Dans la tête des nazis. Par Grégoire Kauffmann
nov 12, 20140
Image à la Une : Berlin, 1936. Une « révolution » engagée dans tous les domaines du savoir. AFP
L’historien Johann Chapoutot ausculte l’univers culturel et mental des concepteurs du IIIe Reich. Une plongée vertigineuse dans un délire rationnel.
Chef de la SS et végétarien, Heinrich Himmler détestait la chasse : « Comment pouvez-vous prendre plaisir à tirer par surprise sur les pauvres bêtes innocentes et sans défense qui broutent paisiblement à l’orée des bois ? A bien y regarder, c’est de l’assassinat pur et simple… » Hitler se présentait lui aussi comme « l’ami des bêtes », titre d’une carte postale diffusée en 1934 où le Führer s’exhibe en train de nourrir des biches au milieu de la forêt. Promulguée au lendemain de son arrivée au pouvoir, la loi fondamentale de protection des animaux, l’une des plus « avancées » d’Europe, restera en vigueur jusqu’en… 1972.
L’obsession animalière des nazis est une composante essentielle de leur Weltanschauung, vision du monde nourrie d’emprunts au darwinisme et à la biologie. Hommes et bêtes sont l’expression d’un ordre divin fondé sur les lois de la race et de l’hérédité, la violence, l’élimination des faibles. Un système de valeurs et de normes décrypté par l’historien Johann Chapoutot dans La Loi du sang. Penser et agir en nazi, somme ambitieuse ouvrant une réflexion vertigineuse sur la dialectique de la culture et de la barbarie.
L’auteur a passé dix ans à étudier des milliers de publications nazies, souvent imprimées sur du mauvais papier en caractères gothiques : manuels de droit, traités philosophiques, livres d’histoire, d’agronomie, de géographie, journaux du parti… Il dresse la cartographie d’un délire rationnel mûri par les idéologues et folliculaires du « Reich de mille ans », visant à justifier la « révolution » engagée par Hitler dans tous les domaines du savoir.
Sous l’influence du monothéisme juif et de sa variante chrétienne, le divin s’est retiré du monde. Renouer avec l’instinct germanique exige une rupture radicale avec ces « religions orientales » et leurs valeurs émollientes, l’amour et la pitié. Le cinquième commandement, « Tu ne tueras point », est une insulte au génie aryen. A Brême, les nazis iront jusqu’à masquer les Tables de la Loi gravées sur le portail du tribunal.
La Kriminalbiologie, le droit fondé sur l’instinct
Carl Schmitt s’impose alors comme le théoricien du droit le plus talentueux de sa génération. Obsédé par la « déjudaïsation » des sciences juridiques et des bibliothèques, il propose d’ajouter la mention « Jude »à chaque citation d’auteur juif dans un livre. Ses collègues juristes glosent sur la nécessité de rompre avec des siècles de droit romainet de culture classique. D’éminents constitutionnalistes s’attaquent avec violence aux légistes « ergoteurs ».
Schizophrénie d’une corporation nourrie de latin, de codes et de formalisme, et qui soudain abandonne tout ce qu’elle avait adoré. Pour que vive le peuple, il faut en finir avec les paragraphes de loi qui coupent les cheveux en quatre et stérilisent l’action. En 1933, un camp d’été d’avocats stagiaires organise ni plus ni moins que la mise à mort symbolique du vétilleux paragraphe : une potence est dressée pour pendre haut et court ce signe typographique représenté par un malheureux « § » en carton.
Le nouveau droit allemand sera fondé sur l’instinct et le principe vital. Encouragée par les sommités du régime, laKriminalbiologie prétend régler par l’eugénisme le cas des délinquants et des homosexuels. Toute déviance recouvre fatalement une défectuosité biologique.
Comme les plantes, l’homme a besoin d’un terroir sain pour croître et prospérer. A partir de 1941, les agronomes seront ainsi souvent recrutés pour être les ingénieurs de la colonisation de l’est de l’Europe. Figures emblématiques d’un régime qui se plaît à mettre en jauge, replanter, transplanter.
« Dans la tête des nazis’ Par Grégoire Kauffmann publié dans Express Culture le 10/11/2014
La Loi du sang. Penser et agir en nazi, par Johann Chapoutot. Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 576p., 25€.