LE SALON AUX FAUTEUILS A ROULETTES
« Trop exposé… », s’écrie Andalouz Gold.
Un court instant, avec la Sagaraminskaïa qui les a rejoints. Ils ont songé au buffet de la gare, en zone neutre vers le quartier sud de la ville, pour s’y poser, réfléchir.
« Chez moi, alors ?», suggère Kitty Dal.
« Trop étroit », grommelle Bis Manolette. » Et puis, il y a tes parents,… »
Et il s’ensuit une vive discussion entre ces trois-là et Kal-Toro, Mercedes de Hong-Kong, Sefouz-Milah et Xava Banderilla.
« Assez ! Nous irons au local » tranche Andalouz Gold. « De toute manière, nous risquons tous d’être interrogés par la police. Alors, alors… Et puis, sommes-nous responsables de son suicide ?Hein ? Non !… Pas moi en tous cas. Ni aucun d’entre vous, je suppose? N’empêche, il y a matière à réfléchir sur que dire et que faire. C’est pas le moment de déjanter. Faut qu’on se pose, faut causer, faut causer ! Ce mec ! Evidemment à force de hurler sur les tigres au zoo… N’empêche comme apothéose, le parrain… Pffft…»
Face à la gare et à son buffet, en frontière de zone neutre, se dresse Le Local. Une bâtisse de style 1900 qui a connu son heure de gloire. Fastes bourgeois, réceptions, petits fours, salons littéromanes. C’est devenu le squat, le local des Jovens. L’élégante façade vert pâle et or s’est alourdie au fil des ans. De larges cernes noirs sous les balcons ont achevés le travail. Ce beau navire conçu pour l’exubérance de fêtes éternelles crie son abandon aux pavés qui apparaissent encore çà et là sous le goudron de la rue du Commerce rebaptisée « Calle Rosso Mayor » par les Jovens. Les anciens occupants sont allés au loin rejouer les fêtes éternelles de la jeunesse dorée dans des îles parfumées où végète à portée de main une main d’oeuvre presque gratuite.
« Montons à l’étage », suggèrent les filles avec une étrange excitation. « Il y a des fauteuils, c’est mieux pour observer ce qui se passe à l’extérieur ».
Les bras chargés de bouteilles de whisky, gin et coca-cola, raflées dans la cuisine, Xava Banderilla, verre en main déjà, est la première à se laisser avaler par un des larges sièges en cuir abandonnés par l’oncle philanthrope de Dagtar Cantabriz.
« L’oncle », le « Tio », c’est le principal héros de la gloire passée du lieu. Un financier célèbre… en son temps. L’oncle fait partie de la préhistoire des Jovens. Trop âgé, il est passé de « l’autre côté » avec les prérogatives onéreuses et les devoirs, nombreux, d’un membre d’honneur.
L’ancienne et vaste salle à manger a été transformée en salle de séjour. Elle est plongée dans une pénombre jugée confortable pour l’heure. Nul ne songerait à actionner l’interrupteur. Les néons de la gare, de l’autre côté de la place, allument ici et là quelques insectes bleus ou rouges sur les parois. Leur mouchetage silencieux est adouci par la distance. Cela rassure. Ce sont là les seules minuscules agitations, les seules palpitations dans ce lieu encore chloroformé de mémoire bourgeoise. Les parquets recouverts d’authentiques tapis orientaux étouffent les bruits de pas. La pièce est vide. Seuls une dizaine de fauteuils en cuir vestiges des années trente, vastes comme des vaisseaux et qui ont été soigneusement équipés de roulettes d’acier à bandage de caoutchouc circulent. Chacun se déplace ainsi, silencieux, morose mais confortable.Les murs sont nus, hormis une frise au pochoir qui court à hauteur des lambris. De petits scarabées peints de couleurs turquoise et or y éclatent à intervalles réguliers, giflés par les néons du dehors. Sur les deux murs latéraux à bonne distance des angles, il y a deux grands sous-verres.
« Qu’est-ce que c’est? » demande la Saragaminskaia qui a ôté ses hauts talons de fausse girafe et déambule le long des parois.
« Des cadeaux de Dreyfus ! De la poésie de Dreyfus ! Dreyfus l’indépendant !» repond agacé Andalouz Gold. « Indépendant !… Sans doute parce qu’il a trois pieds comme son nom l’indique en allemand… ou en Yiddish peut-être, comme y dit. Un pur anar, ce Dreyfus, j’vous jure !… Rien à voir, lui , avec nos problèmes ce soir ! Au fond, c’est peut-être bien lui qui a raison avec ses histoires de banquises ! ».
Et la Saragaminskaia, au fond trop troublée à l’idée d’entamer une conversation sur les récents événements, se met à lire lentement :
Fleurs d’ombre
Des fleurs d’ombre
passent en silence
dans les plis
de ma mémoire
et dans l’ambre moiré
des tentures frémissantes.
Là, dans l’ombre
s’embrasent peu à peu
en sabres croisés
des baisers assombris
et remontent
de vieux rituels
qu’un recul infini
annoblit.
La Sagaraminskaia: « Ouais, pas mal…! Ouais pas mal ! Ouais. Voyons l’autre. »
Elle lit:
Est-ce le soir?
La cendre de rubis
descend lentement
des plafonds bleus.
Oh les parquets
roses et or
– tout l’amour du monde
y crépite à l’ombre –
chez la marchande
de tableaux
absente.
Au loin
des jaguars lents
montent
à l’assaut
des collines.
Les hommes
n’ont pas été conviés
aux fêtes
du silence
Et les pollens verts
s’élèvent lentement
des pôles démarrés.
La Sagaraminskaia : « J’y comprends rien mais… qu’est-ce que c’est beau. C’est vraiment beau. Hein ? Ce Dreyfus, alors ! ».
Elle glousse nerveusement et ses yeux reviennent vers les autres, pleins de larmes contenues.
Andalouz Gold : « Oui, c’est beau. Ca ne serait pas là sinon, si tu veux mon avis. Mais comment peux-tu, dans un moment pareil ? Allez, viens t’asseoir. Nous avons des problèmes à régler. Non ? »
Chacun ayant trouvé le fauteuil-vaisseau lui convenant s’y love comme pour y hiberner. Tout le groupe replonge dans un long mutisme, à l’écoute des signaux de la rue. Au loin, des véhicules bondissent, toutes sirènes hurlantes.
Mercédes de Hong-Kong : « Andalouz…? Qu’est-ce que tu crois ? Police ou ambulance? »
Andalouz Gold :……
Andalouz Gold : « Les deux, Mercé…, les deux ! »
La Saragaminskaia réenfile ses chaussures girafes et la tête dans les genoux pleure à présent à gros bouillons.
« Mais enfin, pourquoi ? » ose à voix basse Kiti Dal. « Il était un peu fêlé, mais enfin de là à se pendre.. ».
« Mais oui, enfin, pourquoi ? » reprennent en coeur trois ou quatre Jovens comme pour exorciser leur terrible angoisse.
« Sans compter qu’à présent, le prix citron et le coup des mannequins ce sera pour nous. Couic ! Ce sont les flics qui nous passeront la corde au cou. J’sais pas moi,… complicité, non assistance ou autre chose, allez savoir ! Et puis : fichu, le Bathyscaphe ! Fermé, le Bathyscaphe ! C’était Kaiser mais au moins ça existait ! Fichu pour nous tous après ce coup-là… Ouais, fichu, fichu ! »
« Qui a parlé ? » interroge Andalouz Gold. « Qui vient de parler, là dans mon dos ? »
« C’est moi,… Sefouz-Milah … Bon, c’est moi,… », chevrote la voix.
« T’as pas honte ? » reprend Andalouz. « Et puis, pourquoi tu t’affoles? Je vous l’ai jamais dit, mais j’ai un todj-pass avec le fils du maire. Ce serait même plutôt un mic-mac agreement. Un turbo mic-mac ! Alors suffit les filles ! »
« Quoi, vous êtes mouillés tous les deux dans un « Big Mac », un truc avec la drogue ? » questionne Xava Banderilla. « Pas un « flave rouge et noir » avec des armes quand même ? Tu sais mieux que moi que toutes les tribus se sont accordées l’an dernier pour éviter tout ce qui pourrait nous compromettre avec les Absolute Black and White Terror’s qui vendent ça !»
Du fond de la pièce où il s’était réfugié grâce à son navire à roulettes, Bis Manolete en fidèle second a perçu le danger et revient vers le centre, au secours, de son patron .
« Ca ne nous dit toujours pas pourquoi ce Kaiser s’est suicidé en s’alignant, la corde au cou, derrière le dernier mannequin dans le ciel du Bathyscaphe. »
La Saragaminskaia :
« Bon, moi je sais ! Il faut que j’vous dise. Il était pas très clair pendant la projection de votre film… Voilà ! »
Tous en cœur : « Il était pas bon, notre film ? »
Est-ce que c’est vous qui avez imaginer toutes les scènes, les prénoms et la poésie,
incroyable, pour cette partie, les scènes sont plus claires pour moi.
Je suis curieuse de savoir sur (quoi) sera développé l’histoire par la suite?
Soyez-bénis vous et Élishéva.
Mais oui, c’est moi qui ai imaginé et écrit tout cela. Qui d’autre sinon ?
Je suis heureux que la lecture t’ouvre l’appétit pour la suite….