LA JARRE
Ce soir-là, un vent furieux chasse par centaines les pépites oranges des braseros. Les cartes du jeu, abandonnées, éparses, retrouvent un éphémère abri entre le pouce et l’index de Li qui, soucieux, les recompte pour la vingtième fois pour dissimuler son embarras bougon. Enveloppée par les éléments déchaînés, Sag-Mo, échevelée, termine une longue complainte de recommandations. Ses deux mains poussent vers l’avant un mouchoir noué sur quelques bijoux :
« De quoi subvenir un peu aux besoins de la petite quand je serai loin. », ajoute-t-elle dans un grand soupir agacé.
Sag-Mo et Li, complices, s’acheminent ensuite vers le grenier de leurs grands- parents . Là, au coeur d’un fouillis de sacs de jute, Sag-Mo désigne à son cousin une jarre dans laquelle elle déposa il y a cinq ans déjà un grand sablier et une panoplie de plumes.
Alors, tout éprise du souvenir de leurs jeux d’enfance, dans ces lieux où ils venaient respirer le parfum des choses fanées si précieuses à l’âme des petits, elle saisit émue l’objet énorme aux flancs menaçants, la jarre noire. Le souvenir de ces emblèmes déposés dans les bras de Sag-Mo aux jours du général rouge et leur symbolisme ne lui échappent pas tout à fait. Il y a là comme un poison lent, un mensonge subtil dont elle est infectée et elle le sait. Quelque chose qui court toujours plus dans ses veines, l’engourdit peu à peu et la captive en profondeur.
« Et puis c’est à lui, c’est à lui, c’est à lui ! Je les garde, je les garde! Et personne d’autre ne les aura ! » s’écrie-t-elle finalement.
Comment échapper ? Comment exercer un jugement serein quand il s’agit des seules choses qu’un homme lui offrit jamais ? Un homme qui aurait pu être son père.
Petits fantômes d’humanité ils marchent à présent, seuls dans la nuit immense. Une nuit à ce point noire que, semble-t-il, aucun coeur n’y a jamais battu. Ils marchent et les roseaux s’inclinent. La ligne des eaux, au loin, se perd dans un faux calme.
Le vent se tait. On dirait que c’est de honte. Autour de la jarre fermée, Sag-Mo a noué un large et ridicule ruban de soie violette.
Ensemble ils enfouissent la jarre au profond de la glaise, à l’extrême limite de la terre, des roseaux et des ténèbres, dans un paroxysme de mains en pelleteuses, de cris étouffés, de larmes et de soupirs .
( Voici la complainte nostalgique dite de Sag-Mo qu’écrira et mettra en musique, plus tard, Dreyfus, ami de Sans-Nom, la fille de Sag-Mo.)
ELLE
D’aller si loin,
elle n’a plus de corps.
Ses doigts secs captent
dans l’air atone
une mémoire très ancienne.
Le pouce et l’index
– à l’arrière on voit
la marée refluant –
cherchent l’aube fine,
et s’affaissent lentement
au bras d’ivoire du siège.
Elle a le givre pâle
de l’océan
au front.
Lorsqu’elle marche
ses talons hauts
vont, en staccato,
sur le bitume de la nuit
en soulevant
des poussières de strass
et d’étoiles perdues.
En silence,
sous la pluie,
son petit sac à main
s’est envolé vers la lune
Sag-Mo s’en est allée dans l’aube, diaphane.
Trois pas de biche sur la glace. Ce soir, il neige.
Ses mains d’ivoire ont abandonné
un petit couteau de jade sur la table.
Sag-Mo, en kimono, a sauté sur la lune à cloche-pieds.
Son petit sac au bras, elle tourne un peu sa face de lune
et sourit à la terre.
A Kyoto, le soir, dans la rue longue,
une petite lanterne de papier branle dans le vent.
Le tourbillon des songes tisse les flots des rivières de rides d’argent.
Dans ma gorge, le rire d’un luth s’est étranglé et je pleure.
Grand sablier et panoplie de plumes, voici les vieux trophées du
général rouge.
Sag-Mo les a emmenés sur la lune. Elle ouvre son petit sac.
Ils sont là tout au fond et ses menus doigts tremblent.
La fille de Sag-Mo a des dents très blanches et on y voit quelques
larmes.
Au bazar de Hong-Kong, elle acheta jadis une bague énorme en
mémoire du père absent.
…
A Owego, Etat de New-York, Sag-Mo hurle et rit dans les néons
De la nuit, aux façades des maisons de jeux.
Avec son gros calibre, Jimmy Doo tire des balles
qui font de drôles de dum-dum et des trous bleus dans la nuit.
Suzy Call a l’air ébahie au milieu de ses taches de rousseur qui sont
les larmes éteintes du dernier feu d’artifice.
Owego est une étape incongrue pour Sag-Mo.
Demain, à l’aube, apeurée, elle fuira.
Plus tard, en creusant, un géologue trouvera peut-être là
un curieux fossile d’argent couronné de brumes