Michel Garroté — Le parcours d’Adolf Eichmann a – naturellement et avant tout – quelque chose d’atroce, dans ses conséquences tragiques, pour les Juifs d’Europe, dès 1933 et jusqu’en 1945. En même temps, les circonstances de la fuite d’Adolf Eichmann, puis sa façon de nier, au tribunal, son énorme responsabilité, ont quelque chose de pathétique.
Je me dis souvent, à moi-même, que si des gens comme Eichmann ont pu faire une carrière politique au 20e siècle, il y a sans doute des hommes comme lui qui font une carrière politique au 21e siècle. Quels sont-ils ? Ou sont-ils ? Dans combien de temps et comment seront-ils jugés par l’histoire ? Quel sort l’avenir réserve-t-il aux dictateurs nord-coréens, soudanais, iraniens, vietnamiens ?
Revenons à Eichmann. Il vit donc avec sa famille, en Argentine, dès le début des années 1950, sous divers noms, y compris le nom de Ricardo Klement. A l’époque, le pays où il se cache aurait refusé de l’extrader si la demande lui en avait été faite. Car à ce moment-là, l’Argentine accueille deux sortes d’Allemands : des Juifs Allemands, notamment des Juifs Allemands rescapés de la Shoah ; mais aussi des nazis Allemands, dont Eichmann. Le hasard auquel j’ai fait allusion plus haut est celui de la rencontre en Argentine entre une jeune fille juive allemande, Silvia Hermann, et un jeune homme allemand, un certain Nick Klement.
Le père de Silivia s’appelle Lothar Hermann, un Juif Allemand rescapé de la Shoah. Le père de Nick Klement s’appelle en réalité Adolf Eichmann, alias Ricardo Klement. Il y avait sans doute une probabilité sur un million que la fille de Lothar Hermann rencontre et tombe amoureuse de Nick Klement, le fils d’Adolf Eichmann. Du reste, Lothar Hermann ne tarde pas à enquêter sur ce jeune Nick Klement. Et Lothar Hermann finit par acquérir la conviction – et c’était bien la vérité – que Nick n’est autre que le fils d’Adolf Eichmann. Silvia doit affronter la dure réalité : elle était tombée amoureuse du fils du bureaucrate de la Shoah, ni plus, ni moins.
Lothar Hermann, à force d’envoyer lettres et photos, parvient à convaincre le procureur de la République Fédérale d’Allemagne Fritz Bauer qu’Eichmann se cache en Argentine. Fritz Bauer craint que la République Fédérale d’Allemagne n’ait ni les moyens, ni le désir, d’enlever Eichmann en Argentine et de le juger en Allemagne. Du reste, comme mentionné plus haut, l’Argentine aurait refusé d’extrader Eichmann. Fritz Bauer décide alors d’informer le Mossad par l’intermédiaire d’un membre de la communauté juive de Köln (Cologne). Le Mossad est embarrassé. Il ne dispose pas vraiment, à l’époque, des moyens logistiques nécessaires pour enlever Eichmann en Argentine et l’emmener en Israël.
Plus tard, la décision est prise : le Mossad va faire ce qu’il doit faire. Dans des conditions à la fois extrêmement difficiles et totalement rocambolesques, les agents du Mossad parviennent finalement à s’emparer d’Eichmann en Argentine et à le livre à la justice israélienne, au début des années 1960. Mais qui était véritablement le nazi Adolf Eichmann ?
Après la Seconde Guerre mondiale, Eichmann, dans le plus grand secret, accorde une longue série d’entretiens à un certain Willem Sassen. Enregistrés sur bande magnétique, ces entretiens sont par la suite publiés sous forme écrite. Eichmann y défend l’extermination des Juifs d’Europe par le régime national-socialiste. Eichmann explique que l’objectif était de purifier le sang allemand. Et que l’extermination des Juifs, pour parvenir à cet acte purificateur, cette extermination ne l’intéresse pas, en elle-même. Mais qu’elle l’intéresse seulement dans la mesure où elle permet d’atteindre l’objectif fixé.
La seule chose qui l’intéresse, dit Eichmann, c’est la nécessité selon lui de purifier le sang allemand, de déjudaïser et d’aryaniser le sang allemand. La logique génocidaire est impressionnante : elle va jusqu’à différencier les « juden », les « halb-juden » et les « misch-juden ». Eichmann, dans ses entretiens avec Willem Sassen, insiste sur le fait que ses éventuels sentiments personnels, bons ou mauvais, sur la barbarie de la Shoah n’ont strictement aucune importance, aucune valeur.
La seule chose qui l’a motivé, raconte Adolf Eichmann à Willem Sassen, c’est que le sang allemand devait être purifié de toute impureté et que l’impureté était juive tout simplement. Que la Shoah en ait été la conséquence inéluctable, dit-il, ne l’intéresse pas. Surprenant, de la part de l’homme qui a participé – au plus haut niveau – à l’organisation logistique, de la déportation et de l’extermination, de six millions de Juifs. Son seul regret : le travail n’a pas été accomplis jusqu’au bout ; car en effet, selon Eichmann, il eut fallu exterminer 11 millions de Juifs Européens pour que le national-socialisme parvienne à triompher. Ce qui n’empêchera pas le même Eichmann de plaider, des années plus tard, lors de son procès en Israël, qu’il était « non coupable »…