Abel, premier martyr de toute l’histoire de l’humanité, était un homme très particulier. Nous savons qu’il était berger. Les bergers, par nécessité, étaient des nomades. Ils suivaient leurs troupeaux, ils dépendaient donc d’eux. Ces hommes étaient assez humbles pour accepter de faire dépendre leur subsistance, leur avenir, d’un simple troupeau de brebis errantes. Magistrale interpellation pour nous tous pasteurs ou simples croyants : sommes-nous en quelque sorte pieds et poings liés à notre troupeau ? Sommes-nous « quelque part » à sa suite dans une humble et patiente dépendance tirant de la seule prière les « moyens » pour guider notre troupeau (si nous sommes pasteurs) ou pour transmettre le contenu de nos exhortations fraternelles ? Tant d’entre nous, pasteurs et membres, tirons à nous les âmes afin qu’elles partagent nos points de vue, nos visions qui ne sont pas nécessairement celles de D.ieu.
La francophonie chrétienne est d’abord, ouvrons les yeux, une francophonie où chacun tire à hue et à dia selon une volonté bien caïnique. Abel était un berger silencieux, louant D.ieu au bord des ruisseaux où s’abreuvaient ses brebis. Ainsi fera plus tard David avec la harpe dans les solitudes désertiques AVANT d’être un jour le roi David. Abel vivait avec foi. Son point de vue était totalement en opposition avec celui de Caïn qui cherchait, quant à lui, à valoriser ce qu’il avait sous les pieds, pour construire finalement des cités avec des tours fortes.
On retrouve un peu de la nature d’Abel chez Jacob, lorsqu’en Genèse 25 : 27 il est écrit : « Mais Jacob fut un homme tranquille, qui restait volontiers sous une tente, tandis qu’Esaü devint un habile chasseur, un homme de la campagne. » Ne devrions-nous pas dire : un activiste habile ?
Ne retrouvons-nous pas bien plus tard les mêmes personnages chez Marthe et Marie, l’une tranquillement assise à l’écoute du rabbi Yeshoua (Marie), l’autre charnellement agitée (Marthe) ?
Abel, homme humble de coeur, vivait dans l’attente, disposé à entendre la voix de D.ieu, suivant ses troupeaux de moutons, la face dans le vent ou les pieds dans l’eau des rivières : toute une thématique, cette face dans le vent et ces pieds dans l’eau des rivières… Il était uniquement préoccupé d’écouter la voix de D.ieu.
Son âme, son esprit, son corps même devaient dire en silence : « Parle, Seigneur, ton serviteur écoute. » Abel est un coeur pur. Que d’heures il a dû passer, prostré dans la poussière pour entendre… et quand l’Esprit de D.ieu lui a parlé d’offrir un animal de son troupeau, Abel est devenu le premier prophète dans l’histoire de la race humaine pendant que son frère Caïn se préparait à devenir le premier meurtrier du premier prophète.
En ces temps de rétablissement de l’esprit prophétique, l’esprit de Jézabel et d’Achab, qui procèdent tous deux de la nature de Caïn, sont également à l’oeuvre pour meurtrir et faire mourir si possible les vrais prophètes, pendant que d’autres « prophètes de coussinets » se repaissent de l’orgueil des estrades.
Abel était un homme libre parce qu’il était rempli d’un esprit de service. Jésus fut le plus libre des hommes qui aient jamais été. Il est venu se mettre sur la terre au service du troupeau des hommes, ce troupeau que l’on appellera plus tard l’Eglise, ce troupeau de brebis fantasques et volages que nous sommes tous.
Quel est notre service dans l’Eglise ? Jésus a dit que le plus grand parmi nous était celui qui se mettrait au service des autres. Abel était de ceux-là et c’est pourquoi Jésus dira de lui qu’il était un juste, Matthieu 23 : 35, « afin que retombe sur vous tout le sang innocent répandu sur la terre, depuis le sang d’Abel le juste jusqu’au sang de Zacharie, fils de Barachie, que vous avez tué entre le temple et l’autel ».
Le sang d’Abel le juste et de tous les prophètes, y compris celui de Zacharie, fils de Barachie, tué entre le temple et l’autel, et celui de tous les justes mis à mort, crie de la terre vers le trône du Tout-Puissant. Avant que n’intervienne le jugement final de D.ieu, écoutons encore et encore ce cri, qui nous invite à nous laisser purifier de ce qui reste de Caïn en nous. Que nous soyons simples membres d’assemblées, que nous soyons anciens ou serviteurs, que pouvons-nous dire de notre service ? Sommes-nous de la race de Caïn ou sommes-nous de la race d’Abel ?
Quel est le principe qui nous donne notre identité spirituelle à ce jour ? Celui du divin Père, du Créateur de toutes choses, ou celui de Gaïa, la déesse terre-mère ? Est-ce une douceur infinie, une innocence quasi musicale en nous qui prévaut, ou la brutale rythmique des passions, de l’orgueil et de la convoitise ?
Au moment de boucler le manuscrit, un article paru dans un journal d’août 1996 m’a paru d’une telle pertinence que je n’ai pu résister à l’idée d’en insérer ici quelques extraits.
« L’Amérique perplexe découvre qu’entre le divorce et les naissances illégitimes, surtout chez les adolescentes, noires ou blanches, une société atypique a grandi en son sein et que, chaque soir, 40 % des enfants vont se coucher sans leur père. Les Etats-Unis – « Fatherless America », disent les experts – détiennent désormais le record mondial des familles sans père.
Et, là où il existe, il n’est souvent pas assez présent. Or, comme le montrent les statistiques, les enfants privés de père sont plus vulnérables, plus nombreux à quitter l’école prématurément, à tomber dans le piège de la drogue ou de la criminalité… et à faire à leur tour des enfants sans père. En Californie, 70 % des détenus masculins viennent de familles sans père.
Wade Horn connaissait bien le problème. Diplômé de psychologie clinique infantile, qu’il pratiquait à l’hôpital des enfants de Washington après avoir enseigné à l’université du Michigan, il a été nommé, à trente-quatre ans, commissaire fédéral pour l’enfance et la jeunesse dans l’administration Bush. Un très beau poste pour son âge. Il s’y donne à fond. Pris dans le tourbillon, il quitte le domicile familial vers 5 h 30, quand la maison dort encore, n’y rentre que tard le soir, voyage beaucoup, travaille le week-end. « Les valeurs familiales, observe-t-il, c’était bon pour les discours, pas pour nous ». Il ne voit presque plus ses deux petites filles, qui elles, en revanche, voient de plus en plus de baby-sitters. A son insu, sa femme consulte un avocat spécialisé dans les divorces.
A vrai dire, leurs relations s’étaient distendues depuis leur arrivée à Washington, où ils étaient venus pour sa carrière à elle, sacrifiant la chaire qu’il était sur le point d’obtenir à l’université du Michigan et le forçant à se rabattre sur un poste hospitalier. « Jusque-là, se souvient-il, c’était toujours elle qui m’avait suivi, et, cette fois-ci, c’était mon tour. J’avais très mal accepté cette décision. Je lui en voulais terriblement. »
Mais, dans ses nouvelles fonctions de commissaire à l’enfance, Wade Horn n’a guère le temps de ruminer son ressentiment ni de scruter les états d’âme de sa femme… Jusqu’au jour où le tourbillon s’arrête brutalement, dans le cabinet d’un spécialiste qui vient de lui faire part de son diagnostic : cancer des testicules.
Le médecin est très franc. Pour la première fois, Wade Horn est confronté à l’idée qu’il peut mourir, et ce qui lui passe par la tête à ce moment-là le surprend : « Ma pensée immédiate n’a pas été « Oh, mon D.ieu, pourvu que je m’en sorte », mais « pourvu que je voie mes enfants grandir ». Il rentre chez lui, et, pendant plus d’une heure, serre sa plus jeune fille, Caroline, quatre ans, dans ses bras. Puis il prend une résolution : « Si j’arrive à vaincre ce cancer, je me consacrerai à ma famille ».
Six ans plus tard, Wade Horn, quarante et un ans, a vaincu son cancer, est meilleur père et meilleur mari. Mais il est allé beaucoup plus loin que sa résolution initiale : il s’est lancé dans une croisade nationale pour le retour de la paternité, à la tête d’une association qu’il a fondée avec deux amis, National Fatherhood Initiative (Initiative nationale pour la paternité) qui l’emploie à temps plein. Grâce aux téléphone, fax et modem, il travaille chez lui, dans le Maryland, à une heure de Washington, ce qui lui permet d’accueillir ses filles à la maison lorsque l’autobus jaune les ramène de l’école. Il gagne moins d’argent, bien sûr, beaucoup moins, mais il refuse d’être pour ses enfants ce que son père a été pour lui : « un capitaliste aventureux », qui rapportait à la maison de quoi nourrir ses cinq enfants sans entretenir de relations affectives avec eux.
Déjà, Wade Horn est surpris par l’ampleur de la prise de conscience des dégâts causés par le déclin de l’institution paternelle. « Il y a deux ans, remarque-t-il, on prêchait dans le désert ». Depuis, des mouvements de masse ont émergé : les Promise Keepers, ces centaines de milliers d’hommes qui se réunissent dans des stades pour retrouver leur rôle dans leur famille et dans leur communauté ; la « marche d’un million d’hommes », qui a réuni en octobre dernier 800 000 hommes noirs à Washington. « Il y a un besoin manifeste », observe le directeur de NFI, tout en restant sceptique sur la démarche exclusivement masculine des Promise Keepers.
En parcourant l’Amérique, « j’en ai vu aussi, poursuit-il, taper dans un ballon avec leur fils ou leur fille, ou simplement prendre l’air avec eux sur un balcon. Quand 40 % de nos enfants vivent sans leur père, les voilà les héros de l’Amérique : ce sont les bons pères. Soyez un héros, passez du temps avec vos enfants ».
Soudain, l’Amérique, soucieuse de rebâtir la cellule familiale traditionnelle, est saisie de frénésie législative : projets de loi visant à rendre le divorce plus difficile, à accroître les droits des parents, à forcer les pères à payer les pensions alimentaires, à interdire les mariages homosexuels. Dans les ghettos des grandes villes comme dans les banlieues aisées, il souffle comme un vent de panique : les familles hispaniques souhaitent des droits parentaux accrus pour pouvoir corriger leurs enfants sans que ceux-ci menacent aussitôt d’appeler la police ; les familles de la droite conservatrice veulent surtout contrer un enseignement public qu’elles jugent dépravé.
De leur côté, les magistrats rappellent que les droits parentaux vont de pair avec les responsabilités. En mai dernier, un couple du Michigan a été condamné par un jury populaire à payer 2 000 dollars pour avoir enfreint un arrêté municipal qui impose aux parents « d’exercer un contrôle raisonnable » sur leurs enfants mineurs : leur fils, fumeur de marijuana notoire, avait volé 3 500 dollars à la paroisse. Enfin, depuis les mouvements prônant la chasteté avant le mariage jusqu’à la réforme de l’aide sociale qui bloque les allocations des mères célibataires si elles continuent à avoir des enfants, on fait feu de tout bois pour tenter d’enrayer l’épidémie des grossesses adolescentes. Dans l’Idaho, un juge de paix a ressorti une ordonnance locale de 1921 interdisant la « fornication » avant le mariage pour condamner une jeune fille mère à un mois de prison avec sursis : « Je ne savais même pas ce que voulait dire fornication », a commenté la lycéenne en sortant du tribunal.
Alors que l’ensemble de la criminalité baisse, les autorités ne savent comment contrer le fléau de la criminalité juvénile, si ce n’est en proposant de juger des meurtriers de douze ans comme des adultes. Couvre-feu pour adolescents, puce antiviolence sur les téléviseurs, portiques de sécurité dans les écoles, que faire ? A droite, on accuse l’effondrement des valeurs, fruit de la contre-culture des années 60 ; à gauche, on blâme un système économique qui oblige les parents à travailler de trop longues heures, sacrifiant le temps qu’ils devraient consacrer à leurs enfants. Des deux côtés, on réalise les erreurs d’une politique d’aide sociale qui a découragé la réunion des familles en limitant les allocations aux mères célibataires. Parti de la droite, le combat contre l’éclatement de la famille a transcendé les clivages politiques, sociaux et raciaux.
Pour Wade Horn, la solution ne viendra pas de mesures gouvernementales ni législatives ; elle viendra d’un changement des mentalités. Dans la famille, « où il faut vaincre la culture de la satisfaction individuelle à laquelle nous avons tous été formés ».
Bien avant Wade Horn, un autre homme, Charles Ballard, a entrepris de lutter contre le déclin de la paternité dans la communauté noire, sa communauté. Natif de l’Alabama, il prend un mauvais départ dans la vie : à dix-sept ans, violent et révolté, il est déjà père d’un enfant illégitime, qu’il a abandonné, passe de l’alcool à la drogue, se retrouve en prison. Un jour, à vingt-deux ans, une violente confrontation avec un gardien, au cours de laquelle il ne doit son salut qu’aux autres détenus qui le maîtrisent, provoque un choc psychologique. Il se met à réfléchir sur sa vie et en arrive à la conclusion que, si elle est si troublée, c’est parce qu’il n’a jamais vraiment eu de père : son père est mort enfermé dans un hôpital psychiatrique, alors qu’il n’avait que huit ans.
En sortant de prison, il se met à la recherche de son propre fils, alors âgé de cinq ans, le reconnaît, l’élève et entreprend des études. Plus tard, à l’hôpital de Cleveland, dans l’Ohio, où il supervise le personnel féminin, il est frappé par la rareté avec laquelle les pères sont mentionnés au moment des naissances. Charles Ballard entame une tournée des maternités, relève auprès des mères les noms des pères, les contacte et leur propose de les aider à assumer leur rôle de père, ce qu’il fait en les rencontrant le soir et pendant ses week-ends. Pendant deux ans, il suit 400 pères, qu’il aide à se réinsérer dans leur famille et dans la société.
Les résultats obtenus l’encouragent ; il quitte son emploi à l’hôpital et se consacre à temps complet aux jeunes pères égarés, d’abord dans un dispensaire, puis en créant, en 1982, l’Institut pour une paternité responsable et la revitalisation de la famille. A soixante neuf ans, Charles Ballard voit ses efforts largement récompensés : la fondation Ford vient d’accorder à son institut 2 millions de dollars pour ouvrir des succursales à Washington, San Diego, Milwaukee, Nashville et Yonkers (New York). Wade Horn, lui, vient de signer avec l’Etat de Virginie le premier contrat public de NFI, pour une campagne d’étude et d’information. Chacun à sa manière, Charles Ballard sur le front de l’urgence et Wade Horn par une de ces rédemptions qui fascinent les Américains, espèrent aujourd’hui être un tout petit peu plus près du but qu’ils se sont fixés : rendre ses pères à l’Amérique ».
(Extraits de l’article paru dans le Monde du 31 août 1996. Rédigé par Sylvie Kauffmann).
La francophonie chrétienne est d’abord, ouvrons les yeux, une francophonie où chacun tire à hue et à dia selon une volonté bien caïnique. Abel était un berger silencieux, louant D.ieu au bord des ruisseaux où s’abreuvaient ses brebis. Ainsi fera plus tard David avec la harpe dans les solitudes désertiques AVANT d’être un jour le roi David. Abel vivait avec foi. Son point de vue était totalement en opposition avec celui de Caïn qui cherchait, quant à lui, à valoriser ce qu’il avait sous les pieds, pour construire finalement des cités avec des tours fortes.
On retrouve un peu de la nature d’Abel chez Jacob, lorsqu’en Genèse 25 : 27 il est écrit : « Mais Jacob fut un homme tranquille, qui restait volontiers sous une tente, tandis qu’Esaü devint un habile chasseur, un homme de la campagne. » Ne devrions-nous pas dire : un activiste habile ?
Ne retrouvons-nous pas bien plus tard les mêmes personnages chez Marthe et Marie, l’une tranquillement assise à l’écoute du rabbi Yeshoua (Marie), l’autre charnellement agitée (Marthe) ?
Abel, homme humble de coeur, vivait dans l’attente, disposé à entendre la voix de D.ieu, suivant ses troupeaux de moutons, la face dans le vent ou les pieds dans l’eau des rivières : toute une thématique, cette face dans le vent et ces pieds dans l’eau des rivières… Il était uniquement préoccupé d’écouter la voix de D.ieu.
Son âme, son esprit, son corps même devaient dire en silence : « Parle, Seigneur, ton serviteur écoute. » Abel est un coeur pur. Que d’heures il a dû passer, prostré dans la poussière pour entendre… et quand l’Esprit de D.ieu lui a parlé d’offrir un animal de son troupeau, Abel est devenu le premier prophète dans l’histoire de la race humaine pendant que son frère Caïn se préparait à devenir le premier meurtrier du premier prophète.
En ces temps de rétablissement de l’esprit prophétique, l’esprit de Jézabel et d’Achab, qui procèdent tous deux de la nature de Caïn, sont également à l’oeuvre pour meurtrir et faire mourir si possible les vrais prophètes, pendant que d’autres « prophètes de coussinets » se repaissent de l’orgueil des estrades.
Abel était un homme libre parce qu’il était rempli d’un esprit de service. Jésus fut le plus libre des hommes qui aient jamais été. Il est venu se mettre sur la terre au service du troupeau des hommes, ce troupeau que l’on appellera plus tard l’Eglise, ce troupeau de brebis fantasques et volages que nous sommes tous.
Quel est notre service dans l’Eglise ? Jésus a dit que le plus grand parmi nous était celui qui se mettrait au service des autres. Abel était de ceux-là et c’est pourquoi Jésus dira de lui qu’il était un juste, Matthieu 23 : 35, « afin que retombe sur vous tout le sang innocent répandu sur la terre, depuis le sang d’Abel le juste jusqu’au sang de Zacharie, fils de Barachie, que vous avez tué entre le temple et l’autel ».
Le sang d’Abel le juste et de tous les prophètes, y compris celui de Zacharie, fils de Barachie, tué entre le temple et l’autel, et celui de tous les justes mis à mort, crie de la terre vers le trône du Tout-Puissant. Avant que n’intervienne le jugement final de D.ieu, écoutons encore et encore ce cri, qui nous invite à nous laisser purifier de ce qui reste de Caïn en nous. Que nous soyons simples membres d’assemblées, que nous soyons anciens ou serviteurs, que pouvons-nous dire de notre service ? Sommes-nous de la race de Caïn ou sommes-nous de la race d’Abel ?
Quel est le principe qui nous donne notre identité spirituelle à ce jour ? Celui du divin Père, du Créateur de toutes choses, ou celui de Gaïa, la déesse terre-mère ? Est-ce une douceur infinie, une innocence quasi musicale en nous qui prévaut, ou la brutale rythmique des passions, de l’orgueil et de la convoitise ?
Au moment de boucler le manuscrit, un article paru dans un journal d’août 1996 m’a paru d’une telle pertinence que je n’ai pu résister à l’idée d’en insérer ici quelques extraits.
« L’Amérique perplexe découvre qu’entre le divorce et les naissances illégitimes, surtout chez les adolescentes, noires ou blanches, une société atypique a grandi en son sein et que, chaque soir, 40 % des enfants vont se coucher sans leur père. Les Etats-Unis – « Fatherless America », disent les experts – détiennent désormais le record mondial des familles sans père.
Et, là où il existe, il n’est souvent pas assez présent. Or, comme le montrent les statistiques, les enfants privés de père sont plus vulnérables, plus nombreux à quitter l’école prématurément, à tomber dans le piège de la drogue ou de la criminalité… et à faire à leur tour des enfants sans père. En Californie, 70 % des détenus masculins viennent de familles sans père.
Wade Horn connaissait bien le problème. Diplômé de psychologie clinique infantile, qu’il pratiquait à l’hôpital des enfants de Washington après avoir enseigné à l’université du Michigan, il a été nommé, à trente-quatre ans, commissaire fédéral pour l’enfance et la jeunesse dans l’administration Bush. Un très beau poste pour son âge. Il s’y donne à fond. Pris dans le tourbillon, il quitte le domicile familial vers 5 h 30, quand la maison dort encore, n’y rentre que tard le soir, voyage beaucoup, travaille le week-end. « Les valeurs familiales, observe-t-il, c’était bon pour les discours, pas pour nous ». Il ne voit presque plus ses deux petites filles, qui elles, en revanche, voient de plus en plus de baby-sitters. A son insu, sa femme consulte un avocat spécialisé dans les divorces.
A vrai dire, leurs relations s’étaient distendues depuis leur arrivée à Washington, où ils étaient venus pour sa carrière à elle, sacrifiant la chaire qu’il était sur le point d’obtenir à l’université du Michigan et le forçant à se rabattre sur un poste hospitalier. « Jusque-là, se souvient-il, c’était toujours elle qui m’avait suivi, et, cette fois-ci, c’était mon tour. J’avais très mal accepté cette décision. Je lui en voulais terriblement. »
Mais, dans ses nouvelles fonctions de commissaire à l’enfance, Wade Horn n’a guère le temps de ruminer son ressentiment ni de scruter les états d’âme de sa femme… Jusqu’au jour où le tourbillon s’arrête brutalement, dans le cabinet d’un spécialiste qui vient de lui faire part de son diagnostic : cancer des testicules.
Le médecin est très franc. Pour la première fois, Wade Horn est confronté à l’idée qu’il peut mourir, et ce qui lui passe par la tête à ce moment-là le surprend : « Ma pensée immédiate n’a pas été « Oh, mon D.ieu, pourvu que je m’en sorte », mais « pourvu que je voie mes enfants grandir ». Il rentre chez lui, et, pendant plus d’une heure, serre sa plus jeune fille, Caroline, quatre ans, dans ses bras. Puis il prend une résolution : « Si j’arrive à vaincre ce cancer, je me consacrerai à ma famille ».
Six ans plus tard, Wade Horn, quarante et un ans, a vaincu son cancer, est meilleur père et meilleur mari. Mais il est allé beaucoup plus loin que sa résolution initiale : il s’est lancé dans une croisade nationale pour le retour de la paternité, à la tête d’une association qu’il a fondée avec deux amis, National Fatherhood Initiative (Initiative nationale pour la paternité) qui l’emploie à temps plein. Grâce aux téléphone, fax et modem, il travaille chez lui, dans le Maryland, à une heure de Washington, ce qui lui permet d’accueillir ses filles à la maison lorsque l’autobus jaune les ramène de l’école. Il gagne moins d’argent, bien sûr, beaucoup moins, mais il refuse d’être pour ses enfants ce que son père a été pour lui : « un capitaliste aventureux », qui rapportait à la maison de quoi nourrir ses cinq enfants sans entretenir de relations affectives avec eux.
Déjà, Wade Horn est surpris par l’ampleur de la prise de conscience des dégâts causés par le déclin de l’institution paternelle. « Il y a deux ans, remarque-t-il, on prêchait dans le désert ». Depuis, des mouvements de masse ont émergé : les Promise Keepers, ces centaines de milliers d’hommes qui se réunissent dans des stades pour retrouver leur rôle dans leur famille et dans leur communauté ; la « marche d’un million d’hommes », qui a réuni en octobre dernier 800 000 hommes noirs à Washington. « Il y a un besoin manifeste », observe le directeur de NFI, tout en restant sceptique sur la démarche exclusivement masculine des Promise Keepers.
En parcourant l’Amérique, « j’en ai vu aussi, poursuit-il, taper dans un ballon avec leur fils ou leur fille, ou simplement prendre l’air avec eux sur un balcon. Quand 40 % de nos enfants vivent sans leur père, les voilà les héros de l’Amérique : ce sont les bons pères. Soyez un héros, passez du temps avec vos enfants ».
Soudain, l’Amérique, soucieuse de rebâtir la cellule familiale traditionnelle, est saisie de frénésie législative : projets de loi visant à rendre le divorce plus difficile, à accroître les droits des parents, à forcer les pères à payer les pensions alimentaires, à interdire les mariages homosexuels. Dans les ghettos des grandes villes comme dans les banlieues aisées, il souffle comme un vent de panique : les familles hispaniques souhaitent des droits parentaux accrus pour pouvoir corriger leurs enfants sans que ceux-ci menacent aussitôt d’appeler la police ; les familles de la droite conservatrice veulent surtout contrer un enseignement public qu’elles jugent dépravé.
De leur côté, les magistrats rappellent que les droits parentaux vont de pair avec les responsabilités. En mai dernier, un couple du Michigan a été condamné par un jury populaire à payer 2 000 dollars pour avoir enfreint un arrêté municipal qui impose aux parents « d’exercer un contrôle raisonnable » sur leurs enfants mineurs : leur fils, fumeur de marijuana notoire, avait volé 3 500 dollars à la paroisse. Enfin, depuis les mouvements prônant la chasteté avant le mariage jusqu’à la réforme de l’aide sociale qui bloque les allocations des mères célibataires si elles continuent à avoir des enfants, on fait feu de tout bois pour tenter d’enrayer l’épidémie des grossesses adolescentes. Dans l’Idaho, un juge de paix a ressorti une ordonnance locale de 1921 interdisant la « fornication » avant le mariage pour condamner une jeune fille mère à un mois de prison avec sursis : « Je ne savais même pas ce que voulait dire fornication », a commenté la lycéenne en sortant du tribunal.
Alors que l’ensemble de la criminalité baisse, les autorités ne savent comment contrer le fléau de la criminalité juvénile, si ce n’est en proposant de juger des meurtriers de douze ans comme des adultes. Couvre-feu pour adolescents, puce antiviolence sur les téléviseurs, portiques de sécurité dans les écoles, que faire ? A droite, on accuse l’effondrement des valeurs, fruit de la contre-culture des années 60 ; à gauche, on blâme un système économique qui oblige les parents à travailler de trop longues heures, sacrifiant le temps qu’ils devraient consacrer à leurs enfants. Des deux côtés, on réalise les erreurs d’une politique d’aide sociale qui a découragé la réunion des familles en limitant les allocations aux mères célibataires. Parti de la droite, le combat contre l’éclatement de la famille a transcendé les clivages politiques, sociaux et raciaux.
Pour Wade Horn, la solution ne viendra pas de mesures gouvernementales ni législatives ; elle viendra d’un changement des mentalités. Dans la famille, « où il faut vaincre la culture de la satisfaction individuelle à laquelle nous avons tous été formés ».
Bien avant Wade Horn, un autre homme, Charles Ballard, a entrepris de lutter contre le déclin de la paternité dans la communauté noire, sa communauté. Natif de l’Alabama, il prend un mauvais départ dans la vie : à dix-sept ans, violent et révolté, il est déjà père d’un enfant illégitime, qu’il a abandonné, passe de l’alcool à la drogue, se retrouve en prison. Un jour, à vingt-deux ans, une violente confrontation avec un gardien, au cours de laquelle il ne doit son salut qu’aux autres détenus qui le maîtrisent, provoque un choc psychologique. Il se met à réfléchir sur sa vie et en arrive à la conclusion que, si elle est si troublée, c’est parce qu’il n’a jamais vraiment eu de père : son père est mort enfermé dans un hôpital psychiatrique, alors qu’il n’avait que huit ans.
En sortant de prison, il se met à la recherche de son propre fils, alors âgé de cinq ans, le reconnaît, l’élève et entreprend des études. Plus tard, à l’hôpital de Cleveland, dans l’Ohio, où il supervise le personnel féminin, il est frappé par la rareté avec laquelle les pères sont mentionnés au moment des naissances. Charles Ballard entame une tournée des maternités, relève auprès des mères les noms des pères, les contacte et leur propose de les aider à assumer leur rôle de père, ce qu’il fait en les rencontrant le soir et pendant ses week-ends. Pendant deux ans, il suit 400 pères, qu’il aide à se réinsérer dans leur famille et dans la société.
Les résultats obtenus l’encouragent ; il quitte son emploi à l’hôpital et se consacre à temps complet aux jeunes pères égarés, d’abord dans un dispensaire, puis en créant, en 1982, l’Institut pour une paternité responsable et la revitalisation de la famille. A soixante neuf ans, Charles Ballard voit ses efforts largement récompensés : la fondation Ford vient d’accorder à son institut 2 millions de dollars pour ouvrir des succursales à Washington, San Diego, Milwaukee, Nashville et Yonkers (New York). Wade Horn, lui, vient de signer avec l’Etat de Virginie le premier contrat public de NFI, pour une campagne d’étude et d’information. Chacun à sa manière, Charles Ballard sur le front de l’urgence et Wade Horn par une de ces rédemptions qui fascinent les Américains, espèrent aujourd’hui être un tout petit peu plus près du but qu’ils se sont fixés : rendre ses pères à l’Amérique ».
(Extraits de l’article paru dans le Monde du 31 août 1996. Rédigé par Sylvie Kauffmann).
Cher Haïm,
Merci pour cet extrait de ton livre « Ehad ».
Un passage de cet extrait m’a beaucoup parlé : « Est-ce une douceur infinie, une innocence quasi musicale en nous qui prévaut, ou la brutale rythmique des passions, de l’orgueil et de la convoitise ? »
Je trouve que c’est très parlant car j’ai tendance moi-même à beaucoup m’agiter, et tu as souvent dû me dire que cela ne servait à rien. De plus, les fruits absents témoignent dans ce cas que s’activer, même soit disant « pour le Seigneur » (mais en fait comme tu le dis, pour suivre des passions, notre orgueil ou notre convoitise), n’est pas bon. Je trouve que cette image de la « douceur infinie, une innocence quasi musicale en nous » est très belle et très parlante.
Merci beaucoup pour cet extrait.
A bientôt,
Samuel
J’avais oublié cette expression : la « douceur infinie, une innocence quasi musicale en nous ». Mais merci Seigneur si elle te parle…