Guy Millière a récemment souligné la détermination des Américains face à l’Iran et la veulerie des Européens supposément droit-de-l’hommistes qui ne défendent pas les droits des Iraniens en révolte contre les Ayatollahs. Mais comment comprendre la stratégie des Russes, supposément alliés des Iraniens ?
Pour les lecteurs de Dreuz, j’ai traduit cet article de l’ex-ambassadeur, Dore Gold*, paru le 3 juin sur le site du Jerusalem Center for Public Affairs (JCPA).
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La Russie fait pression sur l’Iran
Dans une série stupéfiante de déclarations, la Russie a clairement indiqué qu’elle s’attendait à ce que toutes les armées étrangères se retirent de Syrie.
Alexander Lavrentiev, l’envoyé du président Poutine en Syrie, a précisé le 18 mai que par toutes les «armées étrangères», il entendait les troupes appartenant à l’Iran, à la Turquie, aux États-Unis et au Hezbollah.
Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a ajouté cette semaine que seules les troupes syriennes devront être présentes à la frontière sud du pays, près de la Jordanie et d’Israël. Auparavant, la Russie a participé à la création d’une «zone de désescalade» dans le sud-ouest de la Syrie, aux côtés des États-Unis et de la Jordanie. Maintenant, la politique russe devient plus ambitieuse. Lavrov a ajouté que le retrait de toutes les armées non syriennes de la zone de désescalade doit se faire rapidement.
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Le régime de Téhéran a reçu le message et a émis une brusque réprimande à l’égard de son allié russe. Les Iraniens n’ont jamais considéré leur déploiement en Syrie comme étant temporaire. Il y a cinq ans, une personnalité religieuse de premier plan associée aux Gardiens de la Révolution a déclaré que la Syrie constitue la 35e province d’Iran. Au delà de ces déclarations idéologiques, sur le plan pratique, la Syrie héberge le réseau logistique de réapprovisionnement iranien de sa force de contournement la plus critique au Moyen-Orient, le Hezbollah, qui a acquis une signification allant plus loin que la question libanaise.
Au fil des années, le Hezbollah a participé à des opérations militaires en Irak, en Arabie saoudite, au Yémen et ailleurs. Sans la Syrie, la capacité de l’Iran à projeter son pouvoir et son influence dans la série de conflits au Moyen-Orient serait beaucoup plus limitée. La Syrie est devenue le pivot de la quête de Téhéran pour un corridor terrestre reliant la frontière occidentale de l’Iran à la Méditerranée. Le fait que l’Iran maintienne dix bases militaires en Syrie montre que sa présence semble être tout sauf temporaire.
Déjà en février 2018, les premiers signes publics de discorde entre la Russie et l’Iran sont devenus visibles. Lors de la conférence de Valdaï à Moscou, à laquelle ont participé Lavrov et le ministre iranien des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif (et l’auteur de cet article), le ministre russe des Affaires étrangères a exprimé ses profondes divergences avec les Iraniens : «Nous avons déclaré à maintes reprises que nous n’accepterons pas les déclarations selon lesquelles Israël, en tant qu’État sioniste, devrait être détruit et rayé de la carte. Je crois que c’est une façon erronée de faire avancer ses propres intérêts. »
L’Iran n’a pas été un partenaire parfait pour la Russie. Bien sûr, des spécialistes russes ont fait valoir que les problèmes de Moscou avec le militantisme islamique vient des djihadistes de l’Islam sunnite, pas de l’islam chiite qui domine en Iran depuis le 16ème siècle. Mais il s’agit d’une évaluation superficielle. L’Iran soutient également des militants palestiniens sunnites comme le Jihad islamique et le Hamas. En mai dernier, Yahya Sinwar, le leader du Hamas dans la bande de Gaza, a déclaré à une chaîne de télévision pro-Hezbollah qu’il avait des contacts réguliers avec Téhéran.
L’Iran soutient à la fois les Chiites et les Sunnites
L’Iran a également soutenu d’autres organisations sunnites telles que les Taliban et le réseau Haqqani en Afghanistan et au Pakistan. Il a hébergé des hauts dirigeants d’Al-Qaïda. En effet, lorsque le fondateur d’Al-Qaïda en Irak, Abou Moussab al-Zarqaoui, a cherché un sanctuaire régional après la chute de l’Afghanistan face aux États-Unis, il n’a pas fui au Pakistan, mais s’est installé en Iran. Il n’y a aucune raison pour que l’Iran ne puisse fournir un soutien critique aux adversaires de la Russie à l’avenir.
Mais ce n’était pas la perception à Moscou quand la Russie a donné son soutien initial à l’intervention iranienne en Syrie. Au printemps 2015, Moscou a noté que la situation en matière de sécurité en Asie centrale se détériorait, les menaces internes en Ouzbékistan, au Kazakhstan et au Tadjikistan allaient en augmentant. En plus, l’État islamique (ISIS) faisait ses débuts en Afghanistan. Une victoire d’ISIS en Syrie aurait eu des implications pour la sécurité des régions de la Russie peuplées de musulmans (1).
C’est dans ce contexte que la Russie a considérablement augmenté les livraisons d’armes à ses alliés en Syrie. Elle a également coordonné avec l’Iran le déploiement de milliers de combattants chiites d’Irak et d’Afghanistan sous le commandement du Corps des Gardiens de la Révolution (IRGC) iranien. Cela signifiait également la construction d’une infrastructure militaire élargie en sol syrien pour cette légion étrangère chiite.
En même temps, la Russie a entretenu et modernisé une base navale à Tartous, en Syrie, et une base aérienne à Khmeimim, près de Lattaquié. Moscou a également eu accès à d’autres installations syriennes.
La Russie a atteint son objectif principal et a changé sa politique
Qu’est-ce qui a changé à Moscou ? Il semble que le Kremlin ait commencé à comprendre que l’Iran handicape la capacité de la Russie à faire valoir ses intérêts au Moyen-Orient. Les Russes ont obtenu de nombreux succès grâce à leur politique syrienne depuis 2015. Ils ont établi une présence militaire considérable qui comprend des ports aériens et maritimes contrôlés par eux. Ils ont montré à tout le Moyen-Orient qu’ils ne sont pas prêts à laisser tomber leur client, le président Bashar Assad, aussi répugnantes qu’aient pu devenir ses politiques militaires – on pense surtout à son utilisation répétée d’armes chimiques contre sa propre population civile. Les Russes ont réussi à convertir leur crédibilité politique en un atout diplomatique, que les Arabes ont pu comparer avec le mauvais traitement du président égyptien Hosni Moubarak par l’Administration Obama au début du Printemps arabe en 2011. l’Iran, cependant, de part sa politique d’escalade contre Israël, met désormais en péril les réalisations de la Russie.
L’Establishment russe de la sécurité a semblé comprendre, dès le départ, que la stratégie d’Israël en Syrie était essentiellement défensive. Par exemple, Israël voulait empêcher la livraison d’armes au Hezbollah qui pourrait altérer l’équilibre militaire en sa faveur. L’une des caractéristiques de la politique militaire russe à un stade très précoce était la carte blanche que Moscou a semblé donner à Israël pour frapper ces livraisons d’armes et plus tard attaquer les installations iraniennes à travers la Syrie.
Selon un rapport, un groupe de réflexion de Moscou, étroitement identifié avec le président Poutine, a publié un commentaire reprochant à l’Iran la détérioration de la situation avec Israël dans le théâtre syrien. Les États arabes sunnites, que la Russie courtise, ont aussi exprimé leurs préoccupations face à l’activisme croissant de l’Iran. Sans aucun doute, les Russes ont pris bonne note des plaintes formulées au Tadjikistan, cette année, à l’effet que l’Iran cherchait à déstabiliser le pays en finançant des militants islamistes.
Poutine semble avoir de plus en plus de réserves concernant la politique de l’Iran d’exportation de la révolution islamique à partir de la Syrie. Maintenant, avec ISIS fondamentalement vaincu, l’activité militaire iranienne en Syrie a perdu sa justification première. Et si Moscou envisage de coordonner plus étroitement sa politique du Moyen-Orient avec Washington à l’avenir, elle doit adapter son approche envers l’Iran (2).
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Le 22 mai dernier, le secrétaire d’État américain Mike Pompeo a énuméré les activités auxquelles les États-Unis exigent maintenant que l’Iran mette fin. Il n’est pas surprenant de voir dans la liste de Pompéo l’exigence que « l’Iran doit retirer toutes les troupes sous commandement iranien dans l’ensemble de la Syrie ».
La Russie ne coupera pas ses liens avec l’Iran. Mais elle entend réduire sa liberté d’action en Syrie. L’idée que la Russie pourrait appuyer l’utilisation de la Syrie par l’Iran comme plate-forme pour des opérations contre Israël ou la Jordanie ne tient pas la route. La Russie entend rester le principal fournisseur de l’armée de Bashar Assad en Syrie ainsi que son partenaire stratégique. Incontestablement, les Iraniens vont devoir réévaluer leur stratégie au Moyen-Orient après les déclarations de Moscou réclamant leur retrait de la Syrie et ne pourront pas continuer à être perçus comme étant ceux qui mettent en péril tout ce que la Russie a réalisé lors de la guerre civile syrienne.
* Dore Gold est Président du Centre des affaires publiques de Jérusalem depuis 2000. De juin 2015 à octobre 2016, il a été Directeur général du Ministère israélien des affaires étrangères. Auparavant, il a été conseiller en politique étrangère du Premier ministre Benjamin Nétanyahou, ambassadeur d’Israël à l’ONU (1997-1999), et conseiller du Premier ministre Ariel Sharon.
Notes :
- Dmitri Trenin, What Is Russia Up To in the Middle East? Polity Press, Cambridge UK, 2018, pp. 58-59.
- M.K. Bhadrakumar, “Russia Censures Iran, Expects Israel to Help Restore Ties with US,” Asia Times, June 1, 2018.
Reproduction autorisée avec la mention suivante : © Traduction de Magali Marc (@magalimarc15) pour Dreuz.info.
Source : JCPA