CHEZ LA MERE LULU, dite « La Dorée »
« Au carré en rond », chez Lulu-Mère.
L’enseigne est bien visible pour nos deux rescapés de la ville maudite alors qu’ils marchent sur la route qui les conduit à ce bourg, loin des grands axes. Deux journées d’auto-stop…Ils sont rendus.
Polsky Fal : « C’est sans doute ça. C’est là, j’en suis sûr ! Il y a même la serre avec des palmiers. Nous y sommes, Sans-Nom ! J’espère que Dreyfus ne nous a pas fait faux bond ».
Sans-Nom : «Aujourd’hui, nous sommes bien le 15 janvier, non ? »
Posky-Fal : « Oui ».
Sans-Nom : « Bien, O.K., alors il doit y être, puisqu’il nous a certifié qu’il nous attendrait là à partir du 13. »
Polsky-Fal : « Il a intérêt. Parce que moi, j’en ai assez. Voilà deux jours que nous voyageons en dormant n’importe où. Et si Dreyfus n’est pas là pour nous présenter à la patronne du « Au Carré en rond chez chose», je crains que nous soyons condamnés à passer la nuit à la belle étoile. Et dans ce bled… »
La patronne du « Carré en rond », Lucienne Lumignon, ex-professeur de lettres, ex-soixante-huitarde, ex-hippie de luxe, ex-femme mariée, est aussi vraie-fausse thérapeute, macrobiote, chaman approxima tif et herboriste-radiesthésiste-astrologue tout autant approximatif. L’exaltation compense…
Mais elle est avant tout une authentique spécialiste en macramés géants, grêlés de peaux de banane, lichens et écorces en tous genres, mots doux secrètement chapardés à ses patients, formules cabalistiques, prières à la Vierge et à Sainte Ursule de Balaklava et nombre de p’tits papiers, p’tits papiers, p’tits papiers, par ennui et parce qu’il lui fallait « faire une fin en artisanat de pointe, en pointe, pointu-turlututu ».
C’est une grande rousse dont le rire permanent et les excentricités ont fait fureur un temps en ville. Son rire parce qu’il est communicatif comme tous les rires, (même le pire, à force), ses excentricités ? Hé bien parce qu’elle parce qu’elles faisait rire et sourire, aimait cela. On la surnomme « la Dorée ». Mais le bruit court qu’elle l’a répandu elle-même le surnom car de La Dorée à l’Adorée, il n’y a qu’un petit pas menu, menu. Un space où se loge tout le drame identitaire de dame Lucienne Lumignon, on l’aura compris.
Le « Carré en rond », c’est l’exploitation malhabile de ce que laissa dans son sillage un des nombreux amis de passage au temple, Fritz Zougmi.
Le « Carré en rond » deux ou trois fois par an se transforme en « Temple ». Temple en l’honneur du grand spécialiste en cri primal, monsieur Machiglou ou Madame Chossebol, temple pour les trois journées de la fraternité oecuménique de la très vénérée Mère du ciel, Sing-Mo. Temple dédié aux légumes primés des dix meilleures productions de l’agriculture anthroposophe de la région. La veuve, Baronne Ludivine d’Emphlebec, sommité locale, Présidente d’honneur du Cercle des Amis du Carré en Rond est évidemment de tous les programmes.
Temple par-ci, temple par-là au gré des inspirations ou illuminations de la très vénérée maîtresse des lieux que d’aucuns nomment : la dragonne jaune, rapport à ses problèmes de foie et leur effet sur son teint.
Mais revenons à l’ami Fritz.
Celui-ci, vrai-faux spécialiste en astrologie indienne et faux-vrai passionné du célébrissime poème « Voyelles » d’Arthur Rimbaud, avait communiqué sa flamme à la patronne. Bonne fille et, ne l’oublions pas, ex-professeur de lettres, elle avait connu un temps de ravissements ébahis à la relecture d’ « Une saison en enfer ».
Le tout s’était fait dans un concert de soupirs ponctués de « âââh! », bouche noire, gueule de démence ouverte de « hiiiii! », glotte sur-rougie de douleurs métaphysiques supposées, du « uh! » verts de ses yeux effrayés, de « oh! » bleus et profonds admiratifs et en « pose là haut, là haut » et de longs « euh! »…transparents et insipides qui se voulaient rêveurs mais n’étaient que bêtes et bêlants.
L’énoncé des correspondances, fatalement subtilissimes, entre l’alchimie rimbaldienne, les arcanes secrètes de la Bagavad-Gita, le Tao et le livre des Morts thibétain ce que détaillait fort talentueusement l’ami Fritz, n’en finissait pas de faire, depuis, son remue-ménage dans les méninges survoltées de Lucienne Lumignon .
Elle en restait marquée et cela se voyait à ses sourcils sans cesse froncés.
Bref, le « Maître » avait réchauffé pour la belle un peu sotte les fruits de toute sa pauvre science dans le caquelon de longues soirées éclairées à la bougie et arrosées au thé de Chine. Lorsque la patronne eut à coeur de créer une enseigne pour son lieu à fonctions multiples et spirituellement survitaminé, elle se souvint du texte bien connu
« Alchimie du Verbe » : « J’aimais les peintures idiotes, dessus de porte, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires,… ».
Elle songea donc qu’il lui fallait choisir un nom qui justifiât l’ensemble de ses activités au Temple. Il fallait un zeste de naïveté en rapport avec le remugle odorant de ses macramés et quelque chose d’initiatique, voire de fuligineux, d’inaccessible pour synthétiser à peu près tout le reste et résumer l’esprit de la maison, provoquer peut-être l’enchantement, le mystère, l’interrogation, qui sait ? Et c’est ainsi qu’un beau matin, la façade de sa maison, perdue dans un bourg au fin fond des campagnes, s’orna d’un dessus de porte. Dans un grand panneau blanc éclairé par deux minuscules projecteurs on pouvait voir un grand cercle peint à l’intérieur d’un carré dessiné avec les mots « Au carré en rond » répétés ad infinitum en perspective plongeante. Au centre était peint, ma foi fort habilement, le fameux texte rimbaldien. Sans en prendre vraiment conscience, vanité aidant, la patronne avait accordé au texte de Rimbaud une application au premier degré qui restituait bien la philosophie du lieu.
Sans-Nom, la main tendue vers la chaînette rouillée de la cloche d’entrée :
« Il n’y a donc pas d’électricité dans cet endroit ? Et puis, la cloche, là-haut, c’est un vrai tocsin ! C’est un vrai bourdon ça. C’est tibétain, Polsky ! Nous voici arrivés une fois de plus dans un drôle d’endroit. Ca sent le mystique frelaté et si Dreyfus ne nous attend pas ici, je fais demi-tour immédiatement. »
Ses yeux se dirigent ensuite vers l’enseigne et, pendant que Polsky-Fal allume nerveusement une cigarette, elle déchiffre lentement le texte peint en jolis caractères au centre de l’enseigne.
« Hé! Polsky ! Je connais le gars qui a écrit ça. C’est un Français du siècle dernier et même d’avant en fait. Chez nous, à la bibliothèque, nous n’avions que la traduction de quelques textes et même ainsi j’étais fascinée. J’ai compris plus tard que ce Rimbaud était d’une autre époque que la nôtre et que je ne pourrais jamais le rencontrer. J’aurais aimé pourtant. Mais, bon… Là, avec cette enseigne il y a quand même un signe ! Maintenant, il faut que je sache. Allez, on sonne ! »
« Ce n’est absolument plus nécessaire ! » clame-t-on, rigolard, depuis une fenêtre au premier étage.