Depuis quelques années, une nouvelle discipline universitaire a émergé : la traductologie. Cette discipline a pour objet d’étude la traduction. En effet, transposer des propos, que ce soit à l’écrit ou à l’oral, d’une langue vers une autre langue est loin d’être évident et nécessite au contraire une grande réflexion.
Comment passer d’une langue à une autre langue sans trahir la pensée de l’auteur ? Toute la difficulté de la traduction est là et peut être illustrée par la fameuse expression : « le traducteur est un traître ».
On s’imagine couramment que la traduction au « mot à mot » est le meilleur moyen de restituer le texte original. Mais cela n’est pas forcément vrai, notamment lorsqu’on travaille sur deux langues très différentes. Une langue, ce n’est pas seulement des mots, c’est aussi un système de pensée. Or parfois, pour restituer la pensée exacte de l’auteur, il est nécessaire de s’éloigner du mot à mot. Voyons un exemple très concret.
Une déclaration surprenante
Dans l’évangile de Luc, chapitre 14 verset 26 , nous trouvons ceci :
« Si quelqu’un vient à moi, et s’il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, et ses soeurs, et même à sa propre vie, il ne peut être mon disciple« .
Quelle étrange parole ! Jésus peut-il vraiment demander d’haïr sa famille pour le suivre ? En réalité, il y a ici un problème de traduction.
Le problème ne vient pas du français, la traduction du grec est exacte, mais du texte grec, qui lui même traduit une langue sémitique. En effet, comme chacun le sait, Jésus n’a pas prêché en grec (même s’il a pu le parler) mais en langue hébraïque (araméen et/ou hébreu). Il est d’ailleurs très probable qu’une partie de nos évangiles, et notamment les paroles de Jésus, ait d’abord été écrite en langue hébraïque.
La question que l’on peut (doit) se poser est : que voulait dire Jésus ?
Comparatif et absolu
Pour comprendre le sens de cette parole, il est nécessaire de connaitre un petit détail linguistique : dans la langue hébraïque, le comparatif n’existe pas. Pour faire une comparaison, on emploie donc un absolu, auquel le contexte donne un sens de comparatif.
Prenons un exemple tout simple. Si tu as apprécié le repas, mais que tu as préféré celui d’hier, tu peux dire en français « Le repas était moins bon ». En revanche en langue hébraïque, tu es obligé de dire « Le repas était mauvais ». Mais cela ne veut pas forcément dire que le repas était mauvais. Il y a donc deux sens, « le repas est mauvais » peut vouloir dire :
-le repas était mauvais (sens absolu)
-le repas était moins bon (sens comparatif)
Seul le contexte permet de déterminer le sens.
Haïr ou aimer plus ?
C’est exactement ce qui s’est produit ici. Jésus a bien employé le verbe « haïr », seulement celui-ci peut avoir deux sens :
-haïr ses parents (sens absolu)
-aimer plus ses parents que Jésus (sens comparatif)
Bien entendu le contexte oblige à traduire par le sens comparatif. C’est d’ailleurs ce qu’a fait le traducteur grec de Matthieu (chapitre 10 verset 37) :
« Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi, et celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi«
Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que les deux évangiles ont traduit à l’origine la même parole de Jésus. Simplement pour la traduction grecque, l’évangile de Matthieu a opté pour le sens comparatif, tandis que Luc a opté pour le sens absolu.
Comment expliquer un tel choix ? En réalité, c’est assez simple. Nous savons que Luc était originaire d’Antioche et qu’il est probablement le seul auteur biblique d’origine païenne. Ne connaissant pas forcément toutes les subtilités de la langue hébraïque, il a donc traduit le texte littéralement (au mot à mot). Cependant en faisant cela, il a quelque peu faussé le sens des paroles de Jésus. A l’inverse, le texte de Matthieu s’éloigne quelque peu du mot à mot, mais restitue parfaitement la pensée de Jésus