashkénazes s’étaient approprié l’Holocauste, avec tous ses symboles et ses avantages financiers mineurs.
Certaines voix séfarades éminentes ont réagi au déni de leur persécution avec amertume, la qualifiant de « Shoah oubliée », et en disant: « leur holocauste » en référence aux persécutions des Juifs Ashkénazes.
Le livre « De Benghazi à Bergen-Belsen » de l’Israélien Yossi Sucary, sorti récemment raconte le sort douloureux et l’extermination des juifs libyens. Pourtant, quand ces-derniers ont voulu réclamer leur part dans cette tragédie il y a plusieurs décennies, l’établissement ashkénaze les ont rembarrés.
Yad Vashem
Il a fallu 70 ans pour que cette distorsion historique soit reconnue et corrigée par le gouvernement israélien. Les victimes non reconnues ont maintenant droit à des aides modestes (que tous les survivants ne touchent pas encore), et l’histoire de l’Holocauste nord-africain et irakien est enseignée dans toutes les écoles.
Dans un pays où tous les secteurs rivalisent les uns avec les autres sur le thème de la victimisation, la reconnaissance représente plus que le rendu d’une justice. Il crée un nouvel espace pour les immigrants dans l’éthos israélien.
D’autres, cependant, choisissent de rester loin de la recherche de reconnaissance. Dans une interview accordée à une station de radio religieuse, Aryeh Deri, le chef du parti orthodoxe séfarade Shas, a récemment déclaré que la date choisie par l’État pour marquer la journée du souvenir de la Shoah n’imposait aucune obligation aux orthodoxes. Il ne voulait pas dire que les orthodoxes n’étaient pas concernés par la Shoah. Il a plutôt exprimé le choix de rester en dehors du cercle commun de la douleur.
C’est là, la version 2017 de Yom Hashoah. Dans le même temps, 12.000 survivants meurent chaque année, la plupart, seuls, dans la pauvreté. Le souvenir de le Shoah est surexploité par les politiciens qui cherchent à en tirer profit et qui la présente bien souvent comme la raison d’être de l’existence de l’Etat.
« Je veux aimer ce pays pour son soleil, ses fruits et la langue hébraïque », explique l’historien de la Shoah, le professeur Hanna Yablonka. « Je n’ai pas besoin de l’aimer comme une alternative à l’Holocauste ».
La troisième et la quatrième génération hériteront de la tâche de redéfinir la commémoration de l’Holocauste. Une chose est sûre – ce sera différent.
Lily Galili est analyste de la société israélienne. Elle a co-signé un livre, « Le million qui a changé le Moyen-Orient » sur l’immigration d’ex-URSS vers Israël, son domaine de spécialisation.