UN PORT DU NORD
C’est à l’extrême Nord, dans un grand port rouillé, que Sans-Nom trouve refuge. Des semaines d’errance se sont écoulées, entrecoupées de maigres périodes de travail, ici et là pour la subsistance. Lavage de voitures, baby-sitting, collage d’affiches, petits ouvrages temporaires…
Elle garde le contact avec Dreyfus et reçoit en poste restante le premier recueil imprimé de ses textes poétiques. Il les lui dédie : « A Sans-Nom, la sœur courage. A ma petite faonne d’Asie. A Fan, faonne des anges… »
Fan,
Les anges
détaxent
l’eau blonde
à ta joue
Ma Fan
des dalles
en contre
et contre tous,
toujours, oh !
Et pourtant
les dunes
du faux été chambré
qui s’affale sous la lune
tu t’en souviens ?
Ma fan
des marées
démontées
Et viatique,
l’océan
des pontons
rouges
et des pieux
hurlants !
Fan,
tes malles !
aux poignets !
Perdue
au monde lent
des môles
qui dérivent
sous les projecteurs
du temps ?
Inexorablement ?
Dans la terrible grisaille qui a suivi sa déroute « au Carré en rond », le geste de Dreyfus lui fait l’effet d’un couteau sensible qui viendrait se poser sur une huître violemment refermée.
Elle éclate en sanglots. Pour la première fois depuis des semaines, son coeur garrotté relâche enfin un peu de sang qui vient rosir des joues pâlies par les veilles infinies. Sur les immenses quais froids du port, à l’horizon, les grandes grues semblent la guetter comme les prêtres vautours d’un rituel inconnu et menaçant.
Elle embrasse alors avec frénésie le petit livre entre ses mains.
Les larmes de ses yeux se mêlent à des baisers sur les pages ouvertes qu’elle déchiquette à pleines dents.
Cette tendresse de Dreyfus! Elle voudrait la dévorer, s’en repaître.
« Une fois, une seule fois. Pour toujours ! » gémit-elle.
Tombée à genoux, elle hurle maintenant vers le ciel gris et silencieux qui s’élève derrière les grands monarques de fer. Les grands monarques de fer qui sentinellent sur l’horizon.
« Et si le voile se déchirait, et si le ciel s’ouvrait enfin », psalmodie-t-elle, à moitié morte de douleur et de larmes.
Pour la première fois de son existence, Sans-Nom interroge les cieux, sans trop savoir comment ni pourquoi, ivre de déroute et d’amertume. Dans un nuage bas, décroché, il lui semble voir le visage de Dreyfus et entendre sa voix :
« … Il faut fuir les banquises Sans-Nom, toutes les banquises ! Mais les expériences ne sont pas interdites. Faut faire le tri, simplement. Et puis il y a les signes, Sans-Nom, les signes… »
Un cargo en procession sur les vagues du chenal entre lentement dans le port et mugit.
Sans-Nom songe au ventre vide d’une mère après l’enfantement et à une jarre ouverte entre terre et eau à I-Yeu. Elle songe à Sag-Mo, sa mère, et à ses courriers qui se sont brutalement interrompus. Morte, Sag-Mo ? Elle se remémore Il Li-Yii dont elle revoit comme en un film muet la bouche ouverte, les yeux ahuris et les grandes mains, pales affolées devant la jarre vide. Sur le pavé des docks, elle se saisit alors en courant d’un interlocuteur invisible et entame un long discours concernant le général rouge qu’elle n’a pas retrouvé. Le général rouge, mort lui aussi ? Qui était-il ?
Le lendemain, la porte du restaurant franchie, elle annonce :
« C’est pour l’emploi,… la plonge. Vous pouvez me garder trois mois? J’ai besoin d’argent pour rentrer au pays… Euh!… Je viens de la part des gars du dock 4 ! Ils m’ont dit que… »
« OK, OK, OK ! » lui lance le gros bourru avec un cigare comme une farce d’auguste , comme un zeppelin planté au milieu de la figure. « C’est par là à droite, après le vestiaire. Jette un oeil, si tu veux. Tu commences ce soir ? »