Chapitre 16
LE MOINE VASILISIFON
« OOOh! », fait la patronne de derrière la porte de la salle à manger qu’elle vient d’entrouvrir.
« Voici dix minutes que je vous écoute comme une grande indiscrète et qu’entends-je? Que dirais-je? On parle d’anges et de Dieu, ici? Voilà des conversations bien élevées pour des jeunes gens ! Foi de Lucienne, en ce qui me concerne, les anges, c’est vous. Vous êtes mes petits anges, mes angelots, mes bébés. Aaah !, soupire-t-elle. Que deviendrais-je sans vous ? Certains de mes clients m’ont même demandé si vous êtes les enfants de mon ex-mari venus en visite. Je leur ai laissé croire que oui. En ce qui concerne Polsky et Dreyfus, bien sûr. Pour ce qui est de Sans-Nom, j’ai dit qu’elle est ma fille adoptive. Je crois que certains ont marché. Génial, non ? Maintenant, vous êtes à moi. A moi pour toujours, mes petits cœurs ? Ouf, je suis cassée. Il est dix heures et j’ai déjà eu deux séances de thérapie. Tiens, en parlant de Dieu et des anges, vous avez déjà visité Vasilisifon ? Bon, à part son discours religieux, auquel il ne croit pas plus que vous et moi, c’est une montagne d’érudition, cet homme.
Dans un cadre de conférences oecuméniques, il m’a proposé récemment une soirée débat sur le thème « Foi et thérapie, une possible osmose ? » . Qu’est-ce que vous en pensez, les petits ? »
« . . . »
« Ouuui ! Je vois, votre silence est éloquent. Vous êtes sans doute trop jeunes pour y comprendre quelque chose…? Mais moi, je vote « oui » pour ce projet. Qui sait ? Il y a peut-être quelque chose à tirer de tout cela. Vous savez, l’Eglise a beaucoup évolué ces derniers temps. »
« Au carré en rond », les mois passent. Le trio visite finalement l’ermitage et le moine Basile Vasilisifon qu’ils découvrent, perdu au fin fond d’un long et terne corridor.
A l’intérieur d’un énorme fauteuil à roulettes, l’homme, petit de taille, s’agite comiquement. Ses pieds ne touchent pas le sol et il tente timidement, à la vue de nos amis, de s ’extraire de son trop vaste siège. Il émerge d’une débauche de livres en pyramides et d’un festival d’icônes en goguette car accrochées à la va comme je te pousse, ici et là. Son allure nettement efféminée lui donne, sorti de sa coquille de cuir, l’apparence incontestable d’une Vénus à la naissance. Il est entouré d’une centaine de témoins silencieux mais très, très habités. Des Vierges, rien que des saintes Vierges. Celle de Novgorod a visiblement sa préférence parmi des statues de Marie de tous formats. Hautes ou petites, larges comme des déesses Terre-Mère syncrétiques du profond Moyen-âge, vastes comme celles de la préhistoire ou effilées comme des stalactites tourmentés. Allez savoir pourquoi ?. Elles sont partout. De jade, ivoire, d’argent, en pierre, plâtre, bois, plastique, métal, rotin. Les matériaux les plus divers et les plus rares se bousculent ainsi sur les rares meubles qui émergent encore ici et là derrière des montagnes de paperasses.
Un festival.
Certaines sont ornées de petites fleurs des champs, d’autres de nobles fleurs de lys, d’autres encore sont toutes blanches ou bleues. On voit même une madone esquimaude peinte en rouge sang, à tête d’or. Plus loin sur un guéridon une photo du Padre Pio, le stigmatisé. Son nom est écrit au feutre noir en grandes lettres enthousiastes tout en travers du chromo jauni.
Aux pieds d’une grande statue en plâtre polychrome, nos amis ont remarqué une coupe en métal contenant quelques grains de blé, une pomme blette, des morceaux d’encens, quelques chapelets enroulés, un bout de tissu poisseux qui fut jaune et tout un petit volcan de cire, une colline de bougies éteintes. « Un quelconque rite antique à la Reine du Ciel?» ont-ils songé.
Un peu à l’écart une Athéna Parthénos de fort belle taille colonise l’espace entourée de trois ou quatre photos d’extasiées à coiffe noire et aux yeux révulsés. Des moniales. L’amalgame et l’atmosphère inquiétante dégagé par l’ensemble les a intrigués et paniqué. Ils n’ont pas osé questionner le vieillard…
« Des saintes, de vrais modèles pour vous » a-t-il dit en dégageant deux rangées de dents jaunes. « De vraies jeunes filles consacrées au culte de la Très Sainte Mère. Elles sont mortes et nous les prions à présent ! Des modèles, des saintes, vous dis-je !»
Les trois amis finalement se présentent et débitent toute sorte de politesses embarrassées à l’homme aux lunettes rondes cerclées d’acier.
« Des hublots de sous-marin » marmonne Dreyfus, « sauf que les sous-marins n’ont pas de hublot, si ce n’est le Nautilus du père Jules Verne. Hé, je me demande ce que les deux pères, Verne et Vasisiphon… ou liphon, ou comment déjà, auraient pu se dire. Le dialogue ? Surréel, certainement comique,… sinistre aussi ? Et si on y ajoute les frères Marx, les Pieds Nickelés ou le défunt Parrain du Batyscaphe ? Alors là… ». Dreyfus bloque vivement son monologue intérieur car il a de grandes difficultés à contenir un rire nerveux qui démarre souterrain mais énorme avec les effets habituels que l’on sait sur une vessie.
Le père Vasilisifon enchaîne soudain avec un long monologue débité d’autorité d’une voix de nez très pointue.
« Je suis, voyez-vous, un oecuménisant convaincu. Je suis également arrivé à la conclusion, après toute sorte de recherches, que seul le culte à la Reine du Ciel pouvait foncièrement unir catholiques et orthodoxes. Et même bien des religions et cultes au-delà. L’Islam lui-même révère Fatima…et Marie est apparue à Fatima. Non ?
Saviez-vous, par exemple, que les anciens Russes vénéraient une déesse-mère appelée Slava ? Hum ! Etonnant, n’est-ce pas ? Très intéressant ! Hum !
A mon avis, il s’agit là d’une géniale prémonition spirituelle des peuples que l’on appelle d’ailleurs « slaves » par voie de conséquence. Slava,… égale slave. Vous me suivez ? Songez que cela arriva bien avant que notre très sainte Mère l’Eglise ne leur apporte le culte de Marie, en échange. On trouve ainsi des cultes à des divinités mères sur toute la surface de la terre, un peu partout, depuis la nuit des temps ! Songez donc ! Les Gallo-Romains vénéraient une déesse Sequana à la source de la Seine, oui, oui. Les Matres aussi, des déesses de la fécondité et tant d’autres étaient au centre de leurs préoccupations spirituelles ! En Afrique centrale par exemple, il y a, aujourd’hui même, le culte des sirènes, les Mami-wata. Les chinois ont Sing-Mo et ainsi à l’infini, mes amis ! A l’infini et partout, partout. Tenez, la Marianne de la République française. Vous voyez, vous me suivez… ? Que croyez-vous que ce soit au fond ? Rien d’autre qu’un retour en force du culte à la Reine du ciel. Mais subtilement, façon laïque ! Marianne n’a fait que remplacer Marie comme Marie a remplacé les matres gallo-romaines ! Et voilà, le tour est joué ! Ah, les dupes, quand même, hi, hi !
Voyez-vous, le grand apôtre Paul lui-même, Dieu ait pitié de lui, s’est à mon avis trompé à Ephèse en prêchant contre le culte de la Diane d’Ephèse. Un culte universellement répandu à l’époque. Songez donc ! Universellement répandu. Avec un peu plus de tact il aurait obtenu de bien meilleurs résultats ! Enfin l’erreur est humaine et la Bible n’est pas infaillible contrairement à ce que disent les protestants et les juifs. Le Pape, lui par contre… »
Et c’est ainsi durant près de quarante-cinq longues minutes…
Polsky et Sans-Nom sont restés muets, abattus par cette débauche d’idées religieuses étranges et l’infinie tristesse dégagée par le personnage en robe noire.
Le dialogue du moine est très bien.
Ceci décrit bien le culte universel à la reine du ciel.
Bonjour à vous et Élishéva.
Content que cela te plaise. Merci Brigitte !