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Qui connait le « Raspoutine de Poutine » ? Un personnage à suivre de près…

By 15 mai 2014Lève-toi !

Le Raspoutine de Poutine

Vincent Jauvert

Chantre d’un fascisme panslave, l’ultranationaliste Alexandre Douguine est un conseiller occulte du chef du Kremlin. Son but ? Annexer une partie de l’Ukraine et reconstituer l’empire russe.

Alexandre Douguine lors d'une manifestation à Moscou en 2007 VAN SEKRETAREV/AP/SipaAlexandre Douguine lors d’une manifestation à Moscou en 2007 VAN SEKRETAREV/AP/Sipa

(Article publié dans le Nouvel Observateur le 30 avril 2014)

Il hait l’Occident et ses valeurs « dégénérées ». Depuis toujours, il milite pour l’annexion de l’Ukraine par la Russie. Il veut un « empire eurasiatique » dominé par Moscou. Longtemps, Alexandre Douguine, intellectuel ultranationaliste, fut cantonné aux marges de la vie politique de son pays. Aujourd’hui, il est au centre du grand jeu russe.

Depuis le retour de Vladimir Poutine au Kremlin en 2012, cet extrémiste, ami du pamphlétaire « national-socialiste » français Alain Soral, est constamment invité dans les médias d’Etat russes. Sa barbe de vieux-croyant et ses concepts fumeux font fureur. Il est très en cour jusqu’au sommet du pouvoir. Ce chantre de Mussolini et de l’orthodoxie – que son ancien acolyte Edouard Limonov surnomme « le Cyrille et Méthode du fascisme » – est devenu un propagandiste majeur du régime. Selon la revue américaine « Foreign Affairs », il serait même le « cerveau » du président russe.

Le Raspoutine de Poutine ? « On ignore si les deux hommes se voient souvent, dit Marat Guelman, un ancien conseiller en relations publiques du Kremlin qui les connaît depuis quinze ans. Mais, à l’évidence, l’influence de Douguine est considérable, surtout depuis quelques mois. Dans ses derniers discours, le président adopte ses thématiques et même sa phraséologie. C’est effrayant. »

« Mes idées ont triomphé, toutes »

Douguine, qui est officiellement titulaire d’une chaire de sociologie à l’université Lomonossov à Moscou, explique qu’effectivement il voit les « gens du pouvoir au moins une fois par semaine », qu’il a beaucoup travaillé avec l’ancien conseiller politique de Poutine, Vladislav Sourkov, aujourd’hui en disgrâce. Il assure aussi qu’il a refusé plusieurs postes importants au Kremlin parce qu’il déteste la « bureaucratie ».

Mais, quand on l’interroge sur ses rencontres avec le « tsar » lui-même, il esquive. Dans un excellent français, qu’il a appris seul en lisant « les Poètes maudits » de Verlaine, il dit : « Peu importe le comment : l’important, c’est que toutes mes idées ont triomphé, toutes. » De fait, c’est bien son idéologie « rouge-brune » radicale qui inspire aujourd’hui l’action extérieure et intérieure du pouvoir russe. Il faut donc écouter Alexandre Douguine pour comprendre vers quel funeste destin le Kremlin veut entraîner son pays – et toute l’Europe.

Nous l’avons rencontré pour la première fois en septembre 2008, juste après la guerre russo-géorgienne. A l’époque, il peste contre Poutine qui « n’ose pas aller jusqu’au bout » et « restaurer l’empire ». « Il hésite à franchir le Rubicon, à affronter l’Amérique », dit-il alors. Douguine appelle déjà – c’est son obsession – à une invasion de l’Ukraine, d’où il est banni depuis plusieurs années. Il répète que seule une « révolution » ultranationaliste peut sauver le pouvoir russe – pas ces maudites idées occidentales en vogue à Moscou.

« C’était trop tôt »

Il n’est pas écouté. « C’était trop tôt. » Il manque un déclic. Il aura lieu trois ans plus tard. Le 10 décembre 2011, l’opposition libérale organise à Moscou une grande manifestation contre Poutine. Pour la première fois, la foule exige que l’homme fort du pays « dégage », comme Moubarak ou Ben Ali. Un choc pour le « leader national » russe. « Entre les libéraux et nous, il ne pouvait plus hésiter, dit aujourd’hui Douguine.

Notre heure était arrivée. »

Dès que Poutine redevient président, en mai 2012, les ultranationalistes sortent de l’ombre. Ils prospèrent vite. Ils créent plusieurs clubs politiques. Le plus en vue, le cercle Izborski, est lancé par l’écrivain antisémite Alexandre Prokhanov et son ami Douguine. La première réunion est présidée par le nouveau ministre de la Culture, Vladimir Medinski, un historien révisionniste. Un pope est aussi là et pas n’importe lequel : l’archimandrite Tikhon, un intime de Poutine, son « confesseur », dit-on.

Le club adopte le texte fondateur du cercle Izborski. Il y est écrit : « Aujourd’hui, la construction d’un empire eurasiatique peut être l’idéologie de la Russie. » Le compte à rebours est lancé. Dix-huit mois plus tard, la Crimée sera annexée, une opération que l’archimandrite Tikhon célébrera comme « une victoire ».

Pour Alexandre Douguine, c’est d’abord un acte géopolitique « révolutionnaire ». « Une rupture définitive avec le système occidental. » Il veut aller plus loin. Annexer l’Ukraine de l’Est et du Sud, la « Nouvelle Russie » comme dit désormais Poutine. Sur place, il a des « centaines » de partisans, de jeunes séparatistes issus de son Mouvement eurasiatique. « Certains sont à la pointe des actions en cours », affirme-t-il.

Empire soviétique

Douguine leur donne des directives depuis Moscou ou sur place (son interdiction de séjour a été levée par Ianoukovitch en 2010). « Le mieux, assure-t-il, serait que l’armée russe franchisse la frontière. » Quand ? « Dès que les conditions seront réunies. » Après ? Comme il est désormais un propagandiste presque officiel, Douguine parle avec prudence. Il assure qu’il ne souhaite pas une avancée militaire vers d’autres « terres russes ».

Il confie seulement que Poutine « a amorcé le retour à une éthique impériale (sic) ». Comprenne qui peut. En 2008, il était plus disert :

L’empire soviétique, expliquait-il alors, se reconstruira par différents moyens : la force, la diplomatie, les pressions économiques… Cela dépendra du lieu et du moment. »

Il parle plus ouvertement des visées russes sur l’Europe, « terrain majeur de la guerre contre l’atlantisme ». Il regrette que « Staline n’ait pas eu les moyens militaires d’envahir l’Europe occidentale ». Aujourd’hui, il veut la neutraliser, la détacher des Etats-Unis. Comment ? En aidant les partis d’extrême droite du Vieux Continent à conquérir le pouvoir ou, au moins, à déstabiliser les gouvernements en place. Il dit : « Nous allons soutenir la révolte des peuples dans la grande crise économique et sociale qui approche. »

La France, une de ses terres de mission prioritaires

Douguine assure que le Kremlin a décidé de favoriser l’Internationale brune en Europe. La preuve : lors de sa dernière longue prestation télévisée, le 17 avril, le président russe a salué Viktor Orbán, le Premier ministre ultranationaliste hongrois qui soutient son action en Ukraine et qui, en échange, a bénéficié d’un prix réduit du gaz. Poutine a même vanté les bons scores de Jobbik, le parti néonazi hongrois. « Un signe », dit Douguine.

Ce n’est pas tout. En décembre, le patron du Kremlin a nommé à la tête de la nouvelle agence chargée de la propagande internationale de la Russie un animateur de talk-show violemment homophobe : Dmitri Kisselev, compagnon de route de Douguine. Autre signe : en avril, le président de la Douma, Sergueï Narichkine, a reçu en grande pompe Marine Le Pen. Douguine, qui conseille ce Narichkine et « connaît bien le père de la présidente du Front », était là. La France est l’une de ses terres de mission prioritaires. L’an dernier, à l’invitation d’un groupuscule d’extrême droite, il a participé à la Manif pour tous à Paris. Il s’intéresse à d’autres pays. Il a bon espoir que ses amis néofascistes prennent bientôt le pouvoir en Roumanie, en Grèce ou aux Pays-Bas.

« Une mentalité de troglodytes »

C’est d’abord en Russie que Douguine entend mener son combat. Le Kremlin aussi qui vient de déclarer un Kulturkampf la guerre des cultures. Le 12 décembre, Poutine a lancé devant le Parlement : « Nous défendrons les valeurs traditionnelles, fondations spirituelles et morales de la civilisation : la famille traditionnelle, la vraie vie humaine y compris religieuse. » Son croisé en chef est le jeune ministre de la Culture, Vladimir Medinski, que certains surnomment déjà « le Goebbels de Poutine ».

Nous partons de l’idée que la Russie est une civilisation à part, de type européen par la géographie et par la race »,

explique au « Nouvel Observateur » ce grand admirateur de Marine Le Pen (encore un). Il assure que « les Russes sont tellement conservateurs qu’ils se considèrent comme les derniers porteurs des valeurs de l’ancienne civilisation européenne et romaine ». Il rejette vigoureusement « le multiculturalisme et la tolérance ». Evidemment il honnit le mariage pour tous et « certaines formes d’art contemporain ». Sa mission ? Combattre « l’influence maléfique de l’Occident ».

Récemment, Medinski a empêché le tournage d’un film sur Tchaïkovski au motif que le grand musicien y serait apparu comme un gay refoulé. « Il ne l’était pas », affirme mordicus cet homophobe obsessionnel. « C’est pourtant une évidence historique, prouvée par les archives », dit l’un des auteurs du scénario, le metteur en scène Kirill Serebrennikov. Le ministre cherche aussi à imposer une loi interdisant tous les « gros mots » au théâtre. La première infraction serait punie d’une amende. La deuxième entraînerait l’interdiction de la représentation. « Une mentalité de troglodytes », dit Serebrennikov, qui ne comprend pas ce qui est en train d’arriver à son pays.

« Cinquième colonne »

Medinski veut mettre le monde de la culture au pas. Après l’annexion de la Crimée, il a demandé aux artistes de signer une pétition de soutien au président russe. Beaucoup l’ont fait. « Certains par conviction, d’autres par peur de perdre des financements étatiques », explique l’écrivaine Ludmila Oulitskaïa qui, elle, a participé à un rassemblement contre cette annexion. Les artistes sont sommés de faire allégeance au pouvoir.

La peur est revenue. Pour désigner les opposants à sa guerre contre l’Ukraine, Poutine a parlé de « traîtres nationaux » et de « cinquième colonne », comme du temps de l’Union soviétique. « Il faut en finir avec ces libéraux pro-américains, nos ennemis », surenchérit Alexandre Douguine qui a publié une liste, un hit-parade des médias les plus « antinationaux ». Premiers visés : les rares sites indépendants d’information en ligne. « Le Kremlin veut fermer les dernières fenêtres de liberté encore entrouvertes », dit la politologue Lilia Chevtsova.

Sous la pression du pouvoir, le pure player Lenta.ru, qui couvrait la guerre en Ukraine de façon non partisane, a licencié sa rédactrice en chef. Le site Grani.ru, lui, a été bloqué. A la demande du Kremlin, certains câblo opérateur sont cessé de diffuser Dojd, la chaîne de télévision sur internet, alors que toutes les chaînes hertziennes sont aux mains du pouvoir. Enfin, les blogs qui ont plus de 3 000 lecteurs vont devoir s’enregistrer auprès des autorités. « La censure, la vraie, est de retour », annonce Ludmila Oulitskaïa. Avec quelques amis, la romancière a organisé une manif pour dénoncer ce retour aux méthodes soviétiques. « Quelques centaines de personnes sont venues. » Pas plus.

Censure

« Dans cette atmosphère de peur et de censure, il est très difficile de proposer une autre idée de la nation », souligne la présidente du principal parti de l’opposition libérale, la Plateforme civile, Irina Prokhorova, dont le frère, le milliardaire Mikhaïl Prokhorov, a recueilli 7% des voix lors de la dernière élection présidentielle. « En pleine euphorie nationaliste, comment expliquer à nos concitoyens que les valeurs démocratiques, la tolérance en particulier, sont formidables ? demande cette éditrice réputée. Comment expliquer que cette tendance impérialiste peut être fatale pour le pays ? » Elle ajoute : « Pour convaincre, nous devons trouver un nouveau langage. Cela prendra du temps. »

Elle ne baisse pas les bras. En septembre, elle veut être candidate au parlement de Moscou. Le Kremlin fait tout pour la décourager. Quatre mois avant le scrutin, il entretient encore le flou sur les limites des circonscriptions. Plus grave, Irina Prokhorova ignore combien de colistiers elle pourra présenter. « Sans consulter personne, les autorités viennent de décider que chaque candidat d’un parti non déjà représenté dans cette assemblée devrait recueillir 7.000 signatures. » Tout pour étouffer l’opposition.

Le but de cette reprise en main tous azimuts ? « Préparer le sacre de Poutine », dit Ludmila Oulitskaïa.

Oui, le peuple lui demande de devenir César »,

assure Alexandre Douguine. Selon lui, l’homme fort de la Russie va bientôt entreprendre des réformes institutionnelles pour prolonger « indéfiniment » son pouvoir « autoritaire ». Quelles réformes ? « Il n’a que l’embarras du choix. Le plus simple : changer la Constitution. » Il pense que, dans la foulée, le Kremlin organisera un « ordre Poutine« , une « sorte de collège maçonnique » réunissant quelques personnalités idéologiquement sûres. Leur mission : préparer la succession du « leader national ». Si un tel cénacle est créé, il aimerait bien en être.

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