SAG-MO
Sag-Mo enceinte ! Il a été le premier à le découvrir et il a soigneusement gardé le secret. Il-Li Yii resta longtemps dubitatif car dire ou se taire? Il finira par couver en lui mensonge, ruse et crainte mêlés, car il a toujours aimé Sag-Mo secrètement.
Sag-Mo, de son côté, serre toujours plus de larges ceintures de flanelle autour de sa taille. Bien que n’étant pas le père, Il-Li Yii rôde autour de sa cousine comme aimanté par le secret de cette grossesse inattendue.
Mais point trop et à distance quand même car il la craint, Sag-Mo ! Sag-Mo aux pommettes très haut placées, vives, rouges, puissantes comme de petits tanks de chair rehaussés d’une paire d’yeux qui le transpercent de si haut quelquefois. Elle cherche toujours, et cela le vexe tellement, à le conduire là où il est certain de ne jamais pouvoir aller seul, l’humiliant avec ces airs de défi, oh !
Oh ces rires narquois, ces éternels complots !
Il se souvient parfois de jadis et de la terrible adolescente avec son curieux sourire en coin accompagné de ce singulier mouvement des bras, d’avant vers l’arrière, lorsque les mains s’ouvraient annonçant quelque « dévoration », quelque saccage.
Sag-Mo, tornade, jetait toujours dans l’âme de Li de brûlants points d’interrogation. Elle l’entraînait, à grands coups d’éclats de rire furieux, dans toutes sortes de jeux qui jetaient des glaçons dans l’âme affolée du jeune garçon. Dans leurs luttes elle devait toujours, par principe, avoir le dessus et décidait, à l’improviste, du départ des joutes improvisées dont elle réorganisait sans cesse les règles. Lui demeurait le plus souvent perplexe, pantois, les larmes aux yeux quelquefois. Une angoisse inexplicable le vrillait de part en part et le laissait le plus souvent tout idiot, de longues heures, désemparé. Il rêvassait alors vaguement des jours entiers en proie à d’âcres colère rentrées.
Et c’est pourquoi, depuis si longtemps, il a choisi de rester l’ami des furtifs tritons et têtards aux heures froides et calmes des étangs, vers le soir. On le voit souvent compagnon des maigres ruisselets qui caressent paresseusement les algues, confident des longs canaux rectilignes entre I-Yeu et Fa-Long..
Lorsqu’il voudrait fuir ou qu’il est seul, jaillit souvent devant ses yeux un souvenir jamais exorcisé, une image fixe : la ligne horizontale des paupières mi-closes de son père avec les rides au front qui semblaient s’endormir, comme bues vers l’intérieur. Ah ces terribles persiennes mentales couvrant une agonie identitaire dont nul ne discernait le lieu et la formule ! Solitude et effroi dans l’âme de l’enfant s’ensuivaient….
Il-Li Yii se remémore parfois aussi les poings de fer et les dents de sa cousine lorsqu’elle dévalait, jadis, l’échelle de la grange en atterrissant sur sa nuque. Quelle folie intérieure tentait de guérir ainsi ce petit lynx échevelé à la féminité en jachère?
Sag-Mo, la solitaire, cachait sa blessure secrète, tantôt dans des passions jouées franc comme mire de fusil tantôt en faisant l’huître qui produit la perle. Elle s’inventait des déserts bleus « pour tout recommencer ». Mais la blessure secrète de Sag-Mo ne produirait aucune perle, jamais. Elle le savait, le sentait confusément. Le seul fruit acide de sa quête était une lucidité toujours plus ardente, plus orgueilleuse, lame de couteau posée sur le bitume d’une nuit toujours plus noire, avec le rêve de l’éclair et la folie en sursis peut-être.
Durant toute une enfance, Sag-Mo a elle aussi mené sa lutte contre une « dévoration », une dévoration par l’envoûtement d’une mère toujours plus omniprésente.
L’absence de père a suicidé l’autre partie de son âme. De ce père, les seuls souvenirs sont d’un être balloté par l’errance et un terrible rictus sur la face : bouche méprisante et yeux pincés d’éternelle colère.
L’orgueil camouflait si mal l’impuissance et la démission de l’homme, lorsque la mère tendait vers lui l’enfant Sag-Mo…
Un jour d’ennui sans fin les deux cousins naufragés de la vie ont emprunté des livres, des traductions au « Rayon Français – Section Belles Lettres » de la bibliothèque de Fa-Leu. Un des ouvrages, par son titre: « Une saison en enfer » a éveillé leur curiosité. Des mots et des phrases ont teinté en bleu, cristal et cendre à leurs âmes, avec des tocsins des Flandres, des alarmes et « des écroulements de terribles savanes ».
Et tout doucement ils ont pleuré l’un et l’autre, sans comprendre. Sag-Mo a dit : « Riche, riche… » et puis triomphante : « j’irai un jour à la recherche de ce cousin-là » en appuyant sourdement sur le « là ». Elle ignore l’existence d’une petite dalle de pierre dans un cimetière à l’autre bout de la planète. Elle méconnaît encore plus Charleville-Mézières et le « cosmorama arduan » triste et délétère..
Sag-Mo, tout reste de crainte enfantine vitrifiée et comme écartelée d’ivresse, emportée par le souffle électrique des mots qui la soulèvent, s’est saisie de son couteau de poche pour trancher à même son avant-bras. Et les mots viennent se ficher sur le papier, en lettres de sang :
ARTHUR RIMBAUD
Puis frénétiquement, avec un méchant bout de crayon arraché de derrière l’oreille de Li, elle copie ici et là, sur les murs, les portes, partout où elle trouve place, des lambeaux de texte, moments de malheur, de révolte ou perplexités exotiques arrachés à la prose de l’autre cousin. Et elle danse…
Bien après les jours et les saisons, et les êtres et les pays,
Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers
et des fleurs arctiques ; (elles n’existent pas).
Remis des vieilles fanfares d’héroïsme – qui nous attaquent
encore le cœur et la tête – loin des anciens assassins –
Oh ! Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers
Et des fleurs arctiques ; (elles n’existent pas).
Douceurs ! …/…
Ce soir à Circeto des hautes glaces, grasse comme le poisson et enluminées comme les dix mois de la nuit rouge, – (son cœur ambre et spunk ) – pour ma seule prière muette comme ces régions de nuit et précédant des bravoures plus violentes que ce chaos polaire.
A tout prix et avec tous les airs, même dans des voyages métaphysiques.
Mais plus alors…/…Le mouvement de lacet sur la berge des chutes du fleuve
Le gouffre à l’étambot,…/…Jour de malheur ! J’ai avalé un fameux [verre]
gorgée de poison.
La rage du désespoir m’emporte…/…
Il-Li Yii a, lui, très prudemment imaginé, dans une stupeur faussement infantile, un canoë qui remonterait vers la source d’un fleuve gorgé de soupe primitive, et de tritons avec des paysages calmes, très calmes, sans indiens nus attachés à des poteaux de couleur…