«Goy» parmi les otages de l’Hyper Cacher, il se sent aujourd’hui «terriblement juif »: un haut fonctionnaire à la retraite a raconté mardi ses longues heures d’impuissance face à l’agonie d’une victime et à un tueur déterminé qui «pérorait» sur les juifs et la Palestine.
Ce jour-là, cet homme de 67 ans, qui a souhaité conserver son anonymat, client occasionnel du supermarché casher, voulait acheter du houmous. «J’étais dans le fond du magasin quand j’ai entendu une détonation.» Pour avoir été en poste dans des pays en guerre, il comprend tout de suite, «au bruit caractéristique que fait la Kalachnikov», qu’il s’agit d’une prise d’otages. «Puis ça a été la panique, les gens se sont précipités vers un escalier en colimaçon» qui menait au sous-sol.
Il se réfugie alors dans une des chambres froides. Une pièce de 10 m2, encombrée de colis où se tapissent également une femme et son nourrisson. Il fait -5° dans le «frigo», ce qui n’impressionne pas notre homme, qui a connu des -40° en Sibérie. Au bout d’une demi-heure, un otage descend leur dire: «Remontez tous ou il tue tout le monde.» «J’ai hésité. Puis je me suis dit: tant qu’à faire je préfère mourir à l’air libre que dans une cave». En haut de l’escalier, il tombe «sur le cadavre du malheureux – je l’ai su après-coup – qui avait essayé de prendre l’arme du terroriste. Il gisait dans une mare de sang, visage contre terre». –
Du foie gras avant de mourir
«Venez, monsieur», lui dit Amédy Coulibaly et il rejoint une douzaine d’otages, regroupés dans une travée proche de la sortie du magasin: le coin des alcools et des produits de luxe, comme le foie gras. «Il m’a effleuré que je pourrai, avant de mourir, en manger». Mais cette pensée frivole est vite chassée par une vision terrible. «J’étais juste en face de trois cadavres, à l’entrée du magasin. Deux étaient face contre terre, baignant dans leur sang. Mais le plus pénible c’était qu’il y avait contre le mur un troisième qui agonisait. Il avait perdu conscience mais il hoquetait encore…» Le jihadiste propose de l’achever. Les otages l’en dissuadent.
Les heures passent. Coulibaly demande à chaque otage de décliner nom, âge, profession et origine. «J’ai dit: « français ». Il m’a demandé: « catholique? ». J’ai dit oui.» «Pour lui, l’origine c’était forcément la religion. Or réduire quelqu’un à sa religion de naissance, c’est le summum du racisme», commente ce serviteur de l’Etat, qui a vécu dans plusieurs pays musulmans, apprend l’arabe et s’initie à la lecture du Coran.
Le jihadiste fait des «va-et-vient» dans le fond du magasin où il craint une irruption des policiers. Il demande que l’on bouche l’accès avec des palettes. L’homme, qui a confisqué les portables des otages, s’en sert pour passer de nombreux coups de fil, dont à la chaîne d’information BFMTV. «Il nous a dit que c’était lui qui avait tué la policière de Montrouge, qu’il s’était coordonné avec les frères Kouachi et qu’il avait été obligé de passer plus vite que prévu à l’attaque» du supermarché car l’étau policier se resserrait autour de lui.
Talion et vengeance
Avait-il des revendications? «Il s’est mis à pérorer». Invoquant «la loi du Talion» et le désir de «vengeance», il a dressé un tableau des persécutions dont sont victimes les musulmans, «de la Birmanie jusqu’au Mali en passant par la Palestine et la Syrie», raconte l’otage. «Ce qui m’a frappé, c’est qu’il a parlé des persécutions des musulmans en Birmanie – qu’on appelle les Rohingyas – par les bouddhistes: c’est pointu. On voyait que c’était un militant, pas un amateur. Et ça se voyait aussi à sa façon de manier les armes».
Certains tentent un dialogue avec le jihadiste, pas lui. «Je suis resté dans mon coin à essayer de faire le vide en moi, en attendant que ça passe.» Soudain, une explosion retentit dans le fond du magasin, à l’opposé de l’endroit où sont rassemblés les otages. Coulibaly s’y précipite, quand une seconde déflagration secoue la devanture. «Je vois le rideau se soulever, je me couche par terre, avec mon sac sur la tête. Coulibaly se précipite vers la sortie principale…»
A l’Hôtel-Dieu, où il est conduit avec les autres otages, un cadre de la communauté juive lui demande s’il a besoin d’aide, il répond qu’il va bien et qu’il n’est pas juif. Puis, se reprenant: «Je ne suis pas juif, mais, aujourd’hui, je me sens terriblement juif.»
Dimanche, il a défilé avec sa femme contre le terrorisme.