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LA BALLADE DE SANS-NOM / Extrait N° 28 : SUR LA ROUTE. Très haut dans le ciel, le grand soleil  semble s’être arrêté à la verticale du fleuve. Jusqu’à l’horizon, les roseaux sont terriblement immobiles. Le vent ne les trouble pas.

By 23 novembre 2021LECTURE QUOTIDIENNE

SUR LA ROUTE

Très haut dans le ciel, le grand soleil  semble s’être arrêté à la verticale du fleuve. Jusqu’à l’horizon, les roseaux sont terriblement immobiles. Le vent ne les trouble pas. Il est midi et Sans-Nom à jeun, par économie, quitte Dang-Zé par la route de Fu-Tchou. Quelques hirondelles furtives se sont enfuies devant elle. Le long de la route, des masures semblent imploser dans le silence. Nul cri d’enfant, aucun jappement de chien. Et cette absence de son circule dans l’espace si vaste, comme un serpent ailé, plein de reproches et d’accusations. Sans-Nom se remémore les cerfs-volants de son enfance, quand elle se voyait elle-même flottant dans le ciel, loin de l’hostilité et du regard accusateur des femmes du village. Elle en est à sa troisième étape sur la route qui la ramène à la jarre, à la jarre vide !

 

Sans-Nom murmure : « Me voici revenue au point de départ et à la dure réalité. Je songe à toi, Polsky. Je songe à toi,… mon Polsky. Mes premiers mots tendres pour toi, depuis longtemps. Pourquoi je pense encore à toi,… Polsky ? Question idiote, Sans-Nom ! Et pourquoi ? Et pourquoi m’avoir fait ça ?  Et puis Il Li-Yii.  Je me souviens, il est resté sur le quai de la gare avec ses pauvres joues tremblantes, forçant pour ne pas laisser couler une seule larme. Et ses grandes mains ouvertes, suppliantes qui questionnaient. Ce jour-là, je suis partie, l’âme remplie de clairons. Je n’avais que mépris pour cet homme resté seul sur le quai, ce vieillard, le seul qui m’ait peut-être jamais aimée.

                    Et toi, Dreyfus ? Trois pattes ! Dreyfus trois pattes ! Dreyfus le tendre et qui la cache si bien, sa tendresse ». Elle chantonne, bas : « ‘Par délicatesse, j’ai perdu ma vie…’. Hé, Dreyfus, t’as reconnu ça, hein ? Dreyfus le sage ! Dreyfus bombardier, toujours en l’air ! Toujours seul, sans co-pilote. Dans quel ciel tu voles today ? Où jettes-tu tes dragées d’amour, tes sacrées surprises ?

                    Et toi, le Parrain qui hurlait à la face des tigres du zoo ! Le tigre de la nuit t’a-t-il complètement dévoré ?

                    Et vous tous, les Kaisers, les Jovens, les Slivovitchs et tous les autres ! Qu’adviendra-t-il de vous ? Pourquoi y a-t-il des Madame Lucienne Lumigon, des Kazak-Star? Pourquoi y a-t-il des Andalouz Gold ? A quoi servent finalement ces êtres qui sont de faux dieux. Et Dieu dans tout cela ? Ce Dieu dont Dreyfus nous parlait sans cesse à mots couverts, sans oser jamais le citer vraiment, où est-il ? Qu’est-ce qu’il fait dans tout cela ? »

 

Les yeux de Sans-Nom se portent à nouveau vers le paysage de roseaux. Ils ondulent maintenant sous une brise légère qui passe là en emmenant par vagues le gris des feuilles retournées,  jusqu’à l ’horizon.

 

Sans-Nom: « On dirait un peu  le superbe Van Gogh que j’ai vu un jour à Roterdam, au musée. Il manque juste les corbeaux mais… ils sont pas difficiles à imaginer, ceux-là ! »

 

Elle n’aperçoit pas l’homme qui marche derrière elle depuis plusieurs minutes. Imperceptiblement, il s’est rapproché. Et lorsqu’elle s’affale au bord de la route, en rejetant d’un coup de pied brutal les chaussures qui lui font mal, l’homme s’assied à son côté avec une simple question :

 

« Tu as faim ? »

 

Il sort de  l’espèce de gibecière qui  lui sert de sac de voyage quelques poissons frais et un peu de pain. Et sans que la jeune fille ait eu l’occasion de répondre, il allume un feu de brindilles, là au bord du chemin.

 

« De belles grandes mains d’hommes, de vraies mains d’homme » remarque Sans-Nom.

 

Elle l’observe  allumer le feu, perplexe. Sa main droite, qu’elle voit passer et repasser non loin de sa joue, porte une  large blessure. On dirait qu’une lance l’a percée de part en part. « La trace d’un terrible combat. », songe-t-elle à part.

 

Sans-Nom étonnamment n’éprouve aucune crainte. L’homme est calme. Silencieux et calme.

Sans-Nom, en monologue intérieur :

 

« Peut-être est-ce le général rouge ? Peut-être est-il venu à ma rencontre ? Alors, il va tout me dire, m’expliquer. Je vais savoir, enfin ! »

 

Pendant que les poissons grillent lentement à petit feu doux, l’homme se met à parler curieusement, sur le mode du conte, comme distancié, mais doucement, si doucement qu’il en paraît soudain très proche.

 

L’homme : « Dreyfus,… Et bien Dreyfus, en ce moment-même, de l’autre côté du globe, dans un club de jazz où l’alcool coule à flots, Dreyfus a épuisé tous ses discours où se mêlent le faux et le vrai me concernant. Il parle à présent de moi, sans plus trop savoir quoi dire. Il pressent qu’il ne peut aller plus loin avec de simples mots. Il lui faudrait un de ses signes, une expérience comme il dit.

                    Vois-tu, ce que j’aime chez lui en ce moment, c’est qu’il n’a pas honte de parler de moi et de n’avoir plus de mots, plus d’idées pourtant.. Et cependant ceux qui l’entourent sur le coup de trois ou quatre heures du matin et qui sont las de boire, s’assemblent volontiers autour de lui pour l’écouter. Tu le sais, Dreyfus est un grand discoureur ! »

         

L’inconnu, après un sourire et une longue pause :

 

« Il n’existe pas de mot pour me décrire. Un des ancêtres de Dreyfus m’a demandé un jour mon nom. Je lui ai répondu  avec un long regard qu’il n’a pu percevoir, car je n’avais pas de forme humaine devant lui. Je  l’ai aimé. Il est reparti avec une réponse qui n’a pas toujours été bien comprise, d’ailleurs.

                    En ce moment, Dreyfus pleure devant ses amis médusés qui en abandonnent leurs verres  sur les tables.

                    Il n’a pas de mot pour parler de moi et pourtant, il parle de moi. Sais-tu pourquoi ? Parce que malgré toute sa détresse, il m’aime. Je veux dire par là qu’il sait intuitivement mon existence et que cela lui suffit pour l’affirmer. C’est la raison  pour laquelle en retour il y a tant de  ces signes dont il t’a parlé, tout au long de la sienne.

                    Un jour, il y a bien longtemps, Dreyfus avait quatre ans très exactement, je l’ai vu prendre une habitude. Il allait à chaque fin de jour, lorsque le grand soleil orange commençait à se coucher derrière l’horizon, vers le mur d’enceinte qui bordait la propriété de ses parents, juste après un verger. Il attrapait les grilles rouillées et se hissait ensuite sur le mur. Après cela, il regardait longuement le soleil et se mettait à parler à voix haute au ‘ Monsieur derrière le soleil’.

                    Il lui confiait ses peines, ses soucis les plus personnels, ses remarques sur ce qu’il y avait d’incompréhensible pour lui dans le court trajet de sa petite existence. Le comportement de ses parents, par exemple, lui causait du souci. Et il finissait toujours ses discours de la même manière, par la même question aimable et suppliante.

 

Sans-Nom :  « Laquelle ? »

 

L’inconnu : « Celle-ci : Dis, Monsieur derrière le soleil, quand est-ce que je te verrai ? »

Je n’ai pas oublié sa demande. Et j’ai donné des ordres pour qu’on veille sur lui pendant toutes ces années. Il sera bientôt prêt et je pourrai alors répondre à la demande du petit garçon qui grimpait sur les murs devant le grand soleil rouge en train de se coucher, les soirs d’été.

         

L’inconnu, après une nouvelle pause :

 

« Toi aussi, tu m’as questionné. »

« Moi ? » reprend Sans-Nom dans un souffle et à présent complètement subjuguée par l’étrange sérénité du personnage auprès duquel elle ne ressent toujours aucune peur.

 

« Oui ! Toi. » répond l’homme.

 

« Mais où cela ? Quand ? Comment ? » demande Sans-Nom. « Je…, nous connaissons à peine ? » reprend-elle, la gorge  étrangement nouée.

 

L’inconnu : « Tu te souviens des terribles tours de fer que faisaient les grues sur l’horizon du port ? »

 

Sans-Nom : « Oui,… »

 

L’inconnu :  « Et te souviens-tu du livre de Dreyfus que tu déchirais à pleines dents et tes larmes mêlées de baisers ? »

 

Sans-Nom : « Oui. »

 

L’inconnu : « Ce jour-là, pour la première fois de ta vie, tu as dit à quelqu’un que tu l’aimais. Pour la première fois, tu as laissé ton coeur exprimer un peu de reconnaissance. Ton coeur a été touché par un geste d’amitié et tu as répondu.

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Lève-toi ! / Etz Be-Tzion
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