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LA BALLADE DE SANS-NOM / Extrait N° 20 : « Hello ! C’est l’ami Dreyfus qui vous attend depuis hier. La patronne est absente et je suis seul maître à bord. La porte est ouverte, entrez donc et mets tes inquiétudes au garage, Sans-Nom ! Y a pas  vraiment de raison ! Suivez le long couloir. Au fond, vous trouverez une grande baie vitrée au travers de laquelle vous verrez le jardin de Madame, avec ses herbes et ses palmiers. Un petit paradis végétal. C’est une serre. N’y entrez pas, surtout n’y entrez pas ! Les microbes, la température, les… Enfin, c’est une des phobies de Lulu ,… de madame Lumignon, veux-je dire !

By 12 novembre 2021LECTURE QUOTIDIENNE

« Hello ! C’est l’ami Dreyfus qui vous attend depuis hier. La patronne est absente et je suis seul maître à bord. La porte est ouverte, entrez donc et mets tes inquiétudes au garage, Sans-Nom ! Y a pas  vraiment de raison ! Suivez le long couloir. Au fond, vous trouverez une grande baie vitrée au travers de laquelle vous verrez le jardin de Madame, avec ses herbes et ses palmiers. Un petit paradis végétal. C’est une serre. N’y entrez pas, surtout n’y entrez pas ! Les microbes, la température, les… Enfin, c’est une des phobies de Lulu ,… de madame Lumignon, veux-je dire ! Vous prenez ensuite à droite et vous laissez derrière vous ce qu’elle appelle la  salle d’expression : c’est le  haut-lieu de ses thérapies et de ses cours de macramé géant. J’adhère pas du tout, mais ça, hein, c’est mon problème. Bon, vous continuez, vous montez au premier étage et vous arrivez dans « le lieu », le saint des saints, le grand salon de la patronne. C’est tout à fait loufoque du point de vue décoration mais il y a aussi une superbe bibliothèque abandonnée par un Fritz de passage. Fritz, entre parenthèses, c’est le prénom d’un bonhomme, hein ! C’est pourquoi, moi, je viens ici de temps à autre parce qu’il y a des livres. Allez, montez vite: il y a du bon vin. C’est du Frascati. Je l’ai ramené d’Italie. Et il y a du feu dans la cheminée. Rôôômantiche à souhait. »

 

Le soir la  patronne,  secrètement surnommée « Princesse  Lulu » ou « Lulu-Belle » par Dreyfus, rentre. Ses longs bras maigres sont chargés de grandes ficelles pour le macramé, des ficelles de couleur rouille, verte et jaune, chargé encore de toute une série de livres de la collection « Nature » aux Editions Colpin-Teckel et avec de grands sacs en papier bourrés jusqu’à la gueule de victuailles.

Elle s’assied avec un grand « Ah-ouf ! » de soulagement.

 

De ses longs doigts noueux, elle saisit le premier livre sur la pile des nouveaux achats. « Les chats rêvent-ils ? » roucoule-t-elle. Elle poursuit avec le nom de l’auteur : « Jérôme Desclampes », qu’elle ponctue de deux « ah ! ah ! » extasiés et satisfaits, car elle indique par là qu’elle a enfin trouvé ce qu’elle cherchait depuis  longtemps.

Se tournant alors résolument vers Sans-Nom et Polsky-Fal qu’elle a feint d’ignorer jusque-là malgré les brèves présentations de Dreyfus, elle s’écrie, hurle presque :

                    « Vous a-t-on déjà offert une tasse de thé ? »

 

Et avant d’avoir reçu une réponse:

 

« Mais alors, je vais vous en préparer ! 

Alors, Dreyfus, qui m’as-tu amené là? Ils ont l’air très bien, tes petits amis. Bien sûr qu’ils peuvent rester ! Ils logeront dans les combles aménagés le temps qu’ils voudront. Et puis, pour la nourriture, quand il y en a pour deux, il y en a pour trois comme on dit. Ils pourront peut-être m’aider dans quelques petites tâches et, qui sait, plus tard, s’ils restent, m’assister dans mes séances de thérapie.

                    

                     Vous avez déjà suivi une thérapie ?

                     Il faudra… »

 

Polsky-Fal et Sans-Nom sont demeurés silencieux. Ils ont compris qu’en ce lieu la patronne fait les questions et les réponses.

 

Lucienne Lumignon s’est levée et marche maintenant de long en large, à très longues enjambées en cassant bizarrement ses hanches vers l’avant. Fausse impératrice, elle s’appuie en passant très ostensiblement à la bibliothèque et repasse très souvent, trop, devant ses fameuses sculptures en macramé…

 

Elle fait d’énormes moulinets désordonnés de ses bras désarticulés et des mains aussi. Tout ce carnaval de gestes fait penser à des mélopées qui chavireraient dans l’absurde, le chaos, presque le caniveau du vaudeville.

 

Comme un disque rayé elle se met à répéter les mêmes mots inlassablement. Ce sont « ses » mots, des mots béliers, des incantations, des désespérances hapeuses d’oxygène métaphysique,…supposé aérien.

Lorsque le sillon est épuisé elle jette rageusement sa tête vers l’arrière, secoue sa longue crinière rousse, hennit, c’est son soupir, et, les yeux clos, inspire sèchement en trois petits coups hachés. « Tic et technique d’intimidation » grince Dreyfus, tout bas. « Là elle vous met au parfum, les amis ».

 

Elle a une énorme pierre verte qui bringuebale constamment autour d’un doigt trop maigre et aux oreilles de terribles pendentifs en argent. « Des motifs celtiques », pense Polsky, qui a les yeux rivés sur les deux énormes disques qui tintinnabulent aux oreilles de la dame. De son côté  Sans-Nom est comme hypnotisée par la main maigre et la bague de Madame Lumignon qui est arrivée au terme de son interminable déambulation aérienne. Elle demeure soudain  complètement figée au centre de la pièce, le bras gauche longuement suspendu en l’air comme s’y amusent quelquefois les enfants juste avant de s’endormir.

 

Visiblement elle semble s’attendre à une manifestation de quelque événement mystique, de quelque transe …

 

Mais Lucienne Lumignon sourit. Le sourire de Madame Lucienne est omniprésent. Il est probable qu’elle sourit même la nuit, en dormant. A l’extrémité de son long et maigre bras, toujours suspendu en l’air, un rayon de soleil vient de saisir l’énorme pierre verte, l’émeraude qui a enfin cessé d’aller de gauche et de droite.

 

D’instinct, Sans-Nom cache, en la tournant sur elle-même vers l’intérieur, sa bague au gros rubis rouge.

 

« Un cobra, l’oeil d’un cobra », songe Sans-Nom. « Un cobra-cyclope ! Cette femme  avec sa bague verte au bout du bras dressé est un cobra-cyclope ! »

 

Un profond malaise l’envahit. « Cette femme est-elle vraiment une femme ? », songe-t-elle encore. « Et cette voix d’homme, si rauque, qu’elle traîne partout ?… »

 

 « Bien, demain sera un autre jour » !, s’exclame Madame Lumignon, sentencieuse, pendant que son bras s’abat tel un couperet à trancher le bois devant elle.

» Si vous êtes bien sages », continue-t-elle, toujours rieuse, « je vous ferai participer à une de mes séances de thérapie par la circulation  des sons dans l’eau . C’est une recherche. Elle est en cours, mais vous verrez, c’est très intéressant. Alors ce soir, ou plutôt… tout de suite, comme cadeau de bienvenue, je vous offre la lecture en première mondiale de mes inédits poétiques. «Bien, bien , bien ! », clame-t-elle en s’applaudissant à tout rompre.

 

Et des cris stridents, des gloussements caprins et toute une litanie de mots inconnus (du papou, du suisse alémanique, du petchnègue ? ) l’accompagnent et lui font une traîne de folie douce dans toute la maison.

 

Sans-Nom : « Mais c’est une Castafiore-vampire aux néons hallucinés et encore, à la puissance X, cette  femme. Polsky, tu penses quoi dans ce cas-là… ? »

 

Madame Lumignon, de retour, installe une montagne de coussins au milieu de la pièce et la voici en un instant juchée tout au sommet de son petit Himalaya. Non loin, un Bouddha doré médite dans la pénombre.

 

« Bon ! » dit-elle en feuilletant, fébrile, très fébrile, deux carnets aux pages jaunies… Elle ne semble pas y trouver ce qu’elle cherche. Et pour cause, le premier carnet est celui de ses recettes macrobiotiques, le second, le carnet de bord de ses thérapies. Un immonde  tas de feuilles vaguement cartonné encore ici et là et aux pages raturées de dessins et schémas cabalistiques glisse pourtant hors de ses mains.

 

« Mes poèmes… mes petits poèmes » gémit-elle soudain terriblement démunie, presque enfantine. C’est alors que Lucienne Lumignon perd pour la première fois son terrible sourire. Ce terrible sourire de façade. Des larmes inattendues lui viennent aux yeux.

 

En un instant tout bascule. Les rides profondes se font soudain bien visibles au fond du visage. Du haut de sa colline dérisoire, les couleurs de ses vêtements extravagants semblent eux-mêmes s’affadir peu à peu. Ses oreilles et son corps devenus vieux vont vers le bas, tirés par les lourds pendentifs. Et c’est tout un univers d’illusions folles, une vaste crise identitaire jamais nommée qui se répand en vrac, aux pieds des trois jeunes gens.

 

Le bouddha, dans son coin d’ombre, entre en dépression.

 

Bien que troublée, Sans-Nom a accepté de prendre ses quartiers d’hiver chez dame Lumignon.

Après tout Polsky et Dreyfus sont rassurants, eux, et le trio a connu dans la foulée de la tragi-comédie à laquelle ils ont assisté quelques séances de fous rires inoubliables.

 

Polsky-Fal ne fait aucune difficulté quant à rester, car avec Dreyfus il pressent de nouvelles séances « Lulu » à ne rater sous aucun prétexte.

 

Ah, jeunesse cruelle !

 

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Lève-toi ! / Etz Be-Tzion
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