KAZAK-STAR
« Au carré en rond », durant tout cet hiver très froid, la patronne a continué d’accueillir pour des périodes fluctuantes d’autres « angelots » en déroute. Certains sont venus, intéressés par la réputation des thérapies parallèles de la mère Lumignon. D’autres sont venus pour la soupe et le thé au beurre, nouvelle spécialité orientale dans la maison. En hiver, ça se conçoit ! La patronne est quelquefois, en saison froide surtout, en manque de clientèle et Lucienne Lumignon songe également peu à peu à faire école, à recruter des disciples. Elle fronce les sourcils le jour durant. Elle réfléchit, médite en profondeur un enseignement, un système de vie communautaire et bien d’autres choses. Plusieurs sont venus en fait chercher un simple abri, un havre de paix et de la chaleur auprès des grands radiateurs en fonte de la « salle d’expression ».
Tous sont finalement repartis, excepté Kazak-Star. Kazak-Star est un transfuge des Kaisers qui ont essaimé dans une ville du Nord.
Dix-huit ans, des yeux verts, un regard mat, une bouche gourmande et sensuelle, une silhouette parfaite et altière, suffisent à raconter sa philosophie : « Je passe, je croque et je passe ! ».
Quand Kazak-Star se lève, quand elle se couche, un parfum frais et suave l’accompagne. « Du frésia », dira Polsky-Fal, rigolard et ému. La jeune fille répand ainsi quelque chose d’envoûtant et bien des têtes se tournent sur son passage. Plus tard, bien plus tard, quand elle abandonnera Polsky-Fal, démuni et pantelant, il découvrira qu’elle tirait de ses parfums un réel pouvoir occulte.
Entre la Princesse Lulu et Kazak-Star, l’étincelle et une quasi osmose se font dès le premier contact. Les mille sourires, les petites tasses de thé et les roucoulements racoleurs de la dame, déploient leurs fastes troubles. La roublardise culottée et la redoutable intelligence de la jeune fille se prêtent, bien évidemment, avec complaisance à tous les caprices de l’aînée. Tout cela a tôt fait de créer entre elles un lien puissant et de sceller une forme d’alliance tacite. Et ces deux-là paradent à toute heure de la journée, même dans la serre, mieux que Néron ne l’eut fait avec son esclave le plus dévoué, un jour de triomphe, à Rome. Il reste à deviner qui joue quel rôle. Et là rien n’est vraiment certain entre ces deux-là !
Kazak-Star est finalement devenue l’assistante officielle de Lucienne Lumignon ! On s’en doutait et s’y préparait donc depuis longtemps. Dans la maison il allait y avoir changement de cap. L’atmosphère générale allait changer. Kazak-Star, très douée, saisit vite les grandes lignes du système thérapeutique de son Maître. Peu de choses en fait. Beaucoup d’illusions avec un peu de cri primal et un peu de sophrologie et une thérapie par les sons sous eau enfin mise au point sans tuba et après bien des recherches exténuantes, on s’en doute. Le tout assaisonné comme on le sait de macrobiotique, de séances de thé au beurre. L’expression dite artistique bat son plein grâce aux sculptures en grosses ficelles sans oublier l’interprétation des rêves, la réflexologie, l’astrologie chinoise et le yoga tantrique. D’immenses fantômes de corde, prestigieux macramés, s’élèvent toujours plus haut aux quatre coins de la maison et de grosses bougies oranges répandent leur cire fondue sur les planchers, jour et nuit.
Kazak-Star, à défaut de vouloir vraiment approfondir tout cela, en a fort bien étudié les tics et l’on entend Lucienne Lumignon soupirer d’aise dans les couloirs :
« Ah! ma fille, ma fille. On en fera vraiment quelque chose, de cette enfant-là! »
Kazak-Star s’ennuie ! Kazak-Star jette son dévolu sur Polsky-Fal ! Elle s’est juré de s’attacher le jeune homme et au besoin de le séduire.
Ainsi, le grand désir de Lucienne Lumignon qui est de s’assujettir les êtres sans qu’elle en ait vraiment la capacité se concrétise à travers sa fille spirituelle.
Kazak-Star réussit à convaincre Lucienne Lumignon que Polsky-Fal a besoin d’une urgente thérapie. Et par voie de conséquence son projet de mariage avec Sans-Nom est secrètement déclaré psychologiquement suspect.
Le couple infernal s’emploie alors à démontrer à Polsky-Fal, avec une extraordinaire habileté, que ses motivations à l’égard de Sans-Nom sont malsaines, voire toxiques, dangereuses pour Sans-Nom.
A cette époque, le « Carré en rond » semble se muer en un démoniaque maelström, qui tourbillonne avec lenteur, implacable. Et au fil des jours, lentement mais sûrement, « la chose » engloutit tout ce qui reste de raisonnable chez les habitants du lieu. Une force terrible est en route pour séduire les uns et réduire, détruire les autres sans que nul n’ait la sagesse de s’y opposer. Les mots- clés de ce sournois et féroce opéra : Kazak-Star !
Dans un deuxième temps la thérapie à laquelle Polsky-Fal a consenti secrètement, à l’insu de Sans-Nom et Dreyfus, conduit Lucienne Lumignon à conclure que Polsky-Fal et Kazak-Star sont de toute évidence faits l’un pour l’autre.
On établit même des thèmes astrologiques qui, bien entendu, confirment la chose. On ajoute à cela quelques mensonges concernant Sans-Nom. Manoeuvre sensée dénoncer une violence suicidaire rentrée et quelques perversions d’autant plus stupéfiantes qu’invisibles jusque-là. Très dangereux conclueront sentencieux les deux thérapeutes. Polsky-Fal cède finalement grâce surtout à l’envoûtant frésia dont Kazak-Star s’arrose toujours abondamment, chaque jour.
Un triste jour de dégel, à l’aube, Sans-Nom reprend sa route errante. Dreyfus disparaît, plein de honte et de tristesse en laissant un ultime texte poétique punaisé dans une des statues en corde de la maison :
Silence
Le poète
est mort.
Par
hasard,
ce matin,
au détour
d’une
brume…