FIGAROVOX. – À quoi sert l’histoire enseignée à l’école, à développer le «vivre-ensemble» ou à instruire les élèves?
Barbara LEFEBVRE. – L’histoire scolaire telle qu’elle est prescrite par les programmes officiels transposés fidèlement dans les manuels scolaires, n’est pas l’histoire universitaire. Ce n’est pas une histoire où les débats historiographiques actuels, parfois virulents, doivent s’exposer. C’est le récit du passé au regard de l’état des lieux de la recherche faisant l’objet d’un consensus académique. L’histoire scolaire sert un projet d’influence positive: transmettre aux élèves des connaissances factuelles appuyées sur une pratique du questionnement critique des sources. On espère, naïvement peut-être, qu’ils pourront, plus tard, exercer leur raison critique et penser par eux-mêmes. Or, cette discipline est le plus souvent utilisée pour exercer une influence normative sur les élèves. Aujourd’hui cela s’aggrave dans le contexte de crise identitaire sévère et de déculturation massive.
La France a atteint un point de tension identitaire proche de la rupture.
Il est intéressant de se pencher sur les nouveaux programmes d’histoire voulus par l’actuel gouvernement, dont la majorité des thèmes sont pourtant recyclés des anciens programmes. Beaucoup de bruit pour rien? Pas vraiment, car la France a atteint un point de tension identitaire proche de la rupture. L’histoire scolaire est un espace sensible sur lequel on peut agir, et si depuis les années 2000, le feu couve, depuis les attentats de 2015 en passant par le grotesque épisode du burkini, la cocotte-minute siffle.
Cette tension tient à la pression des tenants d’un islam politique, minorité tyrannique dont certaines figures recyclées sous l’expression de «modérés» sont légitimées par les pouvoirs publics, qui jettent l’opprobre sur une majorité silencieuse souvent non pratiquante voire non croyante mais que tout le monde essentialise à des fins politiques. L’enseignement du fait religieux, ici l’islam, n’a donc jamais été aussi nécessaire et exigeant. Or si l’on veut lutter comme on le prétend contre l’idéologie politico-religieuse, encore faut-il ne pas mettre sous le tapis ce qui nous dérange pour enseigner une histoire de la civilisation musulmane sans aspérité, confinant parfois à l’apologétique, tout cela au service de la glorification dogmatique du «vivre ensemble».
Comment l’histoire de l’islam est-elle abordée dans les ouvrages scolaires?
Je me suis appuyée sur les programmes 2016 et les ressources officielles en ligne, puis j’ai observé comment cela était transposé dans les manuels scolaires de 5ème les plus utilisés [Hachette, Belin, Bordas, Hatier]. Que disent les programmes? «L’histoire du fait religieux […] permet aux élèves de mieux situer et comprendre les débats actuels» dans une approche qui ne doit pas être «fixiste sur une si longue période». Dont acte.
Approcher la question par les notions de théocratie et de «contact» entre les chrétientés occidentale et byzantine et l’islam est judicieux mais on peut être troublé de la volonté explicite des programmes d’accorder davantage d’attention aux «contacts pacifiques» comme le commerce ou les sciences, plutôt qu’aux contacts guerriers, à savoir les croisades et le jihad de conquête.
La conflictualité guerrière entre Chrétiens et Musulmans domine tout au long du Moyen Âge, et au-delà sous la forme du corso sur les rives de la Méditerranée européenne. En minimiser la portée, tant dans les faits que dans leurs représentations sociales et culturelles dans les deux espaces civilisationnels concernés, est révélateur du message politique présent: «les rapports entre le monde chrétien et le monde musulman ne se résument pas à des affrontements militaires» édictent les programmes.
Sur la question des contacts, les instructions officielles appellent à «équilibrer» en ne donnant pas trop de poids à «l’étude des événements ayant tendance à mettre l’accent sur les contacts belliqueux». C’est ainsi qu’on procède à la construction des représentations sociales et culturelles, et en cela l’histoire scolaire de 2016 n’est guère différente de celle voulue par la IIIè République et son fameux «nos ancêtres les Gaulois» honni par les tenants actuels de la pédagogie.
À la différence près que l’histoire scolaire actuelle fait croire à son objectivité au service du progressisme multiculturel, ambition que n’avait pas la IIIè République qui voulait fabriquer des Français, sans distinction d’origine ou de classe sociale, à partir de la France multiple de terroirs proches et lointains. Je soulèverai un autre point: les auteurs du programme qui défendent «une approche globale des faits historiques», véritable leitmotiv des instructions officielles, ont le souci d’une «histoire mixte». Il faut entendre ici où les «conditions et actions des femmes et des hommes d’une époque seront traités de façon égale».
Or, étrangement, sur la condition de la femme en islam médiéval, c’est le silence qui prévaut. De fait, aucun manuel n’évoque la place des femmes dans l’islam sinon pour évoquer une régente de la dynastie des Ayyoubides au 13è siècle [Belin] comme si cette exception servait à décrire la place de la femme en Islam. Verrait-on un historien décrire la condition féminine en France à la fin du 16è siècle à travers l’exemple de Catherine de Médicis?
La liberté pédagogique des enseignants est une liberté de moyens, il faut le rappeler, pas une liberté d’interprétation du programme. Les programmes prescrivent une orientation historiographique: ainsi on exige clairement de relativiser la bataille de Poitiers considérée anecdotique, et de fait certains manuels ne l’évoquent plus. *
Dans le même temps, on demande que soit étudiée l’amitié entre Charlemagne et le calife abbasside al-Rashid dont le nom est associé aux «Mille et Une nuits» où il apparaît comme le calife parfait. Or c’est une image idéalisée du règne d’arachide datant des 8è-9è siècles, puisque les historiens distinguent aujourd’hui le mythe du calife idéal véhiculé par la littérature arabe avec les sources historiques montrant qu’il a affaibli la puissance du califat abbasside comme en témoignent les émeutes populaires récurrentes, les troubles aux marges de l’empire et la violente guerre civile qui suit son règne. En outre, son «amitié» avec Charlemagne n’est que diplomatique, motivée par une volonté commune de contrer l’empire byzantin et l’émir omeyyade de Cordoue.
La religion musulmane en elle-même est-elle montrée dans sa toute complexité?
Bien sûr, dans un manuel scolaire on n’entre pas dans le détail des débats académiques sur l’historicité de Mohamed et la fiabilité des éléments biographiques à son sujet, mais on est quand même surpris de la pauvreté des informations le concernant dans les manuels. Si je résume ce que l’élève retient: c’est un marchand caravanier qui reçoit la visite de l’ange Gabriel vers 610, il fonde la première communauté musulmane et instaure le monothéisme définitivement en 630 avec la prise de la Mecque aux païens arabes.
Tout semble se passer sans obstacle majeur: l’islam s’étend par la conquête et tout le monde se soumet de bonne grâce! Un manuel [Belin] s’abstient même de le présenter comme un chef d’État, commandant des armées de l’islam. Pourtant la figure du prophète, modèle parfait et indépassable de l’homme musulman, mériterait qu’on regarde de plus près son style de vie, d’autant que sa vie privée étant publique, elle fut racontée par ses disciples et se trouve exposée à titre d’exemple à suivre dans le Coran et la Hadith. Elle est connue de tous les Musulmans pratiquants, mais l’élève lui ne saura pas ce que le Musulman sait de la vie modèle de Mohamed.
À moins que cette absence d’information biographique du prophète de l’islam ne s’explique par un hiatus entre nos canons occidentaux de l’homme de foi et d’État irréprochable et probe et la perception musulmane de la vie parfaite du prophète? Mais tout est question d’interprétation, la vie de Mohamed, fort humaine par ses sombres aspects, serait à replacer dans son contexte, précisément pour contrer le discours de l’islam politique, producteurs de jihadistes, martelant que le Coran par son immanence ne doit en aucun cas être interprété et invitant leurs coreligionnaires à «vivre comme le Prophète». Il serait salutaire de ne pas rester dans les non-dits par souci de ne pas heurter les susceptibilités supposées de certains élèves et leurs familles, et affronter les faits pour les replacer dans le champ rationnel de la pensée au lieu de les abandonner à l’idéologie.
Les périodes conquérantes et guerrières sont-elles justement évoquées?
La représentation des conquêtes par Mohamed puis ses successeurs est révélatrice de la complaisance avec laquelle on traite la dimension politico-juridique de l’histoire de l’islam. Toutes les précautions sont prises pour équilibrer le récit et éviter une présentation violente des conquêtes islamiques. Mais la succession des omissions ou des raccourcis des manuels conduisent à des contre-vérités historiques. Par exemple, quand on lit qu’en 630 Mohamed et ses partisans «reprennent la ville de la Mecque» [Bordas], l’usage du verbe reprendre laisse penser que la ville leur aurait appartenu, qu’il ne s’agirait que d’une légitime reconquête. Or Mohamed n’a jamais dirigé les Mecquois avant 630, il avait même dû fuir la ville en 622 avec ses 70 disciples car il y troublait l’ordre public païen. Autre élément illustrant des raccourcis mensongers: les prises de ville ou de territoire se font sans résistance.
Tous les manuels suggèrent que si la conquête arabo-musulmane fut rapide c’est parce qu’elle fut facile. Si les conquêtes ont été rapides en Arabie c’est qu’il suffisait de prendre quelques grandes oasis pour étendre son autorité sur des centaines de km², puis au Moyen-Orient ou en Afrique du Nord, ce sont les divisions internes des autorités autochtones, souvent des Églises en conflit interne sur des questions tant théologique que politique, qui ont permis aux armées arabes de s’emparer rapidement des centres de pouvoir. Néanmoins cela ne se fit pas sans résistance populaire ni en Arabie où la résistance juive notamment est connue par les sources arabes elles-mêmes, ni en Syrie, en Palestine ou en Égypte. Seul le manuel Hatier éclaire un peu la dimension militaire des conquêtes.
En outre, les objectifs de la conquête ne sont jamais exposés aux élèves, or la conquête territoriale est consubstantielle à la naissance de l’islam et les propos de Mohamed dans le Coran et la Sunna sont sans ambiguïté: l’islam est prosélyte, a vocation à éclairer l’humanité, la conquête territoriale en est le principal instrument. Cette fusion du politique et du religieux doit être soulignée si l’on veut éclairer certains discours fondamentalistes actuels pour les déconstruire. Ici la notion de jihad devrait être abordée, elle sert dès le début de l’islam à une justification religieuse de la conquête de type impérialiste – tout à fait banale à l’époque – constituée de pillages, de massacres et de colonisation. L’ouvrage de Sabrina Mervin est utilisé à plusieurs reprises pour présenter les conquêtes, mais cet ouvrage n’est pas un livre d’histoire factuelle, il a un objet d’étude singulier à savoir l’histoire des doctrines de l’islam et leurs représentations.
Elle insiste dans sa préface sur le fait que son livre ne retrace «pas l’histoire politique ou sociale du monde musulman» or c’est exactement ainsi que des extraits sont utilisés dans les manuels, pervertissant le travail de l’historienne. Les citations de l’ouvrage montrent un projet théocratique parfait, réalisé sans entrave, là où l’historienne décrit une représentation sociale de ce projet par les doctrinaires musulmans. La partie leçon d’un manuel [Hachette] va plus loin dans l’approximation: «Les califes musulmans prennent le contrôle d’un très vaste territoire peuplé de populations nomades. Pour contrôler cet ensemble ils développent les villes où s’installent les émirs».
En quoi les peuples d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient préislamique [judaïsme, christianisme, empires perse ou romain], sédentaires depuis des siècles, ayant développé des civilisations urbaines prestigieuses furent-ils des «nomades» à l’instar des tribus bédouines d’Arabie islamisées par Mohamed? Alexandrie, Jérusalem, Damas, Yarmouk, Le Caire, Mossoul et tant d’autres ne sont pas des villes fondées par les conquérants arabes à ma connaissance. Ils ont redessiné le paysage urbain pour l’islamiser mais n’ont pas fondé ces villes qui ont gardé de nombreuses traces, notamment archéologiques, d’un glorieux passé préislamique. De telles erreurs dans des manuels d’histoire laissent perplexe.
Il y aurait beaucoup à dire sur la façon dont le contact belliqueux entre Chrétienté et Islam est décrit autour de l’épisode des croisades. On retiendra notamment dans un manuel [Hatier] que dans la leçon titrée «La violence des guerres saintes», les auteurs ne rendent compte que de la Reconquista espagnole et des croisades, à travers par exemple les crimes des Croisés comme le sac de Constantinople en 1204. Le jihad n’est pas du tout évoqué dans cette leçon inscrite pourtant dans le chapitre sur l’islam!
Quelle place est donnée à la «coexistence pacifique», notamment à l’Andalousie du Moyen Âge?
Dans le projet de montrer l’islam comme une religion ouverte et tolérante, le thème de la «coexistence pacifique» sur le modèle andalou est devenu habituel. En dépit des historiens, et des sources arabes elles-mêmes, décrivant la vie sociale et économique des dhimmis [Juifs et Chrétiens vivant en terre d’islam], on propose aux élèves une vision non seulement angélique mais déformée de l’histoire.
Tous les manuels scolaires insistent sur le très bon accueil que les populations conquises auraient fait aux conquérants, cela n’étant démontré aux élèves qu’à travers des sources arabes, or leur objectivité est discutable. A-t-on souvent vu le vainqueur s’accordant le mauvais rôle? La critique des sources sert à éviter les anachronismes!
Dans les manuels, il apparaît qu’en Arabie, après 632, tout le monde est devenu musulman comme par magie, sans pression guerrière. C’est omettre que la conquête avait pour conséquence le choix entre la conversion ou la mort pour les païens et certaines tribus juives. Bien des populations se sont converties pour survivre et il en fut de même dans tout le bassin méditerranéen conquis par les Arabes, depuis les Berbères judaïsés ou Syriaques christianisés jusqu’aux populations zoroastriennes condamnées à disparaître.
Il est déconcertant de voir que les manuels utilisent la source musulmane sans appareil critique pour offrir une vision idyllique des relations entre Musulmans et non Musulmans.
On trouve des textes de différents auteurs arabes médiévaux que l’élève est amené à accepter de facto. Par exemple, cette citation d’Al-Baladhuri datant du 9è siècle est utilisée dans plusieurs manuels et dépeint juifs et chrétiens acceptant l’invasion musulmane de la Syrie comme une bénédiction: «Les habitants ouvrirent les portes de leur ville sortir avec les chanteurs et les musiciens qui commencèrent à jouer et payèrent la capitation».La seule question posée à l’élève est «Comment les musulmans sont-ils accueillis?». L’élève doit paraphraser l’auteur, prenant ses dires pour une vérité, objet d’une généralisation plus loin dans la leçon du manuel. C’est comme si on apprenait la vie de Charlemagne uniquement à travers la chronique d’Eginhard!
D’autres textes arabes sont exploités présentant la conquête de Jérusalem par Omar puis Saladin comme une libération des oppresseurs byzantins ou un acte de pacification.
On passe sous silence que pour les chrétiens, majoritaires dans ces régions au haut Moyen Âge, la conquête islamique signifiait la perte de souveraineté, et pour les nombreuses communautés juives il s’agissait de passer d’un oppresseur à un autre. Donc quand on lit: «dans les territoires dominés par les Arabes, les populations se convertissent peu à peu à l’islam» [Belin ; Hatier], on a le sentiment que rien n’est fait pour éclairer les conditions de cette islamisation qui, à l’instar d’autres conquêtes antiques ou médiévales, signifiait la dépossession des autochtones de leur souveraineté, de leur droit de propriété, leur soumission sociale et culturelle. En Espagne, par exemple, les Chrétiens ont résisté comme à Tolède en 713, et les représailles furent féroces avec mutilations et crucifixions publiques. La façon dont les manuels évoquent la «coexistence» entre les trois religions sous domination musulmane est sinon fausse du moins partiale car elle n’éclaire pas les conditions de la soumission en parlant de «coexistence».
Le pacte de dhimma que Mohamed imposa en 628 aux juifs de l’oasis de Khaybar servit ensuite de modèle à tous les conquérants arabes, la dhimma est essentielle pour comprendre comment les représentations collectives du non Musulman se sont forgées à travers les siècles dans le monde islamique. C’est le cadre juridique, social et économique reposant sur une base théologique, d’une société parfaite. C’est un pacte de protection que le vainqueur accorde à des communautés juives et chrétiennes. Or, la société islamique est organisée sur une base juridico-théologique discriminatoire avec les Musulmans arabes en haut de la pyramide sociale et politique, puis viennent les Berbères islamisés, puis les muwalladun, les convertis non arabes, et au plus bas de la société, avant les esclaves, on trouve les dhimmis, dont la situation est caricaturée par un manuel: «Ils restent libres de pratiquer leur religion contre le versement d’un impôt». Un autre s’appuie sur un texte d’al-Tabari du 9è siècle pour évoquer la dhimma mais sans la définir et en expliquer la dimension discriminatoire qui prévalut partout en territoires islamiques jusqu’à son abolition en 1856. Elle faisait vivre dans une perpétuelle incertitude les concernés, exposés à l’arbitraire du calife ou d’un sultan plus autocrate que le précédent qui par exemple augmentait la jizya [capitation] déraisonnablement pour pousser à la conversion ou rançonner les communautés, comme les Juifs et les quelques Chrétiens d’Hébron au 19è siècle. Si la jizya était graduée, elle était aussi exigée des veuves, des orphelins et même des défunts. Si beaucoup de Juifs et de Chrétiens échappèrent à la conversion pour entrer dans le statut de dhimmi, des historiens ont montré qu’au fil des siècles, ils furent aussi nombreux à se résoudre à la conversion pour espérer une meilleure intégration et échapper à une vie de paria particulièrement en termes d’infériorité sociale et juridique. Parlerait-on de «coexistence pacifique» si les manuels acceptaient de décrire les clauses humiliantes de la dhimma comme le port de signes distinctifs obligatoires – invention arabe que l’Église reprendra pour stigmatiser les Juifs européens à partir du 13è siècle – l’interdiction de prière collective sonore, l’obligation faite aux édifices chrétiens et juifs d’être moins hauts que les mosquées, quand ce ne fut pas parfois l’interdiction de construire un nouveau lieu de culte, l’interdiction de monter à cheval et porter une arme, enfin la parole du dhimmi devant la justice qui vaut moins que celle du musulman et des sanctions différant en fonction de la religion du coupable. Ces règles, fixées par la Loi musulmane, furent appliquées partout dans le monde islamique, avec plus ou moins de rigueur selon les dirigeants. Il n’en reste pas moins que résumer la dhimma à la protection des minorités religieuses contre paiement d’un impôt est une semi-vérité ou semi-mensonge, comme on préfère.
Quid de l’importance des échanges entre civilisations?
Depuis plusieurs années, dans l’objectif, certes louable, de démontrer que l’islam est une religion ne se résumant pas à son obscurantisme politico-religieux actuel, on répète comme une vérité que l’Occident a bénéficié de la présence musulmane en Andalousie, que sans les savants arabes nous aurions oublié notre héritage grec. Je constate que le mythe d’al-Andalus est devenu paradigme et s’est ainsi élargi à l’ensemble de l’espace politique sous domination arabo-musulmane. L’Occident serait débiteur de la science arabe médiévale, voila ce qui émerge des manuels qualifiant unanimement la civilisation islamique de «brillante».
Évidemment, il ne s’agit pas de remettre en question la réalité du carrefour civilisationnel que fut le monde musulman médiéval, passeur de savoirs, mais de s’interroger sur la façon simpliste dont les faits sont présentés et construisent des représentations collectives qui font sens commun aplatissant l’Histoire issue du consensus académique. Le discours laudatif voire un peu naïf sur l’âge d’or de la civilisation arabe médiévale paraît servir à trier ce qui nous arrange et favorise l’image que l’on juge bénéfique aux temps présents, celle de l’islam lumineux.
Mais ce projet idéologique dessert la pensée scientifique autant que les intellectuels de cet espace culturel luttant dans leur propre pays pour faire émerger un discours scientifique et distancié sur leur passé. On réécrit pour les élèves la science arabe médiévale pour la mettre, non pas sur le même plan que les autres civilisations, mais au dessus et on en gratifie l’islam alors que la religion n’a rien à voir dans cette affaire. Attribue-t-on la révolution copernicienne au Christianisme ou la théorie de la relativité d’Einstein au judaïsme?
Dans un des manuels [Hachette], on cite un chroniqueur arabe du 11e siècle, Saïd al-Andalusi, sans distance critique pour l’élève qui ainsi apprendra qu’avant l’arrivée des Arabes «ce pays ne savait pas ce qu’était la science et ceux qui l’habitait ne connaissaient personne qui se fut rendu illustre par son amour pour le savoir». Puis vient un passage sur l’apport des Arabes aux sciences anciennes et modernes par la traduction des savants grecs.
Cette lecture apologique est corroborée par une consigne d’activité: «Montrer que la présence des musulmans d’Andalousie permet de développer les sciences et la philosophie grecque en Occident» et par la leçon qui répète que «les textes des auteurs antiques sont redécouverts en Occident par l’intermédiaire de leur traduction en arabe». On passe sous silence un fait majeur: nombre de ces traducteurs étaient de langue arabe mais n’étaient ni des Arabes, ni musulmans. Ce furent des Juifs comme Maïmonide, ibn Tibbon ou Yossef Kimhi et surtout des Chrétiens principalement syriaques qui réalisèrent cette translation des savoirs antiques vers l’Occident.
On sait de différentes sources, que des califes, comme al-Mahdi ou al-Rashid, commandaient aux chrétiens syriaques des traductions d’Aristote par exemple. L’historien arabe ibn-Khaldoun lui-même rappelle que le calife al-Mansur au 8è siècle demanda à l’empereur byzantin de lui adresser des traités de mathématiques et de physique d’auteurs grecs. Avicenne, al-Farabi, Sohravardi étaient des perses, héritiers des savoirs préislamiques de cette civilisation au contact de l’Asie et du Moyen-Orient. Concernant l’algèbre, on sait que la plupart des savoirs arabes sont directement issus des connaissances antiques, grecques, indiennes et babyloniennes.
Quant à la médecine, on veut enseigner aux élèves que les médecins arabes étaient plus modernes, mais ici encore on omet de préciser que nombre d’entre eux n’étaient ni musulmans ni arabes, à l’instar du célèbre médecin chrétien nestorien Ibn-Ishaq du 9è traducteur de Galien, Platon et Aristote en syriaque puis en arabe, dont les découvertes en matière d’ophtalmologie ont été décisives ou de Ibn Masawayh au 9è siècle médecin chrétien qui traduisit et rédigea nombre de traités en arabe.
Quant aux connaissances astronomiques des Arabes, elles sont directement issues des savoirs grecs, chaldéens et babyloniens. Le manuel Hatier fait exception en rappelant qu’un grand nombre de savoirs arabes transmis en Occident sont issus de découvertes chinoises.
Pas une phrase sur la philosophie arabe sans citer Averroès, autochtone espagnol faut-il le rappeler, symbole de l’ouverture d’esprit de l’islam de l’âge d’or. Mais on se garde toujours de mentionner que son contemporain, le juriste al-Ghazali a réfuté la vision rationnelle d’Averroès ce qui conduisit à son bannissement pour hérésie, ses livres furent brûlés. Ce sont les traductions latines médiévales qui permirent à la pensée d’Averroès de survivre et aux Musulmans de le redécouvrir pour en faire maintenant un symbole de leur esprit d’ouverture!
Dans un autre manuel [Hatier], on cite un édifiant extrait d’Amin Maalouf: «dans tous les domaines les Francs se sont mis à l’école arabe aussi bien en Syrie qu’en Espagne, en Sicile», suit une liste à la Prévert des domaines ayant été ensemencés par les savoirs arabes. En revanche, on ne sait pas ce que les Occidentaux ont apporté aux Arabes, ‘sans doute rien’ se dira l’élève, de ce fait le titre de la leçon, «les échanges culturels», ne fait guère sens puisque les bienfaits civilisationnels ne semblent pas avoir été réciproques.
Les manuels peuvent saluer le réel talent de passeurs des savants du monde islamique qui surent développer des savoirs établis, ou utiliser des traductions d’auteurs anciens, mais on attend d’un ouvrage scolaire qu’il soit précis: transmettre les savoirs acquis par les peuples autochtones conquis, ce n’est ni en être l’auteur, ni l’inventeur.
La délicate question de la traite orientale est-elle abordée?
À part le manuel Belin proposant un texte d’al-Yacoubi qui évoque les «esclaves noirs attachés» au service du calife al-Mansour sans pour autant attirer l’attention des élèves sur ce point dans les activités jointes, aucun manuel n’évoque la question de la traite arabe. Comme le soulignait déjà en 1992 Marc Ferro, «si l’inventaire des crimes commis par les Européens occupe à juste titre des pages entières [dans les livres scolaires], la main a tremblé dès qu’il s’agit d’évoquer les crimes commis par les Arabes».
Il faut dire que le récit de la traite négrière viendrait altérer grandement l’image que les programmes et les manuels scolaires souhaitent donner aux élèves de la civilisation musulmane médiévale. La traite orientale a, en effet, ponctionné l’Afrique pendant treize siècles, de 652 avec le traité d’Ibn Saïd imposé aux Soudanais du Darfour, jusqu’à l’aube du 20è siècle, et il est difficile de trouver trace de mouvements abolitionnistes arabo-musulmans à la différence des Européens qui luttèrent pour l’abolition de ce commerce inhumain contre leurs contemporains négriers. Les traites arabes ont conduit à la déportation d’au moins 17 millions d’individus selon les études d’éminents historiens, à la servitude de jeunes filles africaines dans la sphère domestique et intime puisque beaucoup d’entre elles servaient d’esclaves sexuels, pratique que le Coran autorise [33-52 ; 5-43 ; 4-2 ; 23-1 ; 33-02 ; 5-29].
La traite arabe a également une spécificité rarement rappelée: la castration de 7 captifs sur 10 destinés à être eunuques mais dont la majorité mourrait des suites de l’opération. Cette vaste entreprise de castration explique en partie le peu de trace que les esclaves africains ont laissé dans la démographie des sociétés musulmanes orientales, alors que les millions d’esclaves de la traite atlantique ont eu une grande descendance peuplant aujourd’hui le continent américain. On pourrait espérer que ce sujet soit traité plus tard dans la scolarité mais il n’en est rien car l’esclavage subi par l’Afrique subsaharienne pendant des siècles se résume à la traite atlantique.
Ici encore, on le voit, l’histoire scolaire poursuit un objectif qui s’éloigne de sa prétention affichée à éclairer la conscience des élèves pour en faire un citoyen éclairé et de développer chez lui l’esprit critique qui passe par l’analyse des sources historiques et non l’apprentissage d’une doxa.
Par Vincent Tremolet de Villers
Barbara Lefebvre, professeur d’histoire-géographie, elle a publié notamment Élèves sous influence (éd. Audibert, 2005) et Comprendre les génocides du 20è siècle. Comparer – Enseigner (éd. Bréal, 2007). Elle est co-auteur deLes Territoires perdus de la République (éd. Mille et une nuits, 2002).