Mais, dis-moi, Sans-Nom, la bague à ton doigt, et cette grosse pierre rouge, tu ne nous as toujours pas expliqué… »
Sans Nom : « La bague, là, à mon doigt et la grosse pierre rouge ? C’est exact , je ne vous ai pas expliqué. Je la caresse souvent. Lorsque j’ai quitté mon village natal, il y a déjà bien des mois, je voulais retrouver ma mère parce que… c’est ma mère. Mais aussi, parce que je voulais la questionner sur mon père que je n’ai jamais connu. Mon père adoptif m’a bien parlé d’un homme qu’on appelle « le général rouge », une espèce de caïd qui a toujours protégé ma mère, mais personne n’a pu me dire s’il s’agissait de mon père. Et je me suis quelquefois demandé si ce général rouge a vraiment existé. Alors, le premier endroit que j’ai visité fut Hong-Kong, où j’étais sûre de trouver un grand marché. Pourquoi ? Je ne sais pas, d’instinct. J’ai trouvé le marché. J’ai trouvé la bague avec la pierre que je voulais acheter.
Vous voyez, c’est un rubis, et toutes mes économies y sont passées. Je l’ai achetée en mémoire de ce père absent, que ce soit le général rouge ou non. »
Pour cacher son émotion et ne pas laisser rouler les larmes qui perlent à ses paupières, Sans-Nom mord sauvagement son annulaire.
« Tu sais, Sans-Nom, on en est tous là », avoue Dreyfus, avec un grand « Ahem ! » embarrassé. La première et la dernière fois que j’ai parlé à mon père, j’avais quinze ans. J’ai hurlé, assis sur des marches d’escaliers : « Tu ne m’as jamais parlé. Tu n’as donc rien à me dire ? ». « Notre maison était très belle, notre intérieur luxueux. Mon frère effectuait le parcours lisse d’un prodige très auto-satisfait à l’université, ma mère s’absentait souvent le soir et mon père cuvait une immense et éternelle mélancolie dans la retraite monacale de son bureau de professeur. Et sais-tu ce qu’il m’a répondu quand j’ai hurlé, et que nous étions confrontés pour la première fois, face à face ? Rien, strictement rien. Il a marqué le coup avec un de ses longs regard gris, puis il s’est retourné et, entrant dans son bureau, il a refermé la porte derrière lui. Je l’avais défié, car je souhaitais qu’au moins il me réponde par une gifle, un simple contact physique à défaut de quelque parole, n’importe quoi. S’il avait eu au moins ce geste, je l’aurais aimé.
Venez, avançons. Allons à notre rendez-vous et je vous parlerai encore des anges, plus loin. »
Sur les carreaux du trottoir, ils marchent, comme perdus sur un échiquier géant. Ils sont ainsi des milliers, ici et partout, pauvres insectes du jour et de la nuit, les yeux rivés à l’intérieur à des écrans gris : les yeux absents des pères et leur terrible couleur morte. Dreyfus chantonne :
Sans-Nom a des dents très blanches
et on y voit quelques larmes.
Au bazar de Hong-Kong,
elle acheta jadis une bague énorme
en mémoire d’un père absent.