Le livre de l’historien Andrej Umanski rassemble des extraits inédits de lettres, journaux intimes et dépositions. Glaçant.
Qui savait ? Entre 1941 et 1944, 2,2 millions de juifs, hommes, femmes et enfants, vieillards, malades et nourrissons, ont été broyés par la machine de mort nazie à l’Est de l’Europe. Ils vivaient sur ces terres qui s’étendent de la Galice orientale aux forêts moscovites, des rives de la Baltique à celles de la mer Noire. 80% d’entre eux sont tombés sous les balles des commandos allemands, les autres ont péri asphyxiés dans les camions à gaz ou dans les camps d’extermination. Qui savait leur martyr ? Qui savait les rafles et les fusillades ? Depuis de longues années, ces questions taraudent Andrej Umansky, 35 ans, historien et juriste. « Voilà pourquoi j’ai décidé d’enquêter sur les témoins de cette ‘Shoah par balles‘ », précise dans un français impeccable cet Allemand qui a vu le jour dans une famille juive de Kiev (Ukraine).
Chercheur associé à l’Institut de droit pénal et de droit de la procédure pénale à l’université de Cologne, il s’est plongé dans les dossiers de la justice et dans les archives de l’époque – notamment celles du Service central d’enquêtes sur les crimes nationaux-socialistes de Ludwigsburg, créé en 1958. Andrej Umansky s’est forgé une conviction : la Shoah à l’Est s’est déroulée au grand jour, en public, sous les yeux de nombreux Allemands qui travaillaient et vivaient sur place. « Les bourreaux ne se souciaient pas de garder les meurtres secrets, souligne-t-il. Ils s’assuraient avant tout du bon déroulement d’une ‘Aktion’, sans incident, en respectant les règles d’ordre et de sécurité. Les spectateurs ne les dérangeaient pas, tant que le bon ordre était assuré. »
Au premier rang de ces témoins se trouvaient bien sûr les membres des Einsatzgruppen, les commandos chargés de liquider juifs et communistes, qui rapportaient volontiers leurs faits d’armes à leurs épouses ou à leurs parents. Il y avait aussi les « petites mains » du Reich, comptables, chauffeurs ou policiers, ainsi que les simples spectateurs, journalistes, médecins, professeurs ou traducteurs. Des enfants, parfois. « Comme le meurtre des juifs s’intègre dans la vie quotidienne locale, y assister est parfois inévitable », observe l’historien.
Nombreux sont ceux qui ont raconté à leurs proches ou couché par écrit ce qu’ils ont vu. « Le crime était légal, pointe Umansky. Il n’y avait donc aucune gêne à le regarder et à en parler. Certains prenaient même des photos. » Le chercheur a réuni les lettres et les journaux intimes des acteurs et des spectateurs, ainsi que leurs dépositions et interrogatoires d’après-guerre et quelques clichés, dans un livre saisissant, La Shoah à l’est : regards d’Allemands (Fayard Histoire). Les documents exhumés, dont l’immense majorité n’avaient jamais été publiés, glacent le sang. Si quelques hommes et femmes laissent poindre leur dégoût, la plupart décrivent l’horreur froidement, sans pathos. Quand ils ne se réjouissent pas du sort réservé aux juifs. Extraits.
Dreuz a besoin de votre soutien financier. Cliquez sur : Paypal.Dreuz, et indiquez le montant de votre contribution.
Felix Landau, fils adoptif d’un juif autrichien et membre d’un commando SS en Galice (extrait de son journal intime)
« Le 17.7.1941. Je suis soudainement tiré de mon profond sommeil à 6 heures du matin. A l’exécution. Bon d’accord, je vais jouer encore le bourreau, et ensuite le creuseur de tombes, pourquoi pas ? C’est quand même bizarre, on aime le combat et on est obligé d’abattre des hommes sans défense. 23 durent être exécutés. […] Bizarrement, aucune émotion en moi. Pas de compassion, rien. C’est juste comme ça, et ainsi tout est réglé. »
Paul Hohn, comptable dans la Wehrmacht, alors en Biélorussie (extrait de son journal intime)
« Il est 15 heures. Depuis une heure, tous les Juifs qui habitent encore ici, 962 personnes, femmes, personnes âgées et enfants, se font exécuter (1400 personnes ont déjà été exécutées il y a quelques temps). Enfin.[…] A Tcherven, un village voisin de plus grande taille, 1200 Juifs seront exterminés demain. C’est comme ça qu’on élimine la peste. De la fenêtre de mon bureau, on peut voir le ghetto sur 500 m et entendre les tirs. Dommage que je n’ai pas été sur place. »
Julius August Bauer, chauffeur du chef du Sonderkommando 4a, une des unités les plus meurtrières des Einsatzgruppen (extrait d’un interrogatoire de 1962)
« J’ai aussi parfois été affecté comme tireur à des exécutions. Je ne peux pas dire exactement combien de fois cela s’est passé, mais peu souvent en tout cas. […] La réalisation de ces affaires me dégoûtait déjà là-bas, et aujourd’hui encore, je dois reconnaître, après avoir réfléchi calmement, que ces mesures n’était pas bonnes du tout. J’ai aujourd’hui de la distance par rapport à ces choses et c’est pourquoi je n’aime pas repenser à tout cela. »
Hermann Gieschen, policier de Brême et photographe officiel de son bataillon, alors dans les pays baltes (lettres à son épouse Hanna)
« 7.7.41 – Les Juifs sont des proies faciles. Tout le monde peut en attraper un dans la rue pour ses propres besoins. Je n’aimerais pas être dans la peau d’un Juif. Aucune boutique, pour autant qu’elles aient ouvert, ne leur vend quoi que ce soit. Ils ne reçoivent pas de pain, pas de viande et pas de lait. Je ne sais pas de quoi ils vivent. […] On ne peut plus que donner aux Juifs en conseil : ne plus mettre d’enfants au monde. Ils n’ont plus d’avenir.
7.8.41 – Ici tous les Juifs se font fusiller. Il y a partout ce genre d’actions. Hier soir, 150 Juifs de ce village furent descendus, hommes, femmes et enfants. Le Juifs se font complètement éradiquer. Chère Hanna, ne réfléchis pas trop là-dessus, il faut que cela se fasse. »
Edith Demmer, institutrice dans une école allemande de Kamionka-Strumilova, en Galice (extrait d’un interrogatoire de 1967)
« J’ai moi-même été témoin de plusieurs actions contre les Juifs. Un jour, j’ai entendu dans la cour de l’école un cri épouvantable. De la cour, les enfants pouvaient assister au déroulement d’une exécution. Nous avons constaté que, sur le terrain attenant à la cour de l’école, une foule de femmes et d’enfants juifs étaient réunie. Des fosses déjà creusées, qui avaient été prévues pour la construction de bunkers, se trouvaient déjà à cet endroit. Les femmes et les enfants rassemblés étaient surveillés par des SS. Ils durent se déshabiller complètement et furent aussitôt conduits par groupes de six ou huit personnes jusqu’au bord de la fosse et exécutés par un commando. »
Harald M., fils d’un gardien de camp de travail pour juifs. Il a 10 ans quand son père est en poste à Zloczow, aujourd’hui en Ukraine (témoignage de 1963)
« Dans ce camp, je vis l’exécution de deux hommes de petite taille et d’une femme avec ses deux enfants. Je pense que les enfants devaient avoir deux ou trois ans tout au plus.[…]Mon père exécuta avec son pistolet (7,65 Walther) l’un des deux enfants. La femme portait un enfant à chaque bras. Après le tir, la mère a dû perdre connaissance et est tombée sur le sol. Mon père souleva la femme à demi-hauteur, exécuta l’autre enfant puis termina par la mère. Cette scène est ancré dans ma mémoire de façon indélébile. »
Ne ratez aucun des articles de Dreuz, inscrivez-vous gratuitement à notre Newsletter.
Friedrich Wilhelm Liebe, membre d’une unité de transmission aérienne (extrait d’un interrogatoire en 1967)
« Je suis resté environ six semaines à Belaïa Tserkov [NDLR : Ukraine] et j’ai vu de mes propres yeux environ six exécutions. J’ai entendu parler d’autres exécutions par des camarades lorsqu’ils rentraient et disaient : ‘ça tire encore’. Au cours de ces six exécutions dont j’ai été témoin, entre 800 et 900 personnes avaient dû être exécutées en tout. […] J’ai encore aujourd’hui toute la scène en souvenir. Le moment où les victimes basculaient dans la fosse était toujours singulier. Les victimes ne tombaient pas toutes de la même façon, mais vacillaient parfois, parfois elles tombaient en une séquence irrégulière dans la fosse. »
Source : Lexpress