Yohanan Lowen réclame 1.2 millions de dollars à Quebec pour ne pas avoir reçu l’éducation obligatoire
Dans un anglais hésitant mais étonnement précis pour quelqu’un ayant appris la langue de Shakespeare par lui-même, Yohanan Lowen est profondément amer et révolté lorsqu’il parle de l’éducation qu’il a reçue dans son ancienne communauté, la communauté hassidique Kiryas Tosh de la ville de Boisbriand, au nord de Montréal.
« Tout le monde le sait: on ne nous enseigne rien du tout là-bas! Juste la haine et la peur des autres. À cause de cela, je vais souffrir de mes défectuosités jusqu’à la mort », a-t-il confié à i24news.
L’homme de 36 ans a quitté la communauté hassidique avec sa femme et ses enfants il y a maintenant plus de quatre ans. Il peine à lire et à écrire et ne parle pas français, la langue du travail au Québec. Son éducation déficiente l’empêche, soutient-il, de trouver un emploi bien rémunéré et de véritablement s’intégrer au marché du travail. Il arrive à survivre en enseignant la Torah, l’une des seules choses qu’il connaisse.
Pour ces raisons, il réclame aujourd’hui 1,25 million de dollars en dommages à différentes institutions étatiques et scolaires pour ne pas avoir reçu l’éducation gratuite obligatoire à laquelle il avait droit lorsqu’il fréquentait les écoles juives « illégales » de Boisbriand, soit la Yeshiva Beth Yuheda et le collège rabbinique Oir Hachaim D’Tash.
« Je ressens une énorme douleur chaque jour de ma vie et j’ai des troubles anxieux », affirme le plaignant, avant de poursuivre: « mais me battre ainsi me donne de l’énergie, une raison de vivre ».
« Un crime »
La question de ces écoles juives, dites « illégales » car elles opèrent sans permis du ministère de l’Éducation vu qu’elles ne dispensent pas le programme scolaire obligatoire, a fait couler beaucoup d’encre au cours des dernières années dans la province canadienne. Mais c’est la première fois qu’elles sont ainsi dénoncées de l’intérieur, par un ancien membre de la communauté qui va jusqu’à les poursuivre en justice.
« Je ne savais pas que ça existait une ‘poursuite’, je ne connaissais même pas ce mot, mais j’avais déjà commencé ma réflexion sur le sujet. Un jour, j’étais en voiture avec ma femme à Boisbriand et je lui disais que c’était un crime ce que nous faisait l’État en fermant les yeux et qu’il fallait faire quelque chose », se souvient Lowen.
Ce « crime », selon l’avocat qui pilote la mise en demeure de Lowen envoyée mardi dernier, c’est d’avoir brimé « consciemment » son droit légitime à l’éducation.
« Tout le monde sait ce qui se passe dans ces écoles, mais on se met la tête dans le sable », a expliqué à i24news Marc-Antoine Cloutier, directeur du cabinet juridique Juripop.
En laissant ces écoles se soustraire à leurs obligations alors que le phénomène est pourtant bien connu des autorités, « l’État porte atteinte de manière illicite et intentionnelle au droit à l’éducation prévu dans la Charte des droits et libertés de la personne et encadré par la Loi sur l’instruction publique », peut-on lire dans le libellé de la mise en demeure.
Car en plus de s’adresser aux deux écoles hassidiques qu’il a fréquenté, la mise en demeure déposée par l’ex-hassidique accuse également le gouvernement du Québec, la commission scolaire et la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) d’avoir floué ses droits.
« Les trois ont fermé les yeux et sont donc tous complices », juge Cloutier.
La responsabilité de qui?
Si aucune des institutions visées n’a voulu se prononcer sur l’affaire jusqu’ici, les commentaires ont été nombreux dans les médias québécois et sur les réseaux sociaux. Certains questionnent la véritable responsabilité des institutions étatiques, et nombreux ont rejeté la faute sur les parents du plaintif.
Pour Cloutier, mettre en cause les parents, qui sont certes responsables de leur enfant, demeure problématique.
« Les gens mettent cela sur le dos des parents, alors qu’ils partagent eux-mêmes l’idéologie juive hassidique, qui veut que plus on accumule de connaissances laïques, plus on s’éloigne de Dieu », plaide l’avocat.
Questionné au Parlement après que la mise en demeure a été rendue publique, le ministre de l’Éducation Yves Bolduc a réitéré vouloir « mettre fin aux écoles illégales », une promesse de longue date.
Or, plus tôt ce mois-ci, le ministre s’est mis d’accord avec l’une d’entre elles, l’Académie Yeshiva Toras Moshe, pour que les parents soient désormais responsables d’enseigner le cursus pédagogique obligatoire à leurs enfants, à la maison.
« Le gouvernement dit toujours vouloir négocier, mais entre temps, des gens continuent de souffrir. Et dites-moi comment des parents qui n’ont pas eux-mêmes reçu ce genre d’éducation pourraient véritablement la transmettre à leurs enfants? C’est l’État qui se déresponsabilise », soutient Cloutier.
Créer un important précédent
Le recours intenté par Lowen n’est pas le premier de son genre dans le monde. En 2012, un groupe d’anciens hassidiques a poursuivi l’État d’Israël pour les mêmes raisons. Un recours collectif similaire est également en préparation à New York.
Dans le cas particulier du Québec, la sensibilité de la question des relations avec les différentes communautés culturelles a certes incité les politiciens et les autorités à demeurer prudents sur cette question. « J’ai l’impression qu’il y a un coût politique à intervenir et qu’on n’a pas trouvé le courage au fil des années », croit Cloutier.
Si Lowen a gain de cause, cela va créer un important précédent qui risque de forcer les autorités à faire respecter la loi sur l’Instruction publique.
« Si nous gagnons, la principale conséquence sera d’ordre politique. Pour la première fois dans l’histoire, il sera plus coûteux de ne rien faire plutôt que d’agir », estime l’avocat.
Et évidemment, cela encouragera d’autres individus à imiter Lowen. « Ce précédent serait très important aussi car il inviterait d’autres personnes à faire de même. Aujourd’hui, avec les smartphones, ils sont en contact permanent, ils sont reliés entre eux », explique l’avocat.
Lowen pense la même chose, et voit déjà des répercussions positives à sa courageuse démarche.
« Plein de hassidiques qui sont encore dans la communauté et d’autres qui en sont sortis, des rabbins même, me contactent en secret sur Facebook pour me dire qu’ils me soutiennent. Une autre personne a déjà déposée une mise en demeure comme moi, et j’en connais déjà une dizaine qui le feront », raconte-il, confiant en sa nouvelle mission.
Avec humour, Lowen raconte que Lilienblum n’est pas pour lui le nom d’une rue où sortir en boîte (dans le sud de Tel Aviv, ndlr) comme pour la plupart des Israéliens, mais plutôt une source d’inspiration. « Je me suis inspiré de sa pensée dans son livreHattot ne’urim… si je ne veux pas souffrir toute ma vie, alors je dois transformer mon problème en quelque chose de positif ». Et pour moi, chaque fois que j’arrive à sensibiliser quelqu’un et lui apporter la connaissance, j’ai l’impression que ma souffrance sert au moins à quelque chose », conclut-il.
Hélène Bérubé est une journaliste québécoise vivant entre Montréal et Tel Aviv.