LES MANNEQUINS
Tous se sont rassemblés dans la cour à l’appel des hauts-parleurs, après la projection du film.
« Pour Monsieur le Ministre de la Culture, qui a refusé des subsides pour le développement des activités de notre cher Bathyscaphe! »
hurlent les haut-parleurs.
Du coin droit inférieur de la grande cour jaillit alors un faisceau de lumière blanche qui se dirige le long des quatre étages du bâtiment.
Tout là-haut le faisceau laiteux s’est hissé lentement le long de la muraille de briques et percute un mannequin qui pendouille. Une langue en tissu rouge, de grands yeux en verre et des cheveux en laine rousse font un jazz ahuri qui hurle vers la foule des mots de couleurs, une stridence agacée qui déroute.
Les rires, les hurlements de la foule élèvent en cascades et gradins, montent à l’assaut des parois du Bathyscaphe et se fondent dans une bouillie d’échos par-dessus les têtes. Le Bathyscaphe, entonnoir de la nuit, vibre jusqu’en ses tréfonds. Mais déjà le projecteur et le micro aux mains de Zigdi-Licht, le bras droit du Parrain, soulignent et scandent le nom de la prochaine victime.
« Monsieur le Chef de la Police qui nous a refusé le parc central pour notre exposition en plein air « Halloween, génération Halloween ».
Le projecteur fouille les ténèbres.
La foule rugit.
Un deuxième mannequin vient se balancer dans l’espace, sous la corniche, haut par-dessus les têtes.
« Mademoiselle l’assistante sociale du quartier Nord-Est, ouais, sans commentaire », susurre la voix de Zigdi-Licht. Troisième mannequin, troisième vague de rugissements, sifflets et quolibets.
« Monsieur l’Ambassadeur du Japon, pour ses commentaires déplacés à l’égard des Jovens lors du vernissage de l’expo Hokusaï dans la grande halle du centre piétonnier ! »
« A la demande de Xagi-Gil, un mannequin pendu pour son oncle, marchand de fringues qui a refusé d’établir un Todj-pass avec les Xan-Vi de la zone hors ceintures! Houuuu! »
Tout en haut de la grande cour carrée, les mannequins tombent ainsi les uns après les autres, en proie aux lazzi. Plus bas, une bonne partie de la foule, peu à peu lassée par le rituel devenu monotone, s’est réfugiée vers les bars et les attractions d’étages, dans l’attente du grand feu d’artifice.
Son verre de punch cerise-fraise à la main, Saramanch-Viscose soupire, grommelle quant à la longueur inaccoutumée du rituel des pendaisons de mannequins.
« Oui ! Mais c’est la tradition et on ne peut y échapper, tu le sais bien », soupire une voix derrière lui.
« De plus, ce sont les Kaisers qui organisent et les Kaisers sont conservateurs. Alors…! »
Une Lucie déjà ivre s’exclame, hilare, à côté d’eux :
« Bon, ça suffit, il y a à boire, les hommes ! Allez, moi je vous passe mon ticket d’accès aux boissons et,… et,… je me tire. J’ ai assez bu… et… assez vu. Ah, vos tronches, ah vos bobines ! Ah ! »
La jeune fille assoit alors sa franfreluche géante, son « Gaston » avec une infinie tendresse et des tonnes de silence au beau milieu du comptoir, parmi les oeillets exaltés au gingembre et des montagnes de chips aux crevettes.
« Gaston » est une immense poupée en latex qu’elle a bercé au cours de toute la soirée. Pouce en bouche, regard par-dessous, elle a ramené ses fins cheveux blonds, presque blancs, sur elle comme un voile. Ultime appel…
Dans la torpeur de ce cri silencieux perdu pour tous l’immense chevelure de l’adolescente semble alors l’entraîner le long du comptoir. Elle glisse lentement vers le sol, presque évanouie dans un moment de paix illusoire. C’est Ophélie sur un lit de mousse de bière, parmi des godasses crasseuses, seuls rocs de sa rivière.
Sur le comptoir, « Gaston », l’orphelin de latex, de ses yeux vides et noirs, scrute quelque improbable instantané poétique. L’illusion ultime désespérément attendue aux tréfonds d’une nuit immémorielle.
Au dehors, un hurlement de bête blessée a fusé net, suivi d’un immense silence. Là-haut, les pendaisons de mannequins se sont achevées et le projecteur que Zigdi-Licht se préparait à éteindre vient d’accrocher une grande silhouette qui achève de se débattre dans des mouvements de bras et de jambes qui vont en decrescendo. Ce n’est pas une grande poupée de paille et de son, c’est un homme.
« C’est le Parrain! » hurle Zigdi.
Dans le silence total et la stupeur qui accompagnent les ultimes secondes de l’agonie du Parrain, chacun reprend contact avec la rumeur de la ville qui se fait à présent librement entendre.
Dans la bousculade qui s’ensuit, le Bathyscaphe vomit Jovens et Lucie’s, Kaisers, Frenchies, Slivovitchs et tous les autres rendus brutalement à la rue et à la nuit anonyme.
Au passage, Sami-cils-en-feu, un Frenchie pyromane, déclenche le feu d’artifice qui vient s’épanouir, monstre solitaire, araignée boréale par-dessus le Bathyscaphe et derrière des cohortes d’enfants perdus, en proie aux gémissements.