L’HOMME DES CABANES
Lui, c’est « l’homme des cabanes ». Du moins le surnomme-t-on ainsi.
C’est l’aube. Il dévale la grand-rue le long de laquelle s’agrafent les unes aux autres les maisons de jeu éteintes comme d’étranges sangsues cloutées de néons qui divaguent encore dans le silence et l’air atone. Il porte ses épaules bien haut. Il a seize ans et il est quelque peu irrité qu’on l’appelle « l’homme des cabanes ». Dans le même mouvement que ses longues enjambées, il jette haut le dessus de sa veste de cuir qu’il a trop large. On dirait un escargot qui cherche à se défaire d’une coquille trop vaste. Ses yeux vont bas, un peu caniches avec des loopings comiques comme hirondelles avant l’orage. Il craint d’être observé et file, un rien parano…
En arrivant voici quelques mois, il a choisi de transiter par la dernière ceinture des banlieues appelée « zone des cabanes » avant de venir en ville. La zone, un moutonnement de baraques en tôles et planches, les débris du grand marché central exilé. On peut y lire encore, quelquefois, des mots magiques et délavés. Des baisers perdus d’Amérique ou d’ailleurs: « Sunkist », « Coca-Cola », « Agfa Gevaert », « Del Sol »,…
« Sacré Toldo ! » songe Ha-Zen, « Il a du cran ! ».
Pour Ha-Zen, qui se réveille, lui, à l’autre bout de la ville, c’est l’aube et cependant il est presque midi. Les doigts orangés aux ongles dorés du garçon explorent le bol posé sur la table, une antique caisse de champagne. Il est en quête de quelques miettes de chips au paprika, mémoire craquante de la soirée d’hier ou de celle d’avant-hier…
Aujourd’hui, c’est le grand jour pour Toldo-Mat. Au terme de la « Jovens party » d’avant-hier, il en a brièvement débattu avec Ha-Zen et sa conclusion à lui, Toldo-Mat, a été que l’heure était venue de passer une nouvelle frontière. Ha-Zen, lui, plus sceptique, a choisi d’attendre encore et de se réfugier dans une bouderie diplomatique, l’air faussement inspiré de ceux qui n’osent pas…
« Passer d’une ceinture à l’autre… » songe-t-il encore, « ce n’est pas une mince affaire ! Il va falloir que Toldo assure. Et puis cela peut être dangereux! Qui peut savoir ce qu’ils inventent les autres, de l’autre côté. Je ne suis finalement pas sûr qu’il ait les moyens, le Toldo-Mat! ».
Certainement, très certainement, l’atmosphère ouverte, déliée, des soirées organisées par les Jovens, leur côté onctueux, proprets, les miaulements à pas glissés, tête inclinée tantôt par ici, tantôt par là, avec ces petites perles des yeux qui vous scrutent d’en bas et toute cette humilité feinte ou vraie, allez savoir, ont finalement aidé Toldo-Mat à prendre sa décision. Toldo sait que les Kaisers haïssent au fond le style Joven et c’est pourquoi il ne franchira pas la ceinture par la porte Kaisers, mais bien par celle des Lucie’s, gang de filles-mères qui ont de longue date un « self agreement », un « todj-todj pass » avec les Jovens.
Mais c’est finalement sans garantie tout cela…
Les Jovens regroupent pour la plupart des asiatiques qui s’éclatent « espagnols » (le J de Joven se prononce à l’espagnole comme un r en fond de gorge). Ils tiennent la zone « Casals » et portent des noms fabuleux : Andalouz Gold, Kal-Toro, Bis Manolete, Luz de Toledo, Mercedes de Hong-Kong… Les Jovens sont le plus vieux clan de la ville. Ils sont une lointaine émanation, un cousinage des Femio Kun qui règnent sur Tokyo.
Les règles pour adhérer au clan des Jovens sont réputées simples, mais d’autant plus subjectives qu’elles sont non écrites et fréquemment réinterprétées au gré des circonstances.
Quelques-unes, cependant, défient le temps.
Règle n°1 : il faut avoir moins de seize ans pour être admis. Le règlement ne prévoit pas d’âge minimum.
Règle n°2 : il faut être élégant, très, mais dans le style Joven bien entendu. Tout un programme! L’innovation vestimentaire est quotidiennement attendue de la part de chaque membre. C’est tacite. Mais la suprême élégance est de toujours le faire d’une manière qui ne se remarque qu’au deuxième coup d’oeil. Un style « gentil », avec une fausse humilité toute tactique. Et leurs yeux avec ces fameuses oeillades par-dessous et de côté genre hublot de souris redessiné par Walt Disney ! Tout un style.
Règle n°3 : les bijoux sont o-bli-ga-toires. Gros ou discrets, qu’importe, mais orientaux ou 1900 de préférence mais nombreux, très nombreux. La plupart ont été dérobés. Cela aussi fait partie de l’univers Joven.
Chez les Jovens, pas de chapeaux à pompons phosphorescents, pas de travestis criards ou agressifs mais de la classe et du luxe. Le noir est très apprécié. Concernant les relations intimes des membres : l’impasse, le silence. C’est la règle et le réceptacle de bien des secrets. Bien que, et malgré qu’il y ait ici et là de vagues relents « hippies » sublimés , étrangeté restée inexpliquée, ils sont considérés du point de vue du goût par tous les autres clans comme les « Number one » des jeunes de la nuit. Il y a dix ans, ils furent les premiers ici et tous les autres clans se sont développés dans leur sillage. Ainsi, après eux sont venus les terribles Kaisers, les Slivovitchs avec Olga Saragaminskaia, une fausse antilope d’Italie, jambes courtes mais talons très hauts qui se veut ukrainienne, allez savoir pourquoi ? Rapport à ses mollets costauds ?
Les Frenchies et Loco Bleu leur chef, un vrai Parigot, et bien d’autres, comme Séma-Phore, un gars des îles givré au gingembre de ses nuits de doux pinson désespéré, Coucou-Ball, Being-la folle, Salif-Guss le Belge et tous leurs clans et tous leurs strass qui traversent la nuit comme une caravane scintillante…Longs boulevards aux fantômes acclamés par des cris, impasses et ruelles, quartiers aux portes closes comme de la mort en conserve, la ville geint sous le tam-tam d’un asthme différé jusqu’aux aubes. Ils passent
Les guerres que se mènent tous ces adolescents sont de fringues et de paillettes, de délires identitaires mêlés de folies pas toujours douces, pour mieux conjurer le temps de l’après seize ans auquel on ne veut accéder à aucun prix. Terreur silencieuse….
Voici Ozukuru (faux nom, of course, mais vrai mongol). Il se shoote au café noir et aux madeleines. Il a vaguement lu Proust et s’est acheté un télescope avec lequel il scrute le ciel d’été dégoulinant de silence, nuit après nuit. Il rêve de voie lactée et de l’antique Horde d’or. Voici Fadaï-Lé, autrichienne, anorexique et mélomane. Elle baptisa un appui de fenêtre et en prit possession avec un litre de Gin, chez Olga Saragaminskaia. Elle a un contrat avec Olga. La Sagaraminskaia absente, Fadaï-Lé squatte la fenêtre. Les soirs de pleine lune elle en fait son autel des fantasmes d’où elle scrute les ruelles du quartier. Là, sous la lune toute ronde ou en quartiers, dans les ombres rampantes tombées drues du ciel, elle guette l’apparition d’animaux imaginaires, d’ antilopes géantes. Peut-être par dévotion inconsciente à sa mère spirituelle, la Saragaminskaia. Girafes équerres et scarabées tambours défilent dans les ombres de sa nuit. Fadaï-Lé cherche ses dieux.
Tous, au point vernal de leur émotion, derrière leur télescope, devant leur fenêtre–autel ou dans le lit des drogues où ils vont se vautrer, ont quelquefois une larme silencieuse pour le père qu’ils n’ont pas trouvé et qu’ils imaginent fantôme ou mort au fond d’une ruelle, d’un cul-de-sac quelconque.
Otzeg-Déé l’a affirmé à Toldo (elle est la présidente de la commission « élégance » du clan des Jovens et girl d’honneur chez le pape des Samouraïs D’John, elle sait donc de quoi elle parle) :
« Avec tes cheveux bouclés et courts teints en bleu, t’vois, mais bleu très, très électrique, alors, t’vois,… et des plumeaux de casoar collés derrière tes oreilles, t’vois,…coupés courts et très, très blancs, s’tu veux,… hé ben t’es plutôt dans leur style, t’as leur look, quoi ! T’voââs, tu peux même passer la ceinture n°2 à hauteur de la porte des Echassiers sibyllins. T’vois, leur quartier démarre à partir du Mac Do de la septième avenue. Alors essaye ça. Pour moi c’est tout bon, t’voaâs! Vas-y quoi !»
Otzeg-Déé tâte depuis peu de l’accent québécois, dernier et ultime snobisme de son déjà long parcours. Il y a quelque chose d’innocent et de bon dans sa maigreur, le souvenir d’une générosité flouée mais ses grands yeux très rapprochés sous sourcils froncés la desservent … Elle « règne » encore par la force d’anciens todj-pass. Ses jours sont comptés auprès des maîtres de clans. Elle le sait et n’en est que plus pathétique.
Toldo enfile les gants en peau de serpent chapardés l’an dernier dans l’atelier clandestin de son oncle. Un trophée précieusement trimballé depuis. « S’ront pas superflus » grommelle-t-il. Et il va, soudain cerné par les klaxons des taxis jaunes qui vomissent et avalent leurs clients dans les grands carrefours. Des hommes et des femmes se pressent, porte-documents ou mallette Samsonite sous le bras, trappeurs d’un autre monde, le monde du Web, des petits jobs et de tous les fast-food et des car-wash. Voici les nouveaux conquistadors, faméliques ou replets, les cravatés du clan mondial de la Bourse. Des exilés, des lointains désolés du Vietnam, de mai 68 aussi. Des rescapés de l’Histoire non écrite des fuligineuses et insolentes soixante, soixante-dix s’agitent en recomposant des foules maudites après avoir rêvé de liberté…
Ils ont à la boutonnière un badge invisible à l’effigie de Sigmund Freud, de Dylan ou de John Lenon et une étrange écume blanche et fossilisée sur les sourcils et au front. Ailleurs, des anges pleurent.
Ainsi, en filigrane de la ville se redessine le plan d’une cité idéale dont les enfants perdus sont les rois. Ils s’inventent des noms nouveaux. En quête d’identité, de rituels, de modes, ils programment délibérément leur échec par des folies, d’autant plus jouées franc qu’elles sont désespérées. Voilà leur manifeste !
Leur front brûlant voudrait, toujours et encore, la main qui caresse, la main qui rassure, la main d’un père… Mais on ne dit plus ces choses-là quand on a quinze ans. C’est bien connu. Alors, ils n’en parlent jamais, se saoulant de gin et de bière. Si, au petit matin, vous les rencontrez, c’est dans des ruelles que vomissent les poubelles de la nuit. Bouche ouverte, l’oeil aux aguets, ils vont, infatigables, marcheurs. Leur âme sans repos traque les mots dont l’écho gît dans le profond silence d’un plus ancien, d’un plus âgé. Les terribles mots absents, l’absence terrible des mots…
Ils ont donc redessiné leur ville presque spontanément, au hasard des fêtes qu’ils organisent entre eux, strictement entre eux, toujours.
Les Jovens tiennent le centre. Leur quartier général est une maison prêtée par un oncle homosexuel et richissime. C’est une vaste et splendide demeure de style 1900 qui jouxte le quartier des commerces de luxe en pleine extension encore et encore, avec ce je ne sais quoi de blasé qui fait chic. La demeure s’affaisse sous les cernes bruns dessinés par la pollution aux balcons des façades. Mais elle porte encore haut la fierté de son élégance passée. L’architecte qui la dessina fut, dit-on, un élève du grand Gaudi.
Du centre à la première ceinture, voici encore le domaine des Jovens. Leur zone d’errance et de rêve. Les commerces de luxe de la 2ème avenue, les boutiques de design et autres lieux branchés. En périphérie par contre, ils règnent sur des lieux insolites : stations essence abandonnées, usines désaffectées, champs d’orties visités en masques à gaz. Allez savoir pourquoi ? Ils y élèvent dans le silence et la lumière des jours finissants de longs bras minces et des mains aériennes aux doigts argentés. Ils vont alors dans des ballets improvisés et furieux, des larmes de fer et de feu dans les yeux, comme en un rituel qu’ils voudraient rédempteur.
Ils tentent de capter dans l’air les mots, les cris supposés joyeux, les soupirs irrisés d’or aérien (croient-ils) de ceux qui vécurent ici jadis, et ne les trouvant pas, se désespèrent…
Chez les Jovens, « plus tard », on sera peut-être photographe de mode, mannequin, créateur de parfum, décorateur d’opéra. Un Joven est toujours un esthète. Les filles Jovens ont les cheveux courts, mais ne sont pas féministes. Les Jovens les aiment minces, pas très grandes, l’air apeuré, quelque peu anorexiques. Lorsqu’ils taguent, c’est en noir et blanc, argent et or.
Au-delà de la première ceinture se sont établis les autres clans et il y a encore une deuxième et une troisième ceinture avec ses bandes, ses clans, avant la banlieue et la zone des cabanes.
Tout ce peuple d’adolescents se retrouve de préférence la nuit pour pratiquer ses rituels et ses fêtes non loin des appartements de leurs mères célibataires ou tout comme.
C’est ainsi, c’est d’instinct. Tous ces enfants qui, pour la plupart, n’ont pas connu de père, ou si peu et si mal, ont le coeur violemment déchiré entre l’idolâtrie d’une mère surprotectrice et le besoin non avoué d’en être délivré. Ils communient avec désespoir et des millions de tendresses silencieuses ou frustres dans le ventre de chaque nuit. Ils parlent de liberté et d’eux-mêmes, dans un futur simple ou un futur antérieur déjà nostalgique, avec des mots comme « génialok », « cosmossédatif » « sublime in the wind », « rugby-shoot », « mega-sider » ou « love me tender » sussuré à l’infini de rigolades pas franches du tout…
Là, dans ce ventre de la nuit, comme dans le ventre d’une déesse terre-mère, se bouscule tout un peuple d’oiseaux frileux et bariolés. Couvés par les ténèbres, ils rendent en l’ignorant un culte à Vénus, à Aphrodite, à la Reine du Ciel, à l’antique déesse terre-mère Gaia, à Eve la sacrilège qui, à la sortie du jardin d’Eden, s’autoproclama quasi divinité en déclarant : – J’ai formé un homme avec l’aide de l’Eternel . « Ani caniti » en hébreu dans le livre de la Genèse au verset 1 du chapitre 4.
C’est Dreyfus, l’autonome, qui le leur a appris et Dreyfus le tenait de son Rebe.*
*Rebe. Expression familière pour désigner un rabbin.