Le prix que veut faire payer Poutine à l’Europe, c’est le sacrifice de l’Ukraine.
De nombreuses personnes en Europe sont effrayées et désorientées : est-il possible que Poutine, faisant entrer ses troupes en Crimée et initiant le référendum sur le rattachement de la presqu’île, soit réellement prêt à détuire d’un geste tous les systèmes de la sécurité mondiale et paneuropéenne?
On joue trop gros. L’occupation russe de la Crimée suivie du vote sur le rattachement déprécie le Mémorandum de Budapest signé en 1994 par trois membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU, à savoir les Etats-Unis, l’Angleterre et cette même Russie (!), qui octroyait les garanties de l’intégrité territoriale à l’Ukraine dénucléarisée. En même temps, les accords d’Helsinki de 1975 sont menacés. En outre, la violation du Mémorandum de Budapest nuit gravement aux efforts de la communauté mondiale visant à respecter le Traité de 1968 sur la non-prolifération des armes nucléaires.
Poutine se prépare-t-il sérieusement à commencer la troisième guerre mondiale ? Non, les vrais objectifs de Poutine sont tout à fait autres. Le prix qu’il veut faire payer à l’Europe, c’est le sacrifice de l’Ukraine.
La Russie n’a nullement l’intention de se limiter à la Crimée. Selon les témoignages de centaines de sources indépendantes, ces dernières semaines elle essaie de provoquer activement des désordres dans différentes régions de l’Ukraine, en créant artificiellement l’illusion qu’il y existe une sérieuse confrontation civile. Cette prétendue incapacité du gouvernement ukrainien de mettre fin aux « désordres » est censée démontrer la légitimité et le bien-fondé des « inquiétudes » russes et, au moins partiellement, la légitimité de l’intrusion russe dans les affaires de l’Ukraine.
Les gouvernements de tous les pays européens se trouvent aujourd’hui devant une question désagréable : cela en vaut-il la peine de se disputer avec l’un des Etats les plus puissants du monde ? En effet, l’Europe et les Etats-Unis ont leurs intérêts et leurs problèmes. Dont certains impossibles à résoudre sans une coopération constructive avec la Russie (il suffit de se rappeler le conflit syrien).
Y a-t-il quelque chose au nom de quoi les leaders occidentaux feraient des sacrifices ?
Sans vouloir être une Cassandre, j’ai une mauvaise nouvelle : dans la situation d’aujourd’hui, il sera impossible d’éviter des victimes quel que soit le développement futur des évènements. Et quoi qu’il arrive, ces pertes ne seront pas limitées aux citoyens de l’Ukraine et au territoire de l’Ukraine.
La question est de savoir ce qu’on sacrifie et au nom de quoi.
Ces trois derniers mois, les Ukrainiens ont sacrifié beaucoup de choses – y compris une centaine de vies – pour avoir le droit de partager avec l’Europe ses valeurs essentielles : la démocratie, la liberté, la justice, les droits de l’homme. C’est à ce prix qu’ils ont contrecarré la tentative de l’ex-président Yanoukovich et de son entourage de diriger l’Ukraine « à la russe ».
Aujourd’hui, Poutine propose à l’Europe d’oublier ces sacrifices. Il n’y a aucune agression russe, affirme la propagande russe : il y a juste un conflit civil interne en Ukraine que la Russie voudrait éteindre ensemble avec l’Europe. Mais… à condition que l’Europe reconnaisse la principale thèse de Poutine : l’intrusion russe dans les affaires de l’Ukraine est souhaitable, noble et légitime. « Joignez-vous à nous, Messieurs ! Joignez-vous ! », semble crier Poutine.
En effet, les leaders européens pourraient céder à la tentation d’accepter et de reconnaître cette logique. Oui, bien sûr, diront-ils, Poutine a exagéré. Mais il a en Crimée – et peut-être dans tout le sud-est ukrainien – ses intérêts légitimes. Tout compte fait, les Ukrainiens ne sont pas des anges non plus. Cela vaut-il la peine de nous disputer durement avec Poutine en risquant certains actifs politiques et financiers ? Ne ferons-nous pas tort à nos peuples en préférant une confrontation ouverte au slogan gagnant de « négociations pacifiques » ?
Pourtant, n’étaient-ce pas exactement les mêmes réflexions sages qui avaient dirigé Chamberlain et Daladier lors des évènements dramatiques de 1938 ?
L’annexion de la Crimée ukrainienne, comme jadis celle des Sudètes par l’Allemagne nazie, marque le début de la fin de l’Europe unie.
Je n’exagère pas et n’essaie pas de semer l’hystérie. L’Europe que les Ukrainiens estiment et qu’ils souhaitent rejoindre, c’est l’Europe de la fraternité, l’Europe des valeurs, l’Europe de l’entraide et du soutien mutuels. L’Europe qui ne laisse pas tomber les siens.
Oui, les dirigeants ukrainiens précédents n’ont pas pu ou n’ont pas voulu prendre le risque de rallier l’Ukraine à l’OTAN. Si cela avait été fait à l’époque, l’armée russe n’occuperait pas la Crimée aujourd’hui et la question de son rattachement à la Russie ne se poserait pas.
Mais il existe aussi le langage de « la diplomatie populaire ». Et dans ce langage, tout est dit de façon extrêmement claire : les Ukrainiens sont le premier peuple dans l’histoire de l’Union Européenne qui a payé son choix européen de son sang. Et parmi les tués et les blessés lors des évènements tragiques des derniers mois, il y a des gens originaires de toute l’Ukraine. De l’Est et de l’Ouest, du Nord et du Sud.
Sont-ils Européens pour les citoyens de l’Europe ? Sont-ils Européens pour les politiciens européens ?
Si ces derniers cèdent à Poutine aujourd’hui, ce sont les fondements spirituels mêmes sur lesquels se repose l’Europe unie qui seront ébranlés. Ce sera une défaite morale pour l’Europe et une victoire morale pour Poutine.
C’est devant cette réelle menace que Poutine nous a tous mis aujourd’hui. Nous – les Européens, les militants pour une Europe unie et fleurissante.
Je m’adresse à la société civile européenne : ne laissez pas vos hommes politiques oublier les valeurs morales sans lesquelles la prospérité européenne ne serait pas et nesera pas possible.
J’appelle la société française à se remémorer les paroles de Jules Michelet : « Par devant l’Europe, la France… n’aura jamais qu’un seul nom, inexpiable, qui est son vrai nom éternel : La Révolution ».
Aujourd’hui, dans la douleur d’une véritable révolution, en Ukraine nait une nation politique européenne.
Ne laissez pas Poutine la tuer dans l’œuf.