Introduction – astres éteints, étoiles perdues
Vincent Van Gogh, Friedrich Nietzsche, deux hommes de la fin du 19ème siècle, deux fils de pasteurs, deux suicidés de la société, l’un avec son revolver directement tourné vers le cœur, l’autre ayant à la fin perdu la raison soliloquait avec des débordements apitoyés tout en embrassant un cheval dans les rues de Milan. Un temps d’émotion, peut-être de la repentance désorientée, caricaturale ? A coup sûr le dernier soupir d’un cœur qui n’a pas trouvé le bon réceptacle pour aimer juste !
A y regarder de près, les points communs entre ces deux hommes ne sont pas superficiels. L’un des deux, le peintre, Van Gogh, épuisera ses forces dans une recherche de la lumière trouvée et puis perdue, en la restituant finalement d’une façon à ce point géniale que l’on reste songeur et quasi perplexe en discernant derrière tout cela l’intelligence d’un D.ieu distribuant de tels talents, animant une âme d’un tel feu qu’on est incapable de se refuser de croire qu’il n’y eut un D.ieu avant l’incarnation même de cette âme pour la marquer d’un sceau si particulier. « Quand je n’étais qu’une masse informe, tes yeux me voyaient… » disait déjà David dans le Psaume 139.
L’autre, le philosophe et poète allemand qui se refusa un seul « luxe », celui de la voie métaphysique par laquelle il serait venu ou revenu au Fils de l’homme de la Bible qu’avait dû, mal sans doute, lui enseigner son pasteur de père, construisit un système et conçut une quête où l’homme sans D.ieu s’élèverait au rang du surhomme. Ce n’était finalement qu’une autre façon de glorifier la créature plus que le créateur.
Quelle belle et noble intelligence ! Quel talent ! Quelle culture ! Quelle quête philosophique étonnante pour aboutir finalement dans une impasse mentale qui ne révéla même pas la secrète fêlure, la souffrance cachée et l’invraisemblable tension qu’elle devait engendrer au fond de l’âme de l’homme aux grandes moustaches qui enferma son secret désespéré derrière les hublots immenses d’un regard éternellement penché sur la folie.
Vincent Van Gogh, choisi par D.ieu pour être un porteur de lumière dans le secret et souverain calcul de D.ieu dès avant la création du monde, fils d’un pasteur de Nuenen en Hollande, oeuvrera durant la courte période où il sera missionnaire dans les fosses sombres et minières du Borinage. Le Borinage est une région d’un pays voisin du sien : la Belgique ; la Belgique en phase d’industrialisation, la Belgique catholique à 99,9 %, la Belgique qui n’a même plus la mémoire de ses deux cent mille calvinistes massacrés au temps de la Réforme, la Belgique à la mémoire massacrée par l’exacerbé mensonge religieux de ses grands-prêtres religieux et politiques, à haute dose.
Quel courage n’eut-il pas, ce Vincent Van Gogh missionnaire, en descendant dans des puits noirs et profonds ? Car l’homme ne se satisfaisait pas d’une évangélisation en surface ou de surface. Et pour apporter Christ aux dos musclés, aux bras chauffés par la fatigue de mille coups de pioches, aux poumons rétrécis par la silicose, il descendit au fond, tout au fond des mines, ce missionnaire.
La mission protestante dont il dépendait jugera son zèle excessif, mettra un terme à ses activités et blessera profondément l’âme entière de ce jeune homme de D.ieu de façon irréparable et irréparée. Quel était le plan qu’avait D.ieu à travers Vincent Van Gogh ? Peut-être amener un réveil sur cette terre de Belgique qui aujourd’hui, terrible lieu d’identité massacrée par le mépris des nations alentour durant des siècles (quelle nation d’Europe n’utilisa pas le sol de ce petit pays comme champ clos de ses batailles innombrables ?), se prépare à être le cinquième pilier du régime antichristique en Europe, avec la France à l’Ouest, l’Allemagne à l’Est, l’Angleterre au Nord, l’Italie au Sud.
Satan ne peut installer son trône que dans un lieu à l’identité troublée, voire massacrée, méprisée, piétinée (ah, les terribles blagues belges de Coluche qui, au-delà de leur humour malsain, expriment si bien à quel point cette nation est « choisie » pour être un lieu de non-être, un lieu de tous les dénis, « tu seras bête, attardé, risible, mon fils, car tu es belge ». Les blagues belges de Coluche étaient bien des malédictions qui ne s’avouèrent pas et la partie visible d’un terrible iceberg européen et bien français : le mépris, l’arrogance, la lâcheté qui tuent les « petits » en déroulant le tapis rouge pour le diable…).
Ainsi, la pauvre Belgique n’aura pas connu le réveil que peut-être D.ieu lui assignait, par la faute de quelques « cintres religieux » qui auraient aimé ranger dans la garde-robe du religieusement correct un pauvre Vincent « naphtalinisé ». Le pauvre Vincent à l’âme marquée dès avant sa naissance par le sceau vigoureux de la lumière ira son chemin perdu, traçant d’admirables portraits à la mine de plomb, aux traits nets et dépouillés de toute forfanterie, de toute pause. L’homme cueillait de la vie avec son crayon, en tranches vigoureuses, là même où on lui avait interdit d’apporter la lumière avec sa bible, au plus profond de la vie réelle, avec ses misères croisées de beauté fulgurante par le seul fait de la grâce. Ainsi Vincent aima une prostituée.
Il aura sur son chemin pour viatique relationnel un frère bon et bien-aimant : Théo Van Gogh, dont le prénom (Théo vient de Théophile) signifie « l’ami de D.ieu ». Ainsi Vincent, l’ennemi des hommes religieux, avait un frère et ami qui s’appelait l’ami de D.ieu. Si vous croyez au hasard dans de tels cas, c’est que vous êtes un aveugle ou une brute.
Durant la courte déambulation vers le suicide et la mort de Vincent, il y aura encore le bon Dr. Gachet, Gauguin, pour lequel Van Gogh éprouvera une amitié fébrile qui, à elle seule, prouve que Vincent n’avait pas oublié son D.ieu, car Gauguin – toute son œuvre en témoigne – chercha comme un désespéré le lieu et la formule. Il y aura aussi les champs de blé en Provence et l’heure métaphysique où la lumière repose sur la nature dans l’attente d’une Histoire nouvelle à inventer. N’est-il pas écrit : « Aussi la création attend-elle avec un ardent désir la révélation des fils de D.ieu » ? (Rom. 8, v.19)
Vincent a traversé tout cela comme un faucheur traverse un champ, avec un amour secret que seules les perdrix qui ne s’envolent pas au bruit du pas de l’homme connaissent ; fauchant le vrai et l’admirable en traits de couleur pure, il restituera à l’humanité jusqu’à aujourd’hui ébahie le sceau de la lumière qu’avait déposé D.ieu sur son âme dès avant sa naissance et dès avant la création.
Et la pauvre Belgique n’a pas connu son réveil et les religieux prospèrent toujours et encore.
Cher Vincent, il y aura beaucoup de religieux en enfer. Moi, j’aime ton fichu caractère, ta désespérance de fils de la lumière et d’écorché vif et toute cette bonté blessée qui devait gésir au fond de ton âme. Une intuition me fait penser que nous nous reverrons peut-être un jour devant le grand trône blanc de l’Agneau, pour d’amples surprises.
L’autre fils de pasteur de cette fin du 19ème siècle était de Germanie, terre réputée dure par l’inculte et ils sont légions en tous temps et en toutes saisons, ces hommes pour lesquels l’humeur volatile ou l’ignorance sont outils d’appréciation ou de jugement. Mon cher Friedrich Nietzsche, dans tes grands yeux de fou finissant son existence, dans ces grands yeux où la lune s’est « encabochée » pour toujours, je lis, moi, une bonté d’autant plus profonde que secrète et matinée d’une stupeur qui déclare : « Was passiert, was ist los ? »
Il s’est passé, mon cher Friedrich, que tu as écrit un jour quelque chose comme :
« Si les chrétiens vivaient vraiment les enseignements du Christ, le monde depuis longtemps en aurait été bouleversé ».
Mon pauvre Friedrich, n’ayant pas vu le Fils de l’homme vivant parmi les hommes se réclamant pourtant de Lui, tu es donc allé voir ailleurs. Ta large carcasse morale et ton noble appétit pour des choses élevées réclamaient dès lors d’autres horizons. Tous les puissants et profonds vents du Nord habitaient ton âme. Ce Nord qui déferle le soir sur les plages de Borkum ou de Texel et qui a inspiré jusqu’à en mourir de bonheur métaphysique si cela était possible un autre poète aux grandes dents prénommé Jacques.
Rilke, plus tard, rêvera aussi, dans les soirs de bruyère et les grandes plaines de Vopswede, pas si loin du lieu où l’auteur de ces lignes est né lui-même. Mon pauvre Friedrich, le Fils de l’homme est bien descendu parmi nous et tu savais cela. Ton pasteur de père avait dû te l’apprendre et tu connaissais la chose.
Qui dira les secrets d’alcôves religieuses qui, tels des ressorts de mort imparables, t’en ont précipité si loin, en t’envoyant chez les anciens Grecs et chez Zarathoustra ? Puisque le monde religieux avait fait en sorte que ne s’incarne pas la Croix, comme seul signe essentiel de toute l’histoire de l’humanité dans ton propre cœur, puisque D.ieu n’avait pu descendre jusqu’à toi, tu allais fonder l’histoire de ta pensée sur un mouvement inverse, génial à vue humaine mais terrifiant de conséquences. Tu déclaras que « D.ieu est mort » et que tous nos problèmes provenaient de ce que l’homme est un surhomme mais que nous l’avions oublié.
Il n’y eut pas dans l’histoire de la pensée allemande marquée par la fêlure, étrange et lointain reliquat de ses panthéons vikings, une tentative plus audacieuse et tragique de créer un ailleurs par-delà « le bien et le mal », comme tu l’écrivais si fort dans la logique de ton système. Mon cher Friedrich, tu en perdis la raison et le sceau de la bonté que le Seigneur avait secrètement posé sur ton âme avant même ta venue sur cette terre en a été dévoyé.
Plus tard, les très basses eaux du national-socialisme allemand vampiriseront vers elles tes écrits transformés par une sœur ambitieuse et retorse au profit d’une aventure idéologique et humaine, marquée du sceau de la désespérance absolue et du diable. Toi qui n’aimais pas Wagner pour ses idées antisémites, toi qui avais été choisi par D.ieu pour aimer, ton regard profond, je le répète, en témoigne, tu ne l’auras pas su, mais tes idées auront été dévoyées et utilisées par des êtres désespérés dont le secret besoin devait tout en profondeur résider dans une invraisemblable frustration d’amour.
Où et quand le diable, via l’univers défaillant et compromis et l’environnement religieux protestant qui étaient les tiens, t’a-t-il avec sa terrible batte de base-ball projeté loin de ta destinée première ? Nul ne le sait si ce n’est toi, Friedrich Nietzsche, et tu as emporté ton secret dans un épais silence que les hommes appellent d’un nom étrange et inexploré : la folie. Peut-être nous livreras-tu ce secret un jour devant le trône blanc de l’Agneau ?
Je dédie ce premier tome de Kehila-Ecclesia à Vincent Van Gogh, le suicidé de la société et de la religiosité, à Friedrich Nietzsche, à Jacques Brel, à Arthur Rimbaud qui lisait une « bible à la tranche vert chou » tout en questionnant : « Est-ce que l’on prie la vierge Marie ? », à Gauguin et à tant d’autres astres perdus, qui sont partis avec le fardeau de leur destinée dévoyée par les hommes religieux.
Que nous, qui nous disons chrétiens, puissions réfléchir à cette histoire toute simple : un père se plaignait un jour de son fils à un pope russe. Le pope conseilla négligemment de battre cruellement l’enfant. L’enfant, à quelques mètres de là, capta la conversation à l’insu des adultes et prit alors dans son cœur de terribles résolutions de rébellion. Il s’appelait Vladimir Illitch, dit Lénine. Puissions-nous, nous les chrétiens, réfléchir à notre responsabilité et redoubler d’amour et d’authenticité. Rejetons en ce temps charnière, avant le retour du Seigneur, les costumes religieux de nos systèmes pyramidaux ou autres et entrons enfin dans la plénitude de la KEHILA-ECCLESIA, corps du Messie, admirablement évoquée dans toutes ses dimensions avec la plénitude du Rouah Hakodesh en Ephésiens 4, par exemple.
(Re) devenons des témoins crédibles et bibliques au sens le plus profond.
Haïm Angot