Pour des raisons de santé et un désir de retraite, de mise à part qui me tenaillait il y a fort longtemps dans ma jeunesse, je me suis volontairement adonné en solitaire au travail de bûcheron pendant cinq ou six mois, au cœur d’un hiver à neige profonde et très silencieuse. Et c’est peut-être là, en plein milieu du silence ouaté et profond de la neige épaisse, en plein milieu des forêts d’Ardennes belges, que j’ai le plus longuement médité et réfléchi à tant de choses essentielles. Cette période où je m’adonnai au simple bûcheronnage dans un cadre de vie d’une grande simplicité m’amena à poser des fondements et des choix de vie pour les dix ans à venir. C’est une période où je fus fécond en projets divers et c’est au terme de celle-ci que je commençai ma carrière théâtrale. Sur fond d’activité manuelle, je réfléchissais sainement à bien des choses… Mon père qui était un excellent enseignant se prit un beau jour de passion pour le jardinage sans trop peut-être savoir pourquoi. Mais cela devait l’aider à penser bien son métier. Les Belges et les Suisses sont des peuples équipés de ce bon sens qui manque à d’autres, toujours épris de grandeur semble-t-il. Ces deux peuples ont toujours produit des génies pratiques, signe que le cerveau n’y méprise pas la main.
Dans les années qui précédèrent cette époque de bûcheronnage, assoiffé de tout et voyageant beaucoup, je pratiquai plus de quarante-cinq professions et jobs différents pour des périodes courtes ou de durée moyenne et longue. Je renonce à vous les citer toutes bien entendu, ce serait inutile. Quelques-unes ? Décorateur de plateau chez un grand photographe, designer, décorateur de théâtre et d’opéra, comédien, metteur en scène, poète, animateur théâtre d’une section universitaire, surveillant dans un lycée, éducateur, responsable de centre culturel régional, animateur d’un centre d’Art contemporain, employé quadrilingue et plus en office touristique, mais aussi magasinier, laveur de vitres sur passerelles, rejointoyeur en building en construction, etc. Dans cet éventail d’activités, il y en eut, au gré de mes nombreux voyages, d’intellectuelles et d’autres manuelles. Mais, assez étonnamment, les angoisses métaphysiques qui talonnaient mon existence et donc le questionnement lancinant du même ordre qui en résultait m’empêchèrent toujours de privilégier la fonction intellectuelle par rapport à la fonction manuelle ou inversement. Ma pensée ne fut jamais grecque à cet égard.
Tout naturellement dès lors, les activités artistiques combinant exercice manuel et intellectuel l’emportèrent souvent pendant des années.
Aujourd’hui encore, je ressens ce que je dois bien nommer comme une froide défiance à l’égard de comportements méprisants pour la main qui travaille, comportements méprisants qui n’ont pour finalité que de mettre en valeur une intellectualité creuse ou mesquine, non généreuse. De la même manière, je ne peux pas supporter le mépris d’eux-mêmes que s’octroient hélas certains travailleurs manuels. Un fol orgueil chez les uns et probablement le tragique vide identitaire qui en résulte chez les autres président partiellement à ces deux comportements.
Le monde juif ne véhicule généralement pas cette dichotomie. J’ai lu les écrits de certains rabbins faisant l’éloge du travail manuel. Il y a peu encore, avant la Shoa, l’essentiel de la vie juive de la Mittel-Europa (Allemagne, Pologne, etc.) était caractérisée par l’étude de la Torah, accompagnée par une multitude de petits métiers. Le célèbre Kibboutz Degania en Israël, à l’aube de l’ère sioniste, fut créé à mains d’hommes par des intellectuels de très haut niveau.
Cette tradition du travail manuel qui va de pair avec le travail intellectuel ou une activité spirituelle a toujours existé et est saine. C’est peut-être une forme de rendu respectueux à la terre qui nous reçoit et nous porte, nous nourrit. Même si notre profession est intellectuelle essentiellement, entraînons-nous à apprécier le vaste champ des moyens matériels mis à notre disposition pour l’exercer. Nous serons surpris et nous surprendrons à être ému, reconnaissant, si nous prenons un peu de temps pour cela. Arrêtons-nous de temps à autre devant la beauté de tel objet menu, sachons apprécier l’étonnante variété des matériaux mis à la disposition de l’homme pour les fabriquer. Soyons un brin poètes, aimons tout simplement. Paul, élève de Gamaliel, a dû être le scribe aimant ou le porteur aimant de son maître. Le petit Samuel allumait les lampes dans le temple à Shilo avant de devenir le prophète que l’on sait. Il devait le faire avec cette lenteur attentive et cérémonieuse, délectable qu’ont les enfants qui s’adonnent à une tâche car… ils aiment en faisant.
En Afrique, les marabouts, sorciers et guérisseurs musulmans ont leurs secrétaires – disciples, je l’ai dit. Il me semble que la dernière manifestation de cet état d’esprit est à repérer dans l’Histoire de l’Occident chrétien dans le phénomène monacal. Bien que l’on puisse probablement conclure que c’est poussés par les circonstances, un peu comme la secte de Kumran en Israël, finalement que ceux-ci choisirent un mode de vie où se mêlèrent l’activité manuelle, la méditation et l’activité intellectuelle.
Étonnamment, c’est dans l’Italie de la Renaissance que nous trouvons majoritairement récupérées, hélas par une mentalité humaniste, de magnifiques fiançailles entre la main et l’esprit. Leonard de Vinci, les grandes écoles de peinture italienne et l’architecture qui a essaimé ses goûts et ses talents jusqu’aux confins de l’Europe en sont toujours le témoignage aujourd’hui. Mais l’Italie appartenait partiellement et appartient toujours d’ailleurs à la zone d’influence moyen-orientale via la Méditerranée.
D’où provient fondamentalement cette dichotomie entre la main et l’esprit, le matériel et le spirituel en Occident et dans nos sociétés pourtant dites avancées, mais avancées en quoi ?
De la peur.
Plus l’Église et le monde occidental se sont éloignés de ce qu’était l’Église primitive, exclusivement déterminée par la pensée juive (je parle de la pensée juive issue du contact direct et séculaire avec la Divinité et via les patriarches, les prophètes, la Loi, le temple et Jésus), plus l’Église et l’Occident se sont enfoncés dans un chaos spirituel et une confusion mentale que nous avons quelque peine à nous représenter aujourd’hui, bien que ces choses fassent hélas partie de notre ADN mental et de notre héritage.
Ce chaos spirituel, via toute sorte de facteurs, dont les fameux moments de syncrétisme entre paganisme et christianisme, conduisit l’Europe autour de l’an 1000 et bien avant dans des ténèbres invraisemblables qui ne pouvaient générer que la peur. Qui n’a entendu parler de la peur de l’an 1000 ? Les Juifs ont connu de longue date le Dieu « Ehad » ce qui signifie « Un », mais aussi « unité », mais n’ont pas su discerner qu’ « Unité » était plus grand que « Un » et que l’unité du D.ieu Père, du D.ieu Fils et du D.ieu Saint-Esprit était plus importante aux yeux de D.ieu Lui-même que l’idée d’un D.ieu unique. Pour qui sait lire, cela est clairement énoncé dans les trois premiers mots de la Bible à condition de les lire en hébreu. Je vous renvoie à mon livre « Ehad » et à mon livre « Bénédiction du Père, bénédiction des pères » pour mieux comprendre cela.
Les Juifs avaient comme mission de préparer la voie à cette grande révélation, car celui qui comprend cette unité comprend l’amour et celui qui peut comprendre l’amour que le Père, le Fils et l’Esprit ont l’un pour l’autre et pour nous a tout compris. Et la paix, non la peur, demeure en lui.
L’Occident chrétien qui s’est dangereusement éloigné de ses racines juives, bien que greffé sur l’olivier franc, comme le dit Paul, est donc dans son Histoire en trajectoire d’appauvrissement sans ces racines juives.
L’absence de transmission du message culturel par les Juifs est dû essentiellement à la pierre d’achoppement que représenta Jésus pour beaucoup de Juifs dans sa « messianité » affirmée, le repli du peuple juif sur lui-même et en définitive le rejet de ce même peuple par les Gentils par lente et puis toujours plus violente érosion du relationnel Juifs/chrétiens. La « ghettoïsation » du peuple juif acheva la séparation en amplifiant dramatiquement les conditions pour l’émergence d’une grande peur, d’un grand questionnement et vide identitaire, comblé chez les uns comme chez les autres, chrétiens et Juifs, par un foisonnement de recherches et pratiques religieuses toutes plus éloignées les unes que les autres de la Bible (Ancien et Nouveau Testament) ou du Tanah.
Ajoutons à cela que la structure pyramidale du sanhédrin, structure toute humaine et à la gloire de l’homme, a été fort probablement copiée par l’Église catholique, du moins dans son état d’esprit, ce qui n’a rien arrangé.
La peur et la crise identitaire non gérée, les illusions religieuses, engendrent toujours la séparation et à moyen ou à long terme un processus d’atomisation, de mort des valeurs vraies et dans notre cas des valeurs bibliques les plus essentielles au profit d’un univers d’ersatz religieux.
Toute l’Histoire de l’Occident chrétien est une lente mais quasi imperturbable mélopée de séparations, de divisions, de persécutions extra et intra-muros, d’engouements passagers, de modes, d’atomisations identitaires, de destructions, de disparitions. La famille plus ou moins patriarcale de l’époque de mes grands-parents a complètement disparu en Europe. Avec mon épouse, qui poursuivit dans sa jeunesse des études artistiques assez poussées, nous avons fait il y a quelques années une étude du processus d’autodestruction semble-t-il inéluctable de l’Occident par observation de l’évolution négative (ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait pas du génie et du talent chez certains acteurs de ce parcours) de l’Art depuis la révolution romantique (Delacroix, etc..). Etonnant et révélateur !
Je me demande parfois si l’Ecclésiaste, écrit par le roi Salomon, ne fut pas le livre écrit par un homme au déclin de sa vie, à force d’avoir « flirté », au travers de ses centaines d’épouses païennes, avec toutes les valeurs anti-bibliques de ce monde.
Un des effets de la peur et de la perte d’identité, je vous le disais, est la division, la déchirure. Jeune étudiant, j’eus jadis à suivre un cours d’Histoire de l’Art et d’Esthétique. Je me souviens encore du premier professeur que nous eûmes. La pensée profonde de cet homme, lorsqu’il nous faisait voyager à travers l’art grec, égyptien ou sumérien, était au fond la suivante : il faut à tout prix (je parle ici de celle qu’il n’exprimait pas mais qui transpirait au-delà de ses mots) échapper à notre condition et tendre vers ce qui est beau, noble, élevé, supérieur. SUPERIEUR.
L’Art et son Histoire devenait dans l’esprit de cet homme l’occasion lancinante de séparer le monde en deux catégories : le supérieur et l’inférieur. Je vous laisse deviner comment il distribuait ce qui relève du manuel et de l’intellect, voire du spirituel dans son système de valeur. Que n’ai-je entendu vanter la beauté classique des fameuses cariatides de l’Erechthéion au Parthénon d’Athènes. Les historiens d’art semblent pour la plupart ignorer que ces « merveilles » adulées de l’art grec avaient sans doute requis comme modèle des prostituées sacrées, femmes d’une extrême impureté et grande connaisseuses en matière occulte. Les cariatides de l’Erechthéion étaient sans doute des péripatéticiennes mais réputées « sacrées ».