Pour une majorité de juifs, la Trinité des chrétiens est une importation païenne au sein d’idées hébraïques, puisqu’elle mettrait en cause l’unicité du Dieu d’Israël. « Adonaï eloheinou, Adonaï ehad ! »
Au cours du temps, les rabbins ont dénoncé la Trinité comme une hérésie, même si Crescas au Moyen-Age a nuancé le propos et ouvert la réflexion vers un dépassement des stricts clivages médiévaux élaborés à partir de la philosophie d’Aristote.
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Depuis Maïmonide, la doctrine trinitaire est accusée de transgresser le monothéïsme rabbinique, elle est qualifiée de « shituf » (association d’êtres humains à la transcendance de Dieu).
Au Moyen-Age, de grandes discussions théologiques verrouillent la question à partir d’une lecture philosophique qui réduit la nature de Dieu à sa dimension ontologique.
Le débat rabbinique entre Maïmonide et Nahmanide fait apparaître des différences d’interprétation. Maïmonide limite la nature de Dieu à une ontologie aristotélicienne fermée, tandis que Nahmanide inclut dans la nature de Dieu la notion essentielle de relation.
Sa méthode d’interprétation considère que Dieu ne peut être connu qu’à travers la relation, ce qui ne condamne pas d’avance l’approche formulée par le credo de St Athanase : « Nous vénérons un seul Dieu dans la trinité. Il n’y a pas trois dieux mais un seul ».
La spéculation médiévale inspirée par l’aristotélisme a figé les frontières entre identités juive et chrétienne. Crescas quant à lui a critiqué la position de Maïmonide en suggérant qu’une autre approche est possible, préparant ainsi au-delà de la scolastique des redéfinitions de l’unicité de Dieu.
C’est cette ligne de pensée qui permet au philosophe et théologien juif catalan Le Meïri de déclarer que le christianisme n’est pas de l’idolâtrie. A l’époque moderne, des penseurs comme Rosenzweig et Lévinas proposeront une lecture de la relation et de l’altérité qui autoriseront à sortir du fondamentalisme médiéval. Cette évolution de la pensée juive autorise à confirmer que la doctrine chrétienne trinitaire ne relève pas systématiquement du shituf et ne se réduit pas à une idolâtrie parmi d’autres.
Aujourd’hui, de nombreux juifs éclairés s’accordent à considérer Jésus comme un enseignant juif de premier ordre, même si la plupart continuent de garder leurs distances en raison des insupportables massacres du passé perpétrés en son nom.
Parallèlement, beaucoup de chrétiens se persuadent que la foi en la divinité de Jésus – désignant l’originalité de leur identité – constitue une rupture totale avec la culture de l’Ancien Testament, mais cette autopersuasion procède d’une méconnaissance de la tradition biblique.
Mis à part les cloisonnements antagonistes traditionnels remontant aux époques talmudiques et à Maïmonide, la réflexion sur les relations entre judaïsme et christianisme a été plus récemment dominée par les idées théologiques du 19ème siècle. D’une part, des positions préconciliaires fortement teintées de marcionisme (le nouveau testament rend obsolète l’ancien), d’autre part, des postures théologiques issues de l’école historico-critique libérale (les affirmations dogmatiques seraient artificielles car tardives).
Changement de paradigmes
Pourtant les repères habituels se sont déplacés. Depuis des décennies, les études scientifiques sur le judaïsme ancien, la littérature intertestamentaire, et le christianisme primitif ont changé la donne. Et ce n’est pas un domaine confidentiel pour spécialistes qui est ici abordé, car les découvertes des concepts anciens de la culture préchrétienne et prérabbinique offrent des perspectives passionnantes, qui ouvrent des voies nouvelles au dialogue interconfessionnel.
Historiquement, Jésus était un juif observant, pourtant des études juives sur Jésus rejettent généralement l’idée que Jésus ait été « Fils de Dieu » et réfutent le principe d’incarnation comme le concept de trinité. Dans ces optiques traditionnelles, le messie ne peut pas mourir. Cependant, les premiers chrétiens étaient des juifs, et même lorsque leurs doctrines ont été contestées comme hérétiques, ils ne pouvaient normalement pas perdre leur statut de juif, en vertu des réglementations halachiques. Parallèlement. les choses se compliquent lorsque la recherche a mis au jour le fait que de fervents juifs non chrétiens croyaient à un personnage divin relié à l’Eternel, et qui sauverait Israël en tant que messie prêt à mourir pour le salut de tous.
On voit que la personne de Jésus suscite un intérêt permanent, qui se manifeste dans des reportages télévisés, et dans des ouvrages de tonalité très diversifiée. Certains ouvrages à succès comme le Da Vinci Code brouillent les pistes d’un approfondissement sérieux en déviant vers le fantasme romanesque.
D’autres publications récentes prétendent alimenter le débat sur des bases élaborées. Ainsi le livre de Frédéric Lenoir intitulé non sans arrière-pensée « comment Jésus est devenu dieu » reprend quasiment le titre d’une autre publication sur Jésus, de Gérald Messadié « l’homme qui devint dieu ». Sans oublier « Le jour où Jésus devint Dieu » de Richard Rubenstein.
Ces ouvrages ont connu un relatif succès, mais, malgré leur apparence « moderne », ils se fondent toutefois sur des postulats discutables datant du 19ème siècle ! Les idées libérales qu’ils recyclent estiment que la divinité de Jésus était totalement inconnue des premières générations chrétiennes et qu’elle ne s’est instaurée qu’au 3ème siècle sous l’effet d’influences étrangères au judaïsme. Selon ces théoriciens, les premiers chrétiens croyaient que Jésus était un messie très religieux, mais jamais ils n’auraient attribué la divinité à celui qui n’était qu’un homme. Ils sont persuadés que le judaïsme antique, par respect pour le Dieu Unique, était incapable de décerner un quelconque caractère divin à Jésus le Nazaréen, sous peine de verser dans l’idolâtrie.
Ces auteurs pensent que c’est par l’hellénisation de la foi chrétienne que le pas a pu être franchi, et que par conséquent les concepts de trinité et de double nature du Christ proviennent tout droit de la mythologie grecque.
Les idées qui sous-tendent ces ouvrages de vulgarisation s’appuient en réalité sur les thèses théologiques libérales du 19ème siècle, où, à la manière d’un Ernest Renan (« histoire des origines du christianisme ») on affirme que l’attribution contestable d’une nature divine à Jésus de Nazareth est un accident de l’histoire purement conjoncturel et sans antécédent…
Ces approches libérales manifestent à la fin du 20ème siècle une regrettable impasse sur les recherches approfondies autour du judaïsme ancien et du christianisme primitif.
Le prêtre Michel Remaud à Jérusalem a beaucoup travaillé sur le patrimoine culturel commun du 1er siècle, et ses travaux en intertestamentaire font apparaître les convergences considérables entre les écrits juifs et la littérature chrétienne de cette époque première.
Le théologien et historien juif Daniel Boyarin analyse avec précision les divers courants du judaïsme de la période préchrétienne. Il en ressort que, dans la droite ligne de croyances hébraïques antérieures, les sources bibliques du nouveau testament professent déjà la nature divine du messie. Cela revient à dire que la foi en la nature divine de Jésus n’apparaît pas trois siècles plus tard… L’abbé Jean Carmignac et Claude Tresmontant ont mis en lumière le fait que les convictions théologiques fondatrices du christianisme sont présentes dès la première moitié du 1er siècle, alors que d’autres exégètes tiennent à tout prix à les situer aux 2ème et 3ème siècles. Claude Tresmontant estime que les prémisses de la doctrine trinitaire sont présentes dans les termes hébraïques traditionnels : Adonaï Elohim, le Dieu père du peuple et de chaque individu. Davar Elohim, la Parole de Dieu, communication du message de vie dans la création et aux prophètes. Ruah Elohim, Souffle sacré agissant chez les membres du peuple de Dieu mais aussi chez des non- croyants étrangers comme Cyrus, qualifié de messie.
Précoces affirmations de la nature humano-divine de Jésus
Quand on lit le prologue de l’évangile de Jean, on découvre qu’il fait le lien entre la personne de Jésus et la Parole de Dieu qui s’est exprimée par lui. « La Parole était avec Dieu, et elle était Dieu » (Jn1,1). A la même époque, Philon d’Alexandrie, qui n’est pas chrétien, nomme le Logos « Fils de Dieu ».
Dans le 4ème évangile, nous voyons un disciple s’adresser à Jésus en disant : « Mon Seigneur et mon Dieu ! ». Dans la première épître de Jean, on peut lire que Jésus est « le Dieu véritable et la vie éternelle » (1Jn 5,20). L’apôtre Paul, dans son épître aux Romains, développe cette théologie d’un Messie divin reconnaissable en Jésus Christ. Il ne s’agit pas là de langage poétique ou métaphorique, mais bien d’affirmations laissant penser qu’au 1er siècle, la double nature humaine et divine du Christ est reconnue dans les communautés chrétiennes en expansion.
L’argument principal des théologiens libéraux est que la première génération chrétienne, constituée de juifs, croyaient au Dieu unique et ne pouvaient donc pas y associer la personne de Jésus. Les travaux de Daniel Boyarin apportent un clair démenti à cette option minimaliste. Il démontre historiquement que l’idée d’un Messie uni à Dieu est déjà présente dans les milieux juifs bien avant le christianisme. Des courants religieux croyaient, dit-il, à la divinité du Messie. Dans ce cas, il ne peut s’agir d’une nouveauté venue de l’hellénisme.
Le théologien cite d’ailleurs divers passages de la Bible hébraïque qui corroborent cette approche. Ainsi, le psaume 45 donne au roi messie d’Israël un qualificatif divin. Ce que reprend Jérémie : « Je susciterai à Israël un Germe juste. Voici le nom dont on l’appellera : l’Eternel notre justice » (Jr 23,5). De même, Isaïe donne à l’enfant à venir le nom de « Dieu puissant » (Is 9,5). De multiples citations attestent que le concept d’un messie de nature divine était présent avant la venue de Jésus.
De plus, on voit dans plusieurs passages bibliques Dieu apparaître sous une apparence humaine. Un ange rencontre Manoah et son épouse, et les témoins se prosternent devant lui en affirmant avoir rencontré Dieu lui-même (Jg 13,15). A Yaboq, Jacob lutte avec un ange affirmant que son adversaire a combattu avec Dieu lui-même, et Jacob dit aussi avoir vu Dieu face à face (Gn 32,28). Abraham reçoit la visite de trois mystérieux personnages au profil divin (Gn18). Mais c’est dans le livre de Daniel que le célèbre « Fils de l’Homme » est décrit dans une formulation céleste et messianique : « Sur les nuées des cieux arriva quelqu’un de semblable à un fils d’homme, il s’avança vers l’Ancien des jours et on le fit approcher de lui. On lui donna la domination, la gloire et le règne, et tous les peuples, les nations, et les hommes de toutes langues le servirent. Sa domination est une domination éternelle qui ne passera pas, son règne ne sera jamais détruit » (Dn 7,13).
Ce messie a des caractéristiques plus significatives que celles d’un messie purement humain. D’une part l’Ancien des jours, à qui appartient la gloire éternelle, et d’autre part le Fils de l’Homme, que Daniel Boyarin décrit en termes explicitement divins intégrés à sa forme humaine. Le personnage humain est relié à Dieu parce qu’il apparaît sur les « nuées des cieux » descriptif imagé de la divinité. Le Dieu Unique d’Israël est donc vu sous l’apparence de deux êtres, l’Ancien des jours et le Fils de l’Homme, ce qui fait dire à l’historien que la présence d’un être solidaire aux côtés de Dieu constitue l’une des plus anciennes visions théologiques en Israël.
Selon Daniel Boyarin, des courants juifs préchrétiens imaginaient diverses figures humaines parvenant à partager le statut divin avec Dieu. Cette idée se retrouve dans la littérature intertestamentaire et on voit se développer une théologie juive de la double nature humano-divine du Messie. Dans Hénoch 48,2, un passage évoquant la vision de Daniel dit ceci : « A cette heure, le Fils d’Homme fut appelé auprès du Seigneur des Esprits. Avant que soient créés le soleil et les signes, avant que les astres du ciel soient faits, son Nom a été proclamé devant le Seigneur des esprits ».
Ce personnage est appelé « messie » et il est mandaté pour juger les comportements des hommes. Ce qui est renforcé par la mention révélatrice que « les élus seront sauvés par son Nom et qu’ils l’adoreront ».
Le Fils de l’Homme présent dans ces courants précédant l’apparition distincte du courant judéo-chrétien montre que la notion d’un messie divin sauveur n’était pas une « invention » des disciples de Jésus et qu’elle habitait la foi des membres du judaïsme ancien. De la même façon dans le 4ème livre d’Esdras (1er s.) on lit que « le Très haut » présente à Esdras son « Fils semblable à un homme » qui « vole sur les nuées du ciel » et « il fit sortir de sa bouche un flot de feu ». Les nuées et le feu du jugement divin sont une expression propre aux sources hébraïques. Le profil du Fils dans ce texte intertestamentaire rappelle étrangement les visions du Livre de l’Apocalypse où Jésus vivant est décrit comme un personnage en gloire « ressemblant à un Fils d’Homme » (Ap 1,13).
La présentation évangélique de Jésus comme « Fils de l’Homme » est donc bien enracinée dans la culture religieuse de l’époque, et la formulation trinitaire est déjà en gestation dans la littérature prophétique et apocalyptique. Daniel Boyarin écrit à ce sujet : « Les idées de la Trinité et de l’incarnation, ou du moins les germes de ces idées, étaient déjà présentes parmi les croyants juifs longtemps avant que Jésus ne surgisse sur scène » (in « Le Christ juif »).
En d’autres termes, la proclamation de la nature humano-divine de Jésus par l’Eglise primitive n’est pas grecque mais hébraïque ! Pour comprendre le christianisme des origines, il faut approfondir le contexte culturel du judaïsme dans lequel il est né. Boyarin conclut : « Si bien des juifs en vinrent à croire en la divinité de Jésus, c’est que l’attente d’un messie divin faisait pleinement partie de la tradition juive ! »
La foi en la divinité du Messie ayant précédé l’événement Jésus, les premiers disciples – les évangiles en attestent – ont naturellement reconnu la double nature humaine et divine du Christ. Ils ont attesté que Dieu était pleinement présent dans les paroles et les actes de ce juif observant et pratiquant, dont l’enseignement unissait les deux commandements de l’amour de Dieu et l’amour du prochain.
De là on peut déduire deux constatations :
- des juifs voient en la doctrine trinitaire des chrétiens une innovation étrangère au judaïsme
- des chrétiens s’imaginent que le judaïsme est dépassé par la révélation nouvelle
Au vu des connaissances actuelles qui dépassent les anciens clivages, chacun devrait être en mesure de faire aujourd’hui un pas en avant à la rencontre de l’autre. Les juifs, pour admettre – sans rien renier de leur tradition – que le christianisme est une branche légitime de l’arbre hébraïque. Les chrétiens, pour reconnaître que leurs convictions les plus fondamentales sont partie intégrante du patrimoine juif qui a précédé leur mouvement !
« Ce n’est pas toi qui portes la racine, c’est la racine qui te porte ! »
Reproduction autorisée avec la mention suivante : © Abbé Alain René Arbez, prêtre catholique, commission judéo-catholique de la conférence des évêques suisses et de la fédération suisse des communautés israélites, pour Dreuz.info.