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Historien des sciences, André Pichot s’intéresse depuis longtemps à la biologie, et spécialement depuis quelques années à la génétique. Dans La Société pure de Darwin à Hitler (Flammarion, 2000), il rappelle que les scientifiques et les médecins ont toujours joué un rôle déterminant dans les idéologies de la qualité humaine, jusqu’à participer concrètement à des campagnes de stérilisation ou même d’extermination. Surtout, il stigmatise la mémoire sélective des scientifiques contemporains, lesquels nous livrent une histoire expurgée de leur discipline, par idéologie autant que pour préserver l’aura accordée à leur profession. André Pichot montre la filiation entre, d’une part, l’eugénisme théorique de la fin du XIXe siècle, la stérilisation des malades mentaux et handicapés à partir 1907, puis leur élimination dans les chambres à gaz allemandes (à partir de 1939), et, d’autre part, l’extermination par les mêmes moyens des Juifs et des Tziganes (à partir de 1942). Il fustige l’amnésie des historiens qui négligent « la continuité entre les deux processus, au moins sur le plan “technique” », au point qu’on s’interroge sur le niveau d’information dont disposaient à l’époque Maurice Papon ou Pie XII alors que c’est la protestation publique de nombreux Allemands qui fit fermer les centres de gazage en 1941 (lesquels furent reconstruits en vue de la « solution finale »). Cette méconnaissance généralisée qui empêche de voir que « le racisme moderne est calqué sur le modèle de l’eugénisme » est évidemment propice à de futurs errements, et c’est pourquoi il importe de la dénoncer. Pourtant, on s’étonne qu’André Pichot ne signale pas la singularité du sort des Juifs comparé à celui des handicapés, comme si des siècles d’antisémitisme et de pogroms n’avaient pas aussi leur part dans le passage à l’extermination. C’est dans la section intitulée « Antisémitisme et biologie » du troisième chapitre de son livre que l’auteur s’explique en contestant les effets nocifs d’une « hollywoodisation » de l’extermination des Juifs, démarche anhistorique par laquelle cette extermination devient « une chose absolument singulière et inexplicable, une sorte d’objet d’art malsain, d’essence quasiment religieuse, la manifestation du “mal absolu” ». André Pichot voit pour sa part dans la Shoah « l’extension aux Juifs (en tant que race “factice”) de théories et de pratiques conçues pour les malades handicapés et anormaux, et pour les races officiellement “inférieures” ». Pour l’auteur, c’est le socio-darwinisme alors triomphant qui est le fil rouge dans cette succession de crimes. Textes à l’appui, il montre comment les scientifiques ont cautionné aussi bien les caractérisations raciales et leurs incidences psychosociales que les infériorités intraraciales et leurs effets dommageables sur l’évolution ou le progrès. Dès la publication des théories de Darwin, les sciences humaines et sociales ont voulu transposer le mécanisme de concurrence vitale pour la sélection des plus aptes aux sociétés humaines, afin d’influencer positivement l’évolution de notre espèce. Cette démarche, connue sous le nom d’eugénisme, fut d’abord mise en pratique avec la stérilisation forcée de certaines catégories de personnes, instaurée par de nombreuses législations. Mais André Pichot s’oppose à l’idée convenue que le darwinisme social serait un dévoiement du darwinisme biologique ; il soutient au contraire que ce sont les biologistes eux-mêmes qui « ont construit le renfort idéologique dont ils avaient besoin pour soutenir une théorie biologique vacillante ». André Pichot relève alors que les scientifiques contemporains, et au premier chef les biologistes, effacent avec constance la genèse réelle de l’eugénisme. Parmi les experts consultés par l’UNESCO en 1951 pour préparer une « déclaration sur la race et les différences raciales » se trouvaient des généticiens ou médecins notoirement eugénistes, et même un ancien expérimentateur sur enfants handicapés dans l’Allemagne nazie. Bien sûr, la définition de la race ainsi obtenue s’oppose au racisme mais, ce qui est significatif pour André Pichot, c’est qu’elle est établie au nom de la science plutôt que de la société, et fait dire aux scientifiques l’inverse de ce qu’ils pensaient avant la guerre, tout en dissimulant cette conversion. « Ce n’est donc pas la science qui a imposé le changement de discours, c’est Auschwitz : il n’était pas possible de passer sous silence l’extermination des Juifs, comme on a passé sous silence celle des malades, handicapés, etc. » On relèvera dans cet ouvrage nombre de réflexions bien assénées telles que celle-ci : « Si les génomes de l’homme et du chimpanzé diffèrent de 1 p. 100, alors que l’homme et le chimpanzé réels diffèrent bien plus, cela signifie tout simplement qu’il est absurde de réduire les êtres vivants à leur génome. » André Pichot ne fait aucun cadeau, même aux ancêtres célébrés partout comme Haeckel et Darwin dont il souligne la « stupidité scientiste ». Quant aux sociobiologistes, il expédie « le style de camelot bêtifiant » de Richard Dawkins dont la « personnification des gènes frôle même la guignolade infantile », et remarque qu’Edward Osborne Wilson, qui n’intéresse que des « biologistes de troisième ordre », ramène au premier plan « des manières de penser qui datent d’avant-guerre ».
PICHOT, André (2009). La société pure de Darwin à Hitler. Paris : Flammarion. Collection Champs. Nouvelle édition. 478 pages. Le livre peut être acheté sur Amazon. A propos de l’auteurAndré Pichot, né le 15 septembre 1950, est chercheur au CNRS en épistémologie et histoire des sciences. Il est surtout connu pour ses écrits très critiques sur l’histoire de la biologie, notamment sur le darwinisme, la génétique et la biologie moléculaire, en particulier l’influence que la biologie moderne a eue sur des idéologies favorisant l’eugénisme et le racisme. Son analyse de l’histoire des idées qui ont mené à la biologie moderne a pour fil directeur la critique de l’être vivant comme machine. Selon lui, la biologie moderne s’enfonce dans une impasse en se voulant mécaniste alors qu’en fait, elle devrait être qualifiée plus justement de machiniste, puisqu’elle ramène toutes les explications biologiques à la machine. Cette critique est sous-tendue par une conception originale du vivant, exposée dans ses Éléments pour une théorie de la biologie (1980). |