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LA BALLADE DE SANS-NOM / Extrait N°18: La neige… (NB: gentil cafard assuré, mais il s’agit du chapitre de transition, de la bascule du livre. Bonne lecture)

By 10 novembre 2021LECTURE QUOTIDIENNE

LA NEIGE

La neige est tombée à très gros flocons et cela chavire quelque chose de quasi douloureux dans l’âme des petiots campés derrière les fenêtres des grands appartements, là bas  sur les boulevards. Leurs yeux interrogateurs s’accrochent aux lambeaux de ciel par-dessus les toits. La blanche couette étalée sur la cité étouffe peu à peu tous les sons familiers. Elle se veut conquérante avec son imposant rituel du silence et fait sourdre l’angoisse dans le coeur des enfants cherchant pourtant à travers tant de pureté un je ne sais quoi d’indicible, quelque chose de « promis-tenu ! ».

Sans-Nom et Polsky-Fal se sont, eux, élancés à jambes âpres et vives, aux premières lueurs après une  nuit sans sommeil, sur les vastes trottoirs. Nulle trace de pas  encore sur la piste infinie. Après le terrible cul de sac de la nuit, l’inattendu, l’aubaine ! Ils courent presque. Ils aimeraient pleurer mais s’observent du coin de l’oeil. Toi ou moi, ou moi ou toi, en premier ?

 

La ville entière, dans ce rare moment de virginité, leur semble acquise. Ils voudraient pour eux seuls ces instants de bonheur. Ils aimeraient saisir, mais comment ? ce message de paix absolue, de sérénité venue du ciel, flocon après flocon. Et toute cette blancheur et sa majesté indiscutable ! Ils vont ainsi, bouche ouverte, happant la manne des cristaux avec un doux sourire et des  sanglots de gorge.

 

Le suicide du Parrain les a précipités loin de l’idée d’adhérer encore à une quelconque tribu. Le beau carnaval s’est transformé en pandémonium. Au lendemain du drame, l’un comme l’autre ont compris qu’ils n’avaient ni  place chez les Kaisers, ni chez les Jovens, ni ailleurs. Et cela les a rapprochés imperceptiblement dans le dédale de mille pensées contradictoires, mais avec force en une seule et courte nuit.

 

Polsky, l’adolescent introverti, le jeune homme au physique équerre et compas, laisse à présent s’éveiller un lent sourire qui vient allumer son visage glabre. Il émane de sa personne quelque chose de presque gracieux. En quelques heures il a grandi et de forts haussements d’épaules ponctuent à présent des débuts de phrases joyeuses…, presque des  discours.

Tout en marchant, il jette à sa comparse de fières oeillades. C’est qu’il commence à l’admirer ce petit bout de femme. Ce petit bout de femme qu’on appelle Sans-Nom et qui marche, marche,… venue de si loin. Et d’où en fait? Il n’en sait rien.

 

« Je n’en sais fichtre rien! » grommelle-t-il de manière audible, en rougissant aussitôt de sa maladresse.

Sans-Nom n’a pas réagi.  Et pendant que sur la page immaculée de la ville s’alignent côte à côte leurs glissades, dans le seul bruit de leurs halètements, quelque chose se met à brûler en lui. Au creux de sa poitrine naît un violent désir de protéger celle qui marche à ses côtés, de l’étreindre. C’est déjà de l’amour, mais il ne le sait pas.

« Polsky, moi, je quitte cette ville ! Ils sont cinglés par ici. Je m’en vais, je me tire ! »

Sans-Nom a parlé à voix très basse, un rien fataliste, mais  elle est ferme.

« Polsky, je m’en vais » répète-t-elle . « Je ne sais pas où, mais je pars. Et toi ? … »

 

Polsky-Fal : ….

 

Polsky-Fal détourne la tête loin, très loin. Il lui faut maintenant s’arracher à tout un passé, il le sent, il le sait et c’est tellement soudain. Il pleure et lui reviennent en mémoire les yeux bleus de son père, les mystérieux carnets brûlés, sa mère devenue « l’étrangère », la femme d’un autre, d’un « paratonnerre » en jogging. Et l’AK 47 abandonné dans la puanteur de sa planque ? « Il va rouiller. Pour sûr, il va rouiller » songe-t-il .

 

Et soudain, le remugle des choses  anciennes de la ville dévale, vomi par les façades en pierres taillées des hautes maisons qui furent bourgeoises. Le vacarme rouillé revenu des vieux tramways sur les rails qui affleurent du bitume, le transperce et jette son âme au sol. Il est vaincu par la mémoire de mille sales secrets qu’une force invisible lui impose. Une force en tonnes de vécus gris, une force venue des murs même, océans de granit. Les ferrailles  des enseignes obsolètes giflent d’infamies ses yeux, son front blêmit. Il boit l’innommable et c’est un infernal concert  de fer et de feu, de pierres, de cris et de lamentations, de jurons de toutes sortes qui déferlent, revenus du passé de cette ville, de ses parois. Et cela ajoute à son trouble comme un terrible tire-bouchons qui voudrait trépaner aux tempes.

 

« Je viens Sans-Nom, je viens… »

 

Par-dessus tout cela, un minuscule carré de ciel bleu comme un cerf-volant oublié…

 

 

 

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Lève-toi ! / Etz Be-Tzion
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