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LES JESUITES (suite), leur activité de loups ravisseurs. Chapitre 4, partie 4 : LA FRANCE, LES HUGUENOTS ET LEURS TRIBULATIONS.

By 22 octobre 2014Lève-toi !

 

 

 

La révocation de l’Édit de Nantes fut accueillie par la population catholique française avec une grande explosion de joie. Presque nulle part on n’entendit du côté catholique un mot de blâme au sujet de la violence exercée contre les protestants. Au contraire, les religieux et les poètes rivalisaient de louanges démesurées sur cet acte grandiose, et faisaient à l’envi l’éloge du « glorieux roi ». Dans l’oraison funèbre que le prédicateur de la cour Massillon fit devant le cercueil du roi, il le loua d’avoir été celui qui, pour sa gloire, délivra la France de l’hérésie. Pour rappeler ce fait remarquable, on frappa des médailles commémoratives. Les monuments élevés à Paris et en d’autres lieux en l’honneur du roi ne manquaient pas d’inscriptions rappelant avec éloges l’anéantissement du protestantisme qui était son œuvre.

Les pays catholiques étrangers se firent également l’écho de la gloire de Louis XIV à l’occasion de la révocation de l’Édit de Nantes. À la cour de Vienne et à celle de Londres, alors catholique, on manifesta la joie la plus vive. Ce fut le cas surtout à Rome, siège de la papauté. On célébra une fête grandiose à l’église de la Trinité sur le mont Pincio, et cette nouvelle victoire de l’Église, comme la nuit de la Saint-Barthélemy, fut immortalisée par une médaille commémorative.

L’indignation que suscita l’acte révoltant de Louis XIV n’en fut que plus grande dans tous les pays protestants ; mais plus méritoire encore fut la compassion qui s’éveilla pour les coreligionnaires français. Tous rivalisaient d’hospitalité pour les fugitifs qui parvinrent à franchir les frontières françaises et à gagner l’étranger malgré l’interdiction d’émigrer. Déjà, pendant les persécutions qui précédèrent la révocation de l’Édit de Nantes, des milliers de huguenots avaient cherché et trouvé refuge aux Pays-Bas où ils obtinrent tous les droits dont jouissait la population indigène. Parmi ceux qui eurent recours à l’hospitalité des Pays-Bas, il y en eut beaucoup qui avait été obligés par la contrainte des dragonnades à abjurer leur foi et qui, inscrits comme catholiques sur les listes des convertis et n’étant pas atteints par l’interdiction d’émigrer, purent, une fois fixés aux Pays-Bas, revenir à la confession évangélique à laquelle ils étaient restés intérieurement fidèles. Avant l’année 1685, beaucoup de réformés français avaient également émigré en Angleterre et le roi catholique Jacques II ne put lui-même empêcher qu’après la révocation de l’Édit de Nantes cette émigration ne s’accrût et que le nombre des huguenots réfugiés en Angleterre et en Irlande n’atteignît à la longue le chiffre d’au moins 70 000. Celui des fugitifs qui, à l’invitation adressée dès 1581 par le roi de Danemark, Christian V, se portèrent vers ce pays fut moins élevé. Après les Pays-Bas, ce fut surtout la Suisse qui offrit aux réformés français un lieu de refuge. Les protestants du Dauphiné, du Languedoc et du Vivarais, régions voisines de la Suisse pouvaient d’autant plus facilement s’y réfugier que le chemin des hautes montagnes et des difficiles défilés n’était pas surveillé aussi sévèrement que celui de la frontière du Nord et de la mer. De nombreux fugitifs se sauvèrent en bateau la nuit en franchissant le Rhône pour se mettre en sûreté sur le territoire de Genève. Cette ville, centre intellectuel des réformées, devait, indépendamment de sa situation à proximité immédiate de la frontière de France, exercer sur les réfugiés français la plus grande attraction, et, en 1687 et 1688, ce fut une véritable migration. Il y eut des jours où 200 à 300 réformés franchirent les portes de la ville. À Lausanne arrivèrent un jour 2000 émigrants de France. Plus de 60 000 réfugiés français séjournèrent plus ou moins longtemps dans les cantons français de la Suisse ; 22 000 d’entre eux étaient indigents. Les cantons de la Suisse allemande ne le cédèrent pas à Genève et à la Suisse romande. On organisa à Bern et à Zurich des comités pour pourvoir aux besoins des émigrants, pour procurer à ceux qui continuaient leur voyage des conseils et l’argent nécessaire, et à ceux qui restaient une occupation rémunératrice. De cette façon, plus de 20 000 personnes furent secourues à Zurich en quelques années, de 500 à 800 furent entretenues et hospitalisées.

En 1685, Bâle distribua 2523 repas à des émigrants. Les cortèges de fugitifs se suivaient en si grand nombre et si rapidement qu’à Zurich les greniers se vidaient et qu’il fallait chercher des moyens de faire passer la plupart des fugitifs en d’autres pays, car la Suisse n’aurait pas été à même de les recevoir à demeure. Elle dut se contenter de servir de passage à beaucoup d’entre eux. En tout cas, on estime à 25 000 le nombre des fugitifs français qui s’établirent définitivement Suisse.

En Allemagne, le Grand Électeur Frédéric Guillaume de Brandebourg donna aux autres princes et aux villes libres d’empire l’exemple de l’assistance envers les coreligionnaires français opprimés. À peine eut-il appris la révocation de l’Édit de Nantes par Louis XIV qu’il y répondit dès le 29 octobre 1685 par le célèbre Édit de Potsdam dont l’introduction disait : « Les persécutions et les mesures rigoureuses qu’on met depuis quelque temps en œuvre en France contre les réformés ayant contraint diverses familles de cette religion de quitter le royaume et de chercher un refuge à l’étranger, poussé par la pitié qu’on doit à ceux qui souffrent pour l’Évangile et la pureté de la foi que nous professons nous-mêmes, nous avons décidé par le présent édit signé de notre main d’offrir aux dits Français un refuge libre et sûr dans toutes les contrées et provinces de notre pays. En même temps que nous leur faisons savoir quels droits, libertés et avantages ils doivent avoir par notre volonté dans notre pays pour alléger leur malheureux sort et contribuer pour notre part à adoucir le sort cruel qu’il a plu à la divine providence d’infliger à cette partie considérable de son Église ».

Au cours de cet édit, on assurait aux réfugiés qui venaient dans le Brandebourg des secours, de bons conseils, toutes facilités de voyage, et dans leur nouveau pays toutes sortes de privilèges. Ils pouvaient apporter leurs meubles et leurs marchandises sans payer de douane. On devait leur céder gratuitement les maisons abandonnées, des terrains et matériaux de construction, et leur accorder sans frais le droit de cité et de corporation. On leur promettait des subsides pour créer des manufactures et des maisons de commerce. Les fugitifs de familles nobles pouvaient occuper toutes les situations auxquelles ils étaient aptes et être mis sur le même rang que les indigènes. Dans toutes les villes où ils se fixaient, on nommait un prédicateur et l’on mettait à leur disposition un lieu où ils pouvaient célébrer le culte. Le décret rédigé en langue française et en langue allemande fut envoyé en France en 500 exemplaires avec indication du chemin que les immigrants devaient suivre. On leur nommait en même temps les fonctionnaires qui, à Amsterdam et à Hambourg, à Francfort et à Cologne, devaient s’occuper d’eux. Quoique Louis XIV, fort irrité de ce que l’Électeur parlât dans l’édit de Potsdam de persécution des protestants et eut sévèrement interdit de répandre la proclamation, celle-ci fut bientôt connue dans toute la France, et plus de 15 000 fugitifs de toutes conditions et de toutes les professions, pour la plupart gens de caractère et de ferme volonté, répondirent à l’appel de l’Électeur.

Aucun État ne leur promit autant de privilèges que ceux qui les attendaient dans le Brandebourg. Ils furent accueillis dans leur nouveau pays avec la plus grande cordialité. L’Électeur leur souhaita lui-même la bienvenue. Il avait réglé leur situation en tenant compte de tous leurs besoins avec une sollicitude vraiment paternelle. « Il vaut mieux vendre mon argenterie, disait-il, que de laisser ces gens dans le besoin. » Pour leur venir en aide, on ouvrit une collecte publique qui rapporta 13 000 thalers. Dans les états de Brandebourg se fondèrent plusieurs colonies prospères dont la plus importante fut celle de Berlin. De nombreux réformés s’y étaient réfugiés avant même la révocation de l’Édit de Nantes, et il existait une église française depuis 1672. Dans plus de 30 localités, les réfugiés formaient des communautés à part. Les nouveaux sujets firent preuve en revanche vis-à-vis du généreux Électeurs d’une fidélité inébranlable.

En peu de temps, les réfugiés accueillis dans le Brandebourg s’assimilèrent à leur nouveau pays et ils rendirent à leur patrie d’adoption dans les sciences, l’industrie et dans toutes les branches de l’administration de l’État les plus signalés services. Au bout de peu de temps, l’armée prussienne, le monde des fonctionnaires et des savants comptaient un grand nombre de noms français devenus célèbres et qui survivent aujourd’hui encore dans la postérité des immigrés. Des régions incultes se transformaient en jardins et en champs fertiles sous la main diligente des colonisateurs. Il n’y eut guère de branches de l’industrie qui ne fût améliorée par eux. Les tissages, la fabrication de la soie et des tissus mi soie, l’orfèvrerie, la verrerie, l’industrie des glaces, furent introduits ou considérablement améliorés par les émigrés français dans les Etats de Brandebourg.

D’autres princes allemands imitèrent presque en même temps l’exemple du Grand-Électeur, tel le margrave de Brandebourg-Bayreuth, le landgrave de Hesse-Kassel qui, avant la révocation de l’Édit de Nantes, avait publié un sauf-conduit qui promettait aux immigrés nombres de privilèges et de liberté. Dans la Hesse-Homburg fut fondée par les fugitifs du Languedoc et du Dauphiné la colonie de Frédéricdorf qui existe encore aujourd’hui. De nombreux réfugiés trouvèrent également un asile dans le Brunswick et l’Hanovre. Ceux qui étaient venus par la mer espéraient en obtenir également à Hambourg, mais le luthéranisme y était si exclusif que le clergé luthérien ne permit pas à ces réformés de célébrer leur culte à l’intérieur des murs. Ils durent se rendre à Altona. Par contre Emden, où de nombreux protestant hollandais s’étaient déjà réfugiés, devint pour ceux qui venaient de France « l’auberge du bon Dieu ». La ville d’empire de Francfort-sur-le-Main ne fut également qu’un lieu de passage pour les fugitifs, car un luthéranisme rigoureux refusa de les y traiter sur un pied d’égalité.

Quittons les fugitifs qui avaient réussi, au prix des plus grands dangers et des plus grosses difficulté, à franchir les frontières françaises et à passer à l’étranger pour revenir à ceux qui étaient restés dans le pays et que la révocation de l’Édit de Nantes avait complètement privés de leurs droits. Il était sévèrement interdit aux réformés de professer publiquement leur foi. Il leur fut impossible d’exercer leur religion. Dans toute la France, il n’y avait plus une seule église protestante ; plus une cloche n’appelait au service ; on ne prêchait plus ; on ne célébrait plus la communion. Les enfants ne pouvaient recevoir le baptême protestant. Même le chant des psaumes auquel les huguenots avaient toujours attaché une importance particulière était interdit. Les pasteurs étaient bannis pour autant qu’ils n’avaient pas consenti à abjurer la foi protestante. La persécution s’exerçait jusqu’au lit de mort et même jusqu’au-delà du tombeau. Les médecins, les sages-femmes et les pharmaciens étaient tenus d’informer le curé de l’endroit de tous cas de maladie grave afin qu’on pût donner au malade les « consolations religieuses ». S’il refusait l’extrême-onction, il était, en cas de guérison, chassé du royaume et ses biens étaient confisqués. S’il mourait, les héritiers étaient privés de ses biens et son corps était jeté à la voirie. Mais le roi très chrétien ne se contentait pas de mettre extérieurement au ban les partisans de la foi évangélique. Il voulait extirper cette foi des cœurs mêmes.

Les nouveaux convertis qui s’étaient vus contraints par les terribles tourments des dragonnades de changer de religion furent l’objet d’une étroite surveillance. On essaya par tous les moyens de convertir ceux qui étaient demeurés protestants, en sorte qu’après la révocation de l’édit, la situation des réformées en fut encore pire qu’avant. Dans les endroits où il y avait encore des réformées qui se refusaient à abjurer leur foi, on appliqua de nouveau des dragonnades. En décembre 1681, il y avait dans la commune de Clerac encore un réformé. Louvois ordonna de lui envoyer autant de dragons qu’on le jugerait nécessaire ; s’il ne se convertissait pas, on devait le jeter en prison et laisser les soldats à ses frais dans sa maison. Louvois punit des protestants de Dieppe qui refusaient de se convertir en ordonnant de leur rendre l’entretien des troupes aussi difficile que possible. Au lieu de vingt sous, les dragons devaient obtenir dix fois autant et recevoir comme instruction de faire un « désordre » qui servit de leçons dans toute la province.

À La Rochelle, il y avait encore environ 800 huguenots. Louvois donna l’ordre de faire en sorte qu’ils se convertissent au plus tôt. Deux sœurs qui refusaient obstinément furent séparées et mises chacune dans un couvent jusqu’à ce qu’elles se décidassent à abjurer. Dans les grandes villes de France, on désigna des couvents qui devaient accueillir les femmes et les filles récalcitrantes qui ne voulaient pas simplement se convertir. Un ordre d’arrestation suffisait pour enfermer pour toujours ces femmes et ces filles dans ces « refuges ». Citons un exemple de ces sortes d’ordre. « Sa Majesté veut qu’on arrête à Charenton Madeleine Risoul et qu’on l’amène au couvent ; de même la femme de l’apothicaire Reuillon, protestante obstinée. » Lorsque la messe, l’instruction et la discipline monacale ne suffisaient pas à amener la conversion, on employait d’autres tourments que les spirituels. On faisait entrevoir la Bastille et autre prisons. A Usez, des jeunes filles adultes qui faisaient dans le catholicisme des progrès insuffisants furent châtiées cruellement et sans pudeur. Le nombre des protestants qui, pour avoir refusé de changer de religion, durent languir dans des prisons, des couvents et établissements analogues est estimé pour la seule année 1685 à 40 000. Et quel était l’aspect de ces prisons ! C’était souvent des trous humides, remplis de saletés et d’ordures où l’on mettait les prisonniers. L’hiver, ils étaient laissés sans feu, l’été sans air. Quelques pasteurs furent enfermés pendant des années dans l’île Sainte-Marguerite près de Marseille. Quoi d’étonnant que beaucoup de prisonniers devinssent fous.

On conçoit que, dans ces conditions, tous ceux qui le pouvaient émigraient malgré l’interdiction publiée avant la révocation de l’Édit de Nantes et renouvelée depuis sous la menace de peines les plus sévères. Le changement de la peine de mort qui punissait les migrations en galères perpétuelles n’était pas un adoucissement. Ce ne fut pas par un sentiment d’humanité qu’on prit cette mesure, mais parce qu’il fallait des rameurs pour les galères. Toutes les mesures de gouvernement aux frontières, les postes placés dans les défilés et sur les ponts, les bateaux et vaisseaux de guerre qui croisaient le long des côtes ne purent empêcher les migrations d’augmenter. Les fugitifs ne reculaient ni devant les plus grandes peines, les privations de toutes sortes, ni devant les longs voyages, les dangereuses traversées, les travestissements et les aventures pour pouvoir vivre hors de France en conservant leur religion. Beaucoup se convertirent à l’Église catholique avec l’intention de tourner le dos à leur patrie à la première occasion. Les plus riches passèrent la frontière déguisés en chasseurs et en soldats, en pèlerins et en domestiques. Des dames de la noblesse passaient, le panier au bras ou vêtues en paysannes conduisant le détail. Mais malheur à ceux qui, malgré leurs ruses, tombaient entre les mains des postes de surveillance. Un sort terrible les attendait : celui d’être condamnés à servir sur les galères. Ils étaient traînés de prison en prison jusqu’à ce qu’on eût réuni assez de condamnés pour les conduire à Marseille, à Brest ou à un autre port. Réunis par de lourdes chaînes, ils devaient faire le chemin à pied. Lorsque les forces leur manquaient, on les forçait par des coups impitoyables à continuer. Le séjour sur la galère était, au vrai sens du mot, un enfer pour ces malheureux. Le crâne rasé, nus jusqu’à la ceinture, attachés par le pied à leur banc au moyen d’une lourde chaîne, ils étaient assis et livrés sans ménagements au soleil, à la pluie et à la tempête. Pour remuer les lourdes rames longues de 50 pieds, il fallait l’effort de six rameurs qui étaient enchaînés à un banc. Lorsque l’un d’eux s’affaissait épuisé, les coups le forçaient impitoyablement à redoubler d’efforts.

Dans les combats sur mer, les rameurs étaient exposés aux projectiles de l’adversaire. De pieux fidèles, qui n’avaient commis d’autre faute que de fréquenter le culte protestant ou d’avoir essayé de quitter leur patrie, étaient traités comme les pires criminels. Le nombre des protestants condamnés aux galères est fixé dans une liste qui existe à 2 224. Mais cette liste ne saurait être complète. Toutes les conditions, du gentilhomme au journalier, tous les âges y figurent. Le plus grand nombre des condamnations aux galères furent prononcées sous le règne de Louis XIV, mais après sa mort, beaucoup furent encore frappés de cette peine.

Le récit des souffrances que les condamnés eurent à subir sur les galères est désolant. Cependant, les exemples du courage et de la foi que gardèrent beaucoup de protestants au milieu de ces souffrances sont réconfortants. Tel fut celui d’un juriste distingué très connu, Louis de Marolles, qui portait le titre de conseiller royal. Il fut arrêté en voulant prendre la fuite quelques lieues avant la frontière et condamné aux galères perpétuelles. Lorsque, portant au cou une chaîne lourde de 30 livres, il fut conduit à travers Paris, des amis lui conseillèrent en vain de se convertir. Il resta ferme, et de Marseille il écrivit à sa femme : « Si tu me voyais dans mon costume rouge de condamné, tu serais ravie ».

Parmi ces inébranlables confesseurs, il faut encore citer Jean Marteille qui s’était échappé de la petite ville de Bergerac, dans le Périgord, mais fut arrêté dans sa fuite par suite d’une trahison. Durant treize ans, de 1700 à 1713, il languit sur les galères de Dunkerque jusqu’à ce qu’il fût relâché sur l’intervention de la reine Anne d’Angleterre qui posa comme condition de la paix d’Utrecht la libération des condamnés aux galères. Il a raconté lui-même les souffrances qu’il avait endurées durant ces années de captivité. Dans une rencontre sur mer avec les Anglais, il reçut trois blessures. Par suite de la perte de sang, il était couché sans connaissance sur le vaisseau. Il allait être jeté à la mer avec d’autres lorsqu’il donna des signes de vie. Ce ne fut que le quatrième jour après qu’il eut été blessé qu’il entra à l’hôpital, et il aurait infailliblement succombé, la gangrène s’étant mise aux plaies, si, à l’instigation d’un banquier protestant de Dunkerque, un chirurgien ne l’avait soigné et ne lui avait sauvé la vie. Mais le temps le plus dur de ces épreuves fut celui où les Anglais occupèrent Dunkerque, en 1712, et annoncèrent que la reine d’Angleterre réclamait la libération des condamnés réformés. Pour empêcher cette libération, Marteille et d’autres galériens réformés furent une nuit transportés secrètement à Calais sur une barque, puis conduits le 17 décembre par Paris à Marseille, chargés de lourdes chaînes et d’entraves. En route, ils furent l’objet de cruautés et de tracasseries révoltantes. Malgré le froid qui régnait, les condamnés furent mis à nu en plein air et dépouillés de tout ce qu’ils avaient. On ne leur laissa que de misérables haillons. Ce ne fut qu’après une marche de quatre semaines où ils eurent plus à supporter que durant les douze années de leur séjour sur les galères qu’ils atteignirent Marseille. Jean Martel faisait partie de ceux qui furent libérés sur l’intervention de la reine Anne. Il se rendit à Genève où il fut accueilli avec honneur par les magistrats et les habitants.

Un Zurichois âgé de 16 ans, qui avait été condamné aux galères pour complicité dans une tentative de fuite, fait le récit suivant des souffrances qu’il eut à subir avec 225 de ses compagnons : « On nous ferrait deux à deux par le cou ainsi que des bœufs à l’aide d’une chaîne longue de six pieds au milieu de laquelle se trouvait un anneau. C’était pire encore lorsqu’on enchaînait un des condamnés derrière les autres. Ceux-ci devaient alors pencher la tête un peu en arrière. Les lourds anneaux mettaient le cou à vif. Lorsque les prisonniers arrivaient le soir dans une ville, on les faisait gîter dans une étable dont le sol à peine recouvert de paille était rempli de fumier, de malpropretés et d’ordures. Ils devaient se coucher et se lever en même temps, sinon les chaînes auxquelles ils étaient accouplés leur causaient des douleurs insupportables. La nourriture, en route aussi bien que sur les galères, était tout à fait insuffisante. Beaucoup de ces galériens réformés ont dû subir leur sort pendant des dizaines d’années jusqu’à ce que la mort les délivrât ou que l’intervention de quelques personnes influentes leur rendît la liberté. Leurs souffrances corporelles étaient accrues par les tortures morales auxquelles ils étaient constamment exposés. Pour des hommes honnêtes et austères, c’était déjà un supplice d’être obligés de vivre journellement et pendant des années en contact avec des individus dont la plupart appartenaient à la lie de la société et dont beaucoup étaient condamnés à la même peine pour les crimes les plus abominables. Ils devaient subir les continuelles tentatives de conversion des aumôniers qui ne manquaient pas d’avoir recours aux menaces et aux moyens de coercition. Ils étaient obligés d’assister à la messe, de s’agenouiller devant l’hostie consacrée, ce que les huguenots fidèles considéraient comme de l’idolâtrie et un reniement de leur foi. Quand ils s’y refusaient, ils devaient subir les souffrances de la bastonnade. Heureusement, les consolations et la sympathie de leurs coreligionnaires de leur manquaient pas.

Il se forma en France de nombreuses petites sociétés qui se donnaient pour mission de secourir les coreligionnaires galériens. On réussissait parfois à leur procurer des ouvrages religieux, des bibles, des psautiers pour les fortifier et les encourager à persévérer. Les femmes protestantes n’eurent pas à subir dans les prisons de moindres souffrances que les hommes sur les galères. La plus redoutée de ces prisons était la tour de La Constance à Aigues, qui, élevée de 34 mètres au-dessus du niveau de la mer, était l’une des plus grandioses forteresses du Moyen Âge dans le sud de la France. On pénétrait dans la tour par une porte en fer et un étroit corridor. Il est impossible de fixer exactement le nombre des malheureuses femmes qui virent s’écouler tristement dans cette tour la majeure partie de leur vie, et nous devons renoncer à citer quelques-unes de ses martyres qui surpassèrent beaucoup d’hommes par leur endurance et l’héroïsme avec lequel elles refusèrent d’abjurer leur foi.

La mort de Louis XIV, survenue le 1er septembre 1715, mit fin aux cruelles persécutions des protestants en France. Cette nouvelle période fut, en comparaison de celle qui suivit la révocation de l’Édit de Nantes, relativement tranquille. Mais l’espoir que le nouveau gouvernement améliorerait le sort des réformées fut bientôt déçu. Le duc Philippe d’Orléans qui prit la régence pendant la minorité de Louis XV, alors âgé de cinq ans, passait, il est vrai, pour l’ennemi des jésuites, et ses propos purent faire croire qu’il favorisait une tendance plus libérale. Mais, s’il ne partageait pas l’aversion de Louis XIV pour les huguenots, il était très loin de prendre des mesures en leur faveur. Les persécutions reprirent au contraire en 1720, et s’attaquèrent en particulier au culte des protestants. En 1724, à l’instigation du cardinal Fleury, qui, après la mort du duc d’Orléans, devint pendant la minorité du roi le véritable chef du gouvernement, un édit fut publié qui remettait en vigueur toutes les mesures rigoureuses de Louis XIV. On alla même plus loin en interdisant dans le premier article toute espèce de culte. Cette disposition pouvait atteindre même le culte domestique. Il est vrai que les protestants ne craignirent pas de continuer leurs réunions, d’y baptiser leurs enfants et d’y bénir les mariages. Mais le renouvellement des édits demeura suspendu comme une menace. Il n’en faut que plus admirer la persévérance des protestants qui leur permit de traverser sans faiblesse ces nouvelles et pénibles épreuves.

Le protestantisme conserva en France dans l’ombre son indestructible vitalité et parvint à se maintenir. Durant tout un siècle, il mena l’existence précaire d’une église dans le désert. Ce nom ne vient pas, comme on le suppose souvent, de la solitude et l’isolement des contrées où devaient se réfugier les protestants pour tenir en secret leurs réunions depuis la révocation de l’Édit de Nantes. Les protestants l’ont emprunté eux-mêmes à un passage de l’Apocalypse qui dit, à propos des persécutions auxquelles furent exposés les chrétiens du premier siècle de notre ère : « La femme s’enfuit dans le désert, pour y chercher un endroit préparé par Dieu où elle trouverait sa nourriture » (Apocalypse 12, 6).

L’un des plus courageux « pasteurs du désert » fut Alexandre Roussel, qui souffrit la mort du martyr sous le gouvernement de Louis XV. Une assemblée tenue par lui aux environs d’Aulas fut surprise par les soldats à la suite d’une trahison. Il fut traîné enchaîné devant le tribunal. Interrogé, il répondit au juge lui demandant quelle était sa profession : « Prêcher l’Évangile ». Comme on lui demandait où il l’avait fait, il répondit : « Partout où je rencontrai une assemblée de chrétiens ». Le juge l’ayant interrogé sur son domicile, il donna comme réponse : « Le ciel est mon toit ». Après l’interrogatoire, il fut condamné à mort et conduit à la citadelle de Montpellier pour y attendre l’exécution du jugement. C’est en vain que sa mère intercéda pour lui auprès du gouverneur, le duc d’Uzès, dont elle avait été la nourrice. Le duc déclara qu’il ne pouvait rien faire pour le prisonnier, qu’il fallait faire un exemple et que si le fils n’abjurait pas, il serait voué à la mort. La mère, indignée, rejeta cette condition et courut annoncer à son fils l’inutilité de son intervention. Le fils la tranquillisa, l’assurant qu’il attendait avec joie où il partirait pour la satisfaction de son Maître. L’heure de l’exécution étant venue, les valets et le bourreau entrèrent pour le conduire à la potence. Il s’agenouilla alors et pria Dieu de lui donner courage pour cette dernière démarche. La tête découverte et les pieds nus, la corde au cou, il chanta des psaumes en chemin, puis il monta à l’échelle résolument et avec courage en s’écriant : « Mon Dieu, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font ».

Peu après Roussel, le 2 février 1746, Mathieu Desubas, autre  « prédicateur dans le désert » subit la mort du martyr. Il avait été arrêté dès 1742 à cause d’une assemblée qu’il avait tenue, et condamné à mort. Mais il avait réussi à s’échapper de prison. Des ordonnances plus sévères parurent bientôt au sujet des réunions cultuelles. Tout pasteur réformé qui en organisait une était menacé de mort. Les réformés étaient obligés de se réunir de nuit. Le gouvernement sut découvrir ces assemblées nocturnes. Il y eut des condamnations en masse aux galères et à d’autres peines plus sévères. Ce ne fut qu’à grand-peine que sept pasteurs condamnés à mort en 1755 échappèrent à l’exécution en prenant la fuite. L’honorable pasteur Roger, déjà sur l’âge, qui, durant 40 années avait rempli avec succès son ministère, fut condamné à mort. Après avoir, avant son départ pour l’exécution, engagé les prisonniers réformés à persévérer, il chanta sur le chemin du supplice le psaume 51 et, se mettant à genoux, il pria au pied de l’échelle. Son cadavre resta suspendu 24 heures au gibet puis fut ensuite jeté dans une rivière voisine.

Mais ce furent précisément ces réunions cultuelles tenues dans la solitude et à l’écart qui donnaient au protestantisme français la force de persévérer  sous toutes les persécutions. Ces réunions étaient souvent tenues et dirigées par de simples paysans et des artisans. Mais fréquemment aussi c’étaient des pasteurs qui, quoique chassés de leur pays et sans se laisser effrayer par les peines qui les menaçaient, revenaient secrètement en France par des chemins détournés pour s’occuper de leur troupeau privé de pasteur. Déguisés en gentilshommes, l’épée au côté, en commerçants, même en paysans coiffés de la casquette de fourrure, ils allaient par le pays, cherchant les lieux où ils avaient exercé, soigneusement hospitalisés par leurs amis, baptisant, distribuant çà et là la communion. Beaucoup d’entre eux durent payer cette audace de leur vie. Tel un avocat de Toulouse, Claude Brusson, qui s’était fait ordonner à l’étranger où il s’était réfugié et revint ensuite en France pour réconforter ses coreligionnaires par ses sermons et par la célébration de la communion. Il fut livré par trahison à l’intendant du Languedoc. Il avoua sans détours ses pérégrinations et, après avoir subi la torture, fut exécuté à Montpellier. Le nombre des pasteurs qui moururent de la main du bourreau avant et après lui ne fut pas de moins d’une centaine. Beaucoup furent traînés de prison en prison.

Non seulement les pasteurs qui organisaient ces réunions et y prêchaient, mais les assistants étaient exposés aux plus cruelles persécutions. Une de ces réunions tenues près de Nîmes ayant été surprise par les soldats, Louvois donna l’ordre suivant : « Sa Majesté désire que, parmi les prisonniers faits à Nîmes, deux des plus coupables soient condamnés à mort et que si l’on ne peut les découvrir, on tire au sort ». Une autre fois, Louvois donna pour instruction que Sa Majesté désirait qu’on donnât aux troupes qui avaient dissous une assemblée l’ordre de faire peu de prisonniers et d’abattre beaucoup de protestants sans épargner les femmes plus que les hommes.

On ne saurait s’étonner qu’en présence de ces persécutions les protestants eussent recours de temps en temps à des soulèvements violents ; mais ceux-ci ne furent jamais de longue durée, le gouvernement les réprimant rapidement. Les chefs et les complices devaient s’attendre à expier leur résistance par la mort sur l’échafaud ou la condamnation aux galères. En 1702 éclata parmi les habitants des Cévennes, excités par l’intolérance des prêtres, une révolte qui porta le nom de « guerre des Camisards » du nom de camise (blouse), costume des habitants de cette contrée. Dans les vallées montagneuses et sauvages des Cévennes, la population était restée fortement attachée à sa foi. Après l’expulsion de leurs pasteurs, les protestants se réunissaient dans les solitudes des montagnes sous la conduite de laïques choisis parmi eux pour célébrer le culte et pratiquer leur religion. On les épiait au retour des montagnes. Les hommes faits prisonniers étaient condamnés aux galères, les femmes au fouet, beaucoup à la potence.

En 1701, six de ces assemblées furent dissoutes de force. La population, révoltée de cette mesure, prit les armes en 1702, et une lutte commença qui fut menée des deux côtés avec une cruauté sans exemple. L’insurrection, qui ne fut réprimée au début par aucune troupe régulière, se propagea à tel point qu’en janvier 1703 des troupes régulières qui pénétrèrent dans les Cévennes sous la conduite du duc de Broglie subirent une défaite. Il fallut un maréchal et une forte armée pour se rendre maître de ces montagnards simples mais fanatiques. La révolte ne prit fin que le 19 mai 1704 sous la soumission de Cavalier, le principal chef des Camisards. Mais, bien que les pourparlers avec Cavaliers eussent assuré l’impunité et la libre retraite des révoltés, les deux principaux chefs camisards moururent sur l’échafaud. Les galères et les prisons se remplirent de façon effrayante. Le maréchal de La Baume, envoyé dans les Cévennes, fit amener les habitants sur des places ouvertes et les fit massacrer en masse. Des localités entières furent complètement rasées. Cette cruelle insurrection a nui à la cause protestante plus qu’elle ne lui a servi. Elle manquait de direction. L’absence de pasteurs réguliers et conscients de leurs responsabilités se fit particulièrement sentir. Ceux-ci n’auraient pas manqué de calmer et d’apaiser leur communauté, tandis qu’au contraire des chefs fanatiques qui se vantaient de révélations et se faisaient passer pour des prophètes se mirent à la tête du mouvement. Même des prêcheuses s’en mêlèrent. La vie religieuse protestante, simple et réfléchie, courut par là le risque d’être étouffée.

Il n’en faut que plus apprécier l’œuvre fructueuse d’un homme qui, plus qu’un autre au siècle où le protestantisme menait en France la vie précaire de « l’Église dans le désert », sut réunir les groupes dispersés par les persécutions et en former une communauté obéissant à une direction et à une règle religieuse. Son nom, Antoine Court, est inscrit en lettres ineffaçables dans l’histoire de l’Église réformée de France. Il naquit à Villeneuve-de-Berg, en Ardèche, le 27 mars 1695, et était l’aîné et le seul fils de parents peu fortunés. Âgé seulement de cinq ans, il perdit son père, mais son excellente et courageuse mère sut, par sa piété simple et sérieuse, exercer une influence profonde sur ses enfants. Les horreurs des guerres des Cévennes qui correspondent à ses années de jeunesse firent sur lui la plus profonde impression. Il apprit par ses propres yeux de quelle oppression le protestantisme avait à souffrir. Le désir de ses parents de le préparer à la carrière ecclésiastique répondait à sa propre inclination. Mais, faute de ressources, ce désir semblait ne pouvoir se réaliser. Pour plaire à un parent, le jeune homme devait se vouer au commerce. Des écrits évangéliques et quelques feuillets de la Bible, que la mère avait soigneusement conservés et cachés et qu’il lut avidement durant ses heures de loisirs, le ramenèrent à l’idée de la carrière ecclésiastique. Il y fut d’autant plus encouragé que, dès ses jeunes années, il avait eu l’occasion d’assister avec sa mère aux réunions dans la montagne. Depuis, une voix intérieure l’appelait toujours plus impérieusement vers cette carrière. Il abandonna le commerce et se chargea d’accompagner les femmes aux assemblées tenues en secret en ayant soin de prendre toutes les mesures de précautions nécessaires. C’est ainsi qu’à peine âgé de 18 ans, il prit lui-même la parole dans une de ces assemblées, le prédicateur ayant fait défaut. Le succès qu’il obtint l’encouragea à choisir pour carrière celle de prédicateur dans « l’Église du désert », bien qu’il eût conscience des dangers et des peines auxquels un pasteur s’exposait. Un sermon qu’il fit en préparation sur le texte : « Quiconque aime son père et sa mère plus que moi n’est pas digne de moi », lui permit de dissiper les hésitations de sa mère. Il exerça bientôt son action au-delà de son entourage immédiat.

Durant l’hiver 1714–1715, il alla trouver les galériens protestants de Marseille. Il organisa pour eux dans la cale des galères des assemblées religieuses. Revenu dans son pays des Cévennes, il entreprit durant les années suivantes des missions qui le conduisirent à travers d’infatigables pérégrinations d’une localité et d’une ville à l’autre. Il devait souvent faire des lieues pour se rendre à une assemblée, parfois par de pénibles détours ou à travers l’obscurité de la nuit afin d’échapper aux espions qui le surveillaient. Car son zèle n’échappait pas au gouvernement qui reconnut bientôt combien ce jeune prédicateur entreprenant était dangereux. On promit une prime en argent à celui qui s’emparerait de lui. Durant deux mois, au milieu de dangers menaçants, la plupart du temps la nuit dans les montagnes et les solitudes des Cévennes et du Languedoc, Court ne tint pas moins de trente assemblées, souvent en plein air. Il prêcha, célébra la communion, baptisa quinze enfants, bénit quinze mariages.

Mais, malgré son activité infatigable et extraordinaire, Antoine Court n’aurait pu réaliser l’œuvre difficile du réveil du protestantisme s’il n’avait trouvé une pléiade de confrères qui le secondèrent fidèlement. D’accord avec eux, on se mit méthodiquement au travail. On continua surtout à tenir des assemblées.

La convocation devait être soigneusement cachée aux espions. Elles avaient souvent lieu la nuit. Les participants ne se mettaient en route que vers neuf ou dix heures du soir afin que personne ne conçût de soupçon. Le service, qui avait lieu dans une caverne ou dans les rochers, ne commençait que vers minuit. On usait de la plus grande prudence et de toutes sortes de ruses. On plaçait des sentinelles sur les routes afin que les assemblées ne fussent pas surprises à l’improviste par les soldats. On célébrait à l’occasion, et plus tard à jour fixe, la communion qui ne pouvait être distribuée que par les pasteurs. On amenait les enfants pour les baptiser, les jeunes gens étaient confirmés. Après le service, on donnait maints conseils au sujet des choses de ce monde, en sorte que ce travail fatigant mais fructueux durait souvent des heures.

Bien que les assemblées contribuassent puissamment à maintenir et à fortifier les groupes protestants dans la foi, Court s’aperçut bientôt qu’elles ne suffisaient pas. Pour assurer la durée du protestantisme en France il fallait renouveler l’Église, réunir les protestants en communautés et créer une solidarité embrassant tout le protestantisme français. C’est de ce point de vue que Court réunit en Languedoc, le 21 août 1715, au milieu des persécutions ordonnées par Louis XIV contre les huguenots, le premier synode. La petite assemblée, à laquelle furent invités par écrit ou de vive voix tous les prédicateurs du Languedoc et quelques-uns des plus capables parmi ceux qui n’étaient pas pasteurs, se réunit au lever du jour dans une carrière écartée de Monblet. Court, bien que le plus jeune des assistants, fut élu président. Peu de mois après, des assemblées furent convoquées dans d’autres contrées. C’était l’heureux début d’un mouvement qui devait grouper les communautés et les provinces. Les synodes convoqués dans les différents districts, et qui, en 1726, atteignaient déjà le nombre de trente-sept, ordonnèrent pour les différentes communautés l’élection des anciens qui devaient avant tout veiller à l’institution de services réguliers. On établit aussi des règlements relatifs aux baptêmes et aux mariages. Les débats et décisions des synodes avaient également trait à l’exercice de la discipline ecclésiastique. Court s’efforça en particulier d’obtenir pour les communautés privées de leurs pasteurs des ministres capables, dévoués et fidèles afin de remédier au désordre que causaient en beaucoup d’endroits les soi-disant prophètes et prophétesses.

L’un des collaborateurs de Court, nommé Cortiz, qui avait été ordonné à Zurich d’après les règlements de l’Église réformée par l’imposition des mains, vint avec le pouvoir de conférer les ordres à ceux qui lui en paraissaient dignes. Le premier à les recevoir, après avoir subi avec succès l’examen, fut Court lui-même. La réunion des communautés dans les différents districts, commencée par la convocation des synodes provinciaux, fut suivie en 1726 du premier synode national. On y traça les grandes lignes de la constitution de la nouvelle Église réformée de France. Soixante-six ans s’étaient écoulés depuis la clôture du dernier synode général réformé, le 10 janvier 1660, avant la révocation de l’Édit de Nantes. De nombreux membres de la noblesse française, d’illustres savants, des ministres connus dans le monde entier y avaient pris part. Un commissaire du roi avait assisté à ces séances tenues dans une salle brillante. Le synode avait adressé des lettres au roi Louis XIV et au chancelier Mazarin. Le nouveau synode était, par comparaison, bien pauvre et bien modeste. Des campagnards inconnus tels que les prédicateurs dans le désert en faisaient partie. Une vallée perdue et tenue secrète était le lieu de réunion. Et pourtant ce fut le point de départ de l’Église réformée de France qu’on disait déjà morte. Fortement constitué, il embrassait déjà plus de cent communautés. Un groupe de ministres capables et qui allait se développant d’année en année attendait son entrée en fonction. Une réglementation logique concernant les communautés et les synodes, une discipline ecclésiastique sévèrement maintenue garantissaient sa durée. Lorsque, le 17 novembre 1787, le roi Louis XVI signa l’Edit de Tolérance qui rendait à ses sujets protestants – dans une mesure il est vrai encore très restreinte – la liberté de religion et de conscience, la tempête de la Révolution s’approchait déjà. Elle devait balayer la royauté qui pendant deux siècles et demi avait persécuté si cruellement les protestants. Ceux-ci pouvant enfin professer ouvertement leur foi étaient au nombre de cinq à six cent mille âmes et formaient une société solidement organisée, indissolublement attachée aux symboles de la Réforme. La parole du psalmiste s’était magnifiquement réalisée : « C’est l’œuvre du Seigneur, un miracle qui éclate à nos yeux ».

A la fin de ce chapitre consacré aux persécutions de l’Évangile en France, rappelons les derniers martyrs qui furent dans ce pays victimes du fanatisme religieux et d’une justice partiale. À Toulouse vivait depuis 40 ans dans un milieu catholique le drapier Jean Calas estimé de tous à cause de sa droiture. Sa femme, issue de Français réfugiés en Angleterre, jouissait de la même estime. Le fils aîné de ce commerçant était un jeune homme adonné au jeu. Il menait une vie oisive et fut atteint d’une sombre tristesse. Le 13 octobre 1761, comme la famille se levait de table, on le trouva pendu dans le magasin de son père. Il était hors de doute qu’il avait lui-même attenté à ses jours. Mais le peuple, excité par les moines, accusa le père et les autres membres de la famille d’avoir commis ce meurtre, le fils étant sur le point de passer au catholicisme. Les dominicains saisirent le cadavre et célébrèrent en l’honneur du soi-disant martyr de pompeuses funérailles. La famille Calas fut emprisonnée et on lui fit un procès au cours duquel un certain nombre de témoins aveuglés ou peut-être subornés déposèrent contre les accusés.

Calas eut beau affirmer son innocence et la prouver par de nombreuses raisons, le Parlement de Toulouse le condamna à être roué après avoir subi la torture. Le jugement fut exécuté le 10 mars 1762 avec une horrible cruauté. Le vieillard, âgé de 66 ans, supporta avec un courage inébranlable des supplices affreux. Il poussa un seul cri lorsque le premier coup du bourreau lui brisa les os. Attaché sur la roue, il affirma encore, deux heures durant, son innocence jusqu’à ce qu’enfin on lui fît subir la strangulation. Son cadavre fut brûlé. La fortune familiale fut confisquée et le plus jeune fils proscrit de France à perpétuité. Les moines s’emparèrent de lui et le mirent dans un cloître où il dut abjurer le protestantisme. Un commerçant de Marseille parvint à décider Voltaire, qui vivait à Ferney non loin de Genève, de s’occuper de la famille Calas. Sous le titre De la Tolérance, l’écrivain publia une œuvre où il établissait la preuve irréfutable que Calas avait été victime du fanatisme. Il parvint à faire rouvrir le procès. Le jugement du Parlement de Toulouse fut cassé par celui de Paris. Jean Calas et sa famille furent déclarés complètement innocents. On ne pouvait, il est vrai, ressusciter le mort, mais sa mémoire fut réhabilitée et sa famille, tombée dans la misère, fut dédommagée par des dons en argent.

Vers l’époque où Calas et ses coaccusés furent arrêtés à Toulouse et jetés en prison, le dernier pasteur protestant condamné à mort en France, Paul Rochette, attendait son exécution. Étant en voyage, il avait été prié de procéder à un baptême. Les autorités de l’endroit qui en eurent connaissance le firent arrêter et, sans se soucier des suites que pouvait avoir son aveu, il déclara ouvertement qu’il était pasteur protestant. Son arrestation causa parmi les protestants de la ville une vive surexcitation. Trois frères, du nom de Grenier, à la nouvelle du danger qui menaçait leur prédicateur, accoururent armés d’épées et de pistolets. Ils furent accusés de vouloir délivrer de force le prisonnier et furent eux-mêmes arrêtés avant d’avoir fait usage de leurs armes. Le Parlement de Toulouse condamna Rochette à la strangulation et les trois frères Grenier à être décapités. D’autres, soupçonnés d’avoir voulu prendre part à la délivrance de Rochette, furent condamnés aux galères. C’est en vain que Paul Rabaut, l’un des plus courageux confesseurs de l’Évangile dans l’Église du désert et qui avait malgré les dangers administré pendant plus de cinquante ans la communauté de Nîmes, protesta dans un écrit de sa main contre le jugement porté contre ses coreligionnaires.

Les pasteurs et les professeurs de l’Académie de Genève essayèrent également d’intervenir. Tous ces efforts, et même l’intercession de Madame Élisabeth, fille aînée de Louis XVI, ne purent conjurer le sort des prisonniers. Ils se préparèrent à la mort en se soutenant et en se consolant mutuellement. Ils refusèrent courageusement de sauver leur vie en passant au catholicisme. Le 19 février 1762, ils montèrent d’un pas ferme sur la charrette qui devait les conduire au lieu du supplice. Vêtu de la chemise des repentants, un lourd cierge à la main, Rochette devait, avant l’exécution, demander pardon de ses crimes à Dieu, au roi et à la justice. Mais il cria à haute voix qu’il priait Dieu de lui pardonner ses péchés, qu’il avait honoré le roi et toujours prêché à ses fidèles l’obéissance et la patience, qu’il n’avait jamais offensé la justice, qu’il demandait au contraire à Dieu de pardonner à ses injustes juges. Entonnant un psaume, il monta à l’échelle de la potence pour n’être bientôt plus qu’un cadavre. Les trois frères Grenier s’embrassèrent l’un l’autre en disant : « Eh bien ! Il faut mourir. Prions Dieu d’accueillir favorablement le sacrifice que nous lui faisons ». L’un après l’autre, ils reçurent le coup mortel.

Bien qu’à une époque où les lumières avaient largement pénétré dans la population française, ces massacres et le meurtre judiciaire commis contre Calas encourussent la réprobation de beaucoup de catholiques, le clergé poussé par la même animosité continua de réclamer les persécutions des protestants, l’application des lois édictées contre eux, et les tribunaux ne se firent que trop souvent l’instrument de cette fureur de persécution. Encore dans le dernier quart du XVIIIe siècle, des ministres furent arrêtés pour avoir tenu des réunions cultuelles et moururent en prison. Les maisons de prière élevées en quelques endroits par les protestants étaient à nouveau fermées et détruites. Les mariages dans le désert étaient punis. Il n’était pas rare que des enfants protestants fussent enlevés, traînés en cachette dans les cloîtres pour y être élevés dans la foi catholique. Ce ne fut que l’Edit de Tolérance, signé le 17 novembre 1787 par Louis XVI et dont il a déjà été question qui mit fin définitivement aux persécutions. La Révolution qui éclata en 1789 apporta à l’Église réformée de France l’entière liberté. Le prédicateur Paul Rabaut, chargé d’ans, pouvait s’écrier en toute vérité : « Seigneur, Tu peux laisser maintenant partir en paix ton serviteur », en donnant à ces paroles un sens tout différent de celui que leur avait jadis prêté Le Tellier. À travers un long chemin, arrosé de sang et de larmes, mais aussi avec des preuves toujours nouvelles d’amour, de patience et de foi, le Seigneur a tiré l’Église réformée de France de la nuit pour la conduire vers la lumière.

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  • Isigaël dit :

    C’est à cause de toutes ces méchancetés faites sous le nom de Jésus-Christ que les français sont aujourd’hui un des peuples les plus athées au monde.
    La plupart de mes concitoyens ne fait même pas la différence entre » catho » et chrétien, tant le dégoût intense de la religion fait rage, ici. Les gens confondent Jésus-Christ avec ces horreurs!!!
    S’il vous plaît frères et soeurs, priez, prions, pour que cet amalgame diabolique sorte du coeur des Français.

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