L’ÉVANGILE EN ITALIE
L’Italie, pays et siège de la papauté, n’échappa pas non plus à la Réforme. Vers la fin du Moyen Âge, la corruption de l’Église n’était nulle part aussi grande qu’en ce pays. La papauté à l’époque qui précéda immédiatement la Réforme donnait l’exemple de toutes les hontes. Les essais d’améliorer la tête et les membres de l’Église tentés par les grands conciles de Constance, de Kosnitz et de Bâle avaient passé sans laisser de traces sur l’Italie et sur la papauté. La soif de domination et de jouissance y étaient à l’ordre du jour. Tandis que le pape Grégoire VII et ses successeurs avaient jadis combattu et condamné la vente et l’achat des dignités ecclésiastiques, les cardinaux achetaient sans pudeur la succession du siège de Pierre pour se livrer ensuite à un trafic d’autant plus grand de tous les moyens de grâce accordés par l’Église, en particulier des indulgences. Élevés au siège apostolique, ils ne craignaient pas non seulement d’avoir des enfants illégitimes, mais encore de les doter des richesses de l’Église et de procurer des principautés aux favoris de ce « népotisme » comme on disait alors. Le pape Alexandre VI de la famille Borgia, homme aux dons remarquables mais dominé par la soif du pouvoir et de la jouissance, utilisa ses fonctions de pasteur de la chrétienté pour satisfaire les vices les plus odieux. D’accord avec son fils Césaret, à qui il voulait céder les États de l’Église comme principautés séculières après avoir détruit les vassaux qui s’y étaient établis, fit disparaître à Rome par le poignard ou par le poison les prélats l’un après l’autre uniquement pour s’approprier des revenus et des héritages. Mais le fils dépassa le père en infamie. Il assassina son propre frère et son beau-frère de même que tout parent ou favori qui l’empêchait de dominer son père. L’un d’eux se réfugia auprès du pape le prenant à bras le corps, « mais, raconte Ranke, Césaret le tua sous le manteau du pape, en sorte que le sang jaillit au visage de celui-ci ». Le même grand historien dit de la mort de ce pape : « Il avait l’intention, des témoins en ont fourni la preuve, de se débarrasser par le poison de l’un des plus riches cardinaux, mais celui-ci, par des cadeaux, des prières et des promesses, sut attendrir le chef des cuisines papales. Les confiseries qu’on avait préparées pour le cardinal furent servies au pape »[1]. De même que ces monstres placés sur le siège apostolique avaient fait de la papauté un objet de mépris général, ainsi en allait-il de l’état ecclésiastique représenté par les moines et les prêtres. Non seulement ils rivalisaient dans leurs forfaits avec les classes profanes, mais ils les dépassaient. Les moines, en particulier ceux des ordres mendiants qui peuplaient l’Italie, n’était pas seulement l’objet des plaisanteries des écrivains adversaires de l’Église dont les récits imaginaires leur attribuaient toutes les impudences en matière d’imposture et d’impudicité, mais des écrivains sérieux décrivent les horreurs incroyables qui se dissimulaient dans les cloîtres et les monastères, et l’un d’eux ajoute : « La terre puisse-t-elle s’ouvrir et engloutir ces criminels et leurs protecteurs »[2].
L’époque de la « Renaissance », c’est-à-dire de la restauration de l’Antiquité gréco-latine et des idées gréco-romaines issues de l’Italie, n’y produisit pas, comme l’humanisme en Allemagne, une rénovation morale ; elle ne fut que l’origine d’un nouveau paganisme. Il est vrai qu’un merveilleux mouvement s’empara des nobles esprits en Italie. Mécontents, dégoûtés de la nourriture intellectuelle que leur offrait l’Église, ils se tournèrent avec enthousiasme vers l’époque antérieure au christianisme. Les marbres créés par l’esthétique grecque sortent des décombres qui les ensevelissaient. Les œuvres des penseurs et des poètes antiques sont arrachées à la poussière des bibliothèques et parlent le langage de la saine raison et de la grâce. Personne ne contestera les avantages que nous valut cette époque de la Renaissance. Nous lui devons non seulement la magnifique floraison artistique que couronnèrent en Italie, à l’époque qui précède la Réforme, un Léonard de Vinci, un Michel-Ange, un Raphaël. Nous lui devons aussi le renouvellement des sciences qui, avec Reuchlin et Érasme, ouvrit le chemin à la Réforme, et qui permit à Melanchton de devenir un de ses protagonistes. Mais tandis qu’en Allemagne le retour à l’Antiquité classique s’associe à l’esprit chrétien qui y existe toujours, il remplace en Italie le christianisme étouffé par les plaisirs sensuels. Tandis qu’en Allemagne les vieux classiques retrouvés deviennent des maîtres qui enseignent à déchiffrer la Bible dans les langues originales, on leur emprunte en Italie, au lieu de l’Évangile, une philosophie platonique, plus souvent encore des principes de jouissance effrénée et l’on se moque des doctrines chrétiennes jusqu’à nier l’immortalité de l’âme. Non que les représentants et les adhérents de cette nouvelle culture païenne aient brisé pour cela avec l’Eglise. Ils construisent et ornent des cathédrales, peignent et offrent des images de saints, vont à la messe et à confesse ; mais pour eux, le christianisme n’est autre chose qu’une institution publique dont il faut s’accommoder. C’est un monde imaginaire et symbolique, enfin peut-être une lettre de recommandation pour l’au-delà, supposé qu’il existe[3].
Précisément à l’époque où la Renaissance sous la protection et le patronage des Médicis atteignait à Florence son apogée, la Réforme faisait pour la première fois son apparition en Italie avec le puissant prédicateur de l’Ordre des dominicains : Jérôme Savonarole. Comme plus tard pour Luther, la Sainte Écriture était aussi pour lui la base solide sur laquelle il se plaçait, et le Christ le seul rédempteur. « Si le Christ ne t’absout pas, à quoi te servira toute absolution ? » Cette idée fondamentale de la Réforme est également exprimée dans les puissants sermons de pénitence que Savonarole prononçait dans le monastère des dominicains de Saint-Marc à Florence. Avec une intrépide franchise il condamnait les péchés de la ville, du clergé et des hautes classes, sans craindre même le chef puissant de la République florentine, Lorenzo de Médicis. Après la mort de celui-ci, que Savonarole avait prédite comme un châtiment de Dieu, il devint l’homme le plus puissant de Florence. Les Médicis furent chassés ; une assemblée, convoquée par Savonarole à la cathédrale de Florence, vota une constitution qui faisait de l’État florentin un royaume de Dieu où devait régner des mœurs sévères et une règle de vie religieuse. Le luxe devait être banni. Mais la légèreté florentine se révolta bientôt contre le régime monacal imposé à la ville et s’allia au pape Alexandre VI dont Savonarole avait critiqué sans ménagement les mœurs dépravées. Le pape offrit au prieur de Saint-Marc le chapeau de cardinal s’il voulait se taire. Puis il lui ordonna de venir se justifier à Rome dans le dessein de se débarrasser de lui à sa façon. Le moine n’ayant pas répondu à cette citation, le pape lui interdit de prêcher. Savonarole continuant d’élever la voix contre la corruption du Saint-Siège et réclamant même la déposition du pape par un concile, Alexandre l’excommunia et menaça Florence de l’interdit si Savonarole ne disparaissait. Le terrain politique se déroba sous les pieds du moine, le peuple se retourna contre lui ; les ennemis de Savonarole ayant obtenu au Sénat la majorité, le monastère de Saint-Marc fut pris d’assaut dans la nuit du 8 au 9 avril 1498 par une foule aigrie ; Savonarole fut arrêté et jeté en prison. Pendant la semaine sainte, il fut torturé sept fois jusqu’à ce qu’il s’écriât : « C’est assez, Seigneur, prends maintenant mon âme. » Après un procès de six semaines dont les procès-verbaux furent falsifiés et pour lequel le juge de l’ordre avait reçu du pape l’instruction suivante : « Fut-il saint Jean-Baptiste, il faut qu’il meure », il périt brûlé comme hérétique, la veille de l’Ascension de l’année 1498. Ses avertissements ne trouvèrent au Vatican aucun écho. Les papes qui succédèrent à Alexandre VI ne furent pas comme celui-ci des monstres ; mais Jules II, son successeur dont la passion était la guerre, mit sa puissance, ses ressources matérielles et religieuses au service de l’art. Il fit orner la Chapelle Sixtine et le Vatican de magnifiques fresques de Raphaël et de Michel-Ange et commença la somptueuse construction de Saint-Pierre. Léon X, successeur de Jules II, fut comme lui un prince mondain ; ami des artistes et des savants, il entretenait une cour somptueuse où les dames ne manquaient pas. Il ne montra pas la moindre compréhension des graves questions de conscience qui agitaient l’Allemagne à l’époque où il occupait le siège apostolique et pour lesquelles Luther, conciliant, essaya d’abord de le gagner. Les doctrines de la Réforme commençaient pourtant, malgré l’excommunication lancée par Léon X contre Luther, à trouver des partisans en Italie. À partir de 1520, ceux-ci se groupèrent d’abord à Venise. À Naples, Juan de Valdès, gentilhomme espagnol dont nous avons déjà parlé dans le chapitre consacré à l’Espagne, réunit autour de lui un cercle de représentants de l’idée évangélique. Les compagnons groupés autour de lui et qui se réunissaient pour des assemblées religieuses adoptèrent le nom de « Société bienheureuse ». Ce n’était pas la réforme extérieure de l’Église que visait d’abord Valdez ; ce qui l’unissait à ses amis, c’était la pensée fondamentale de la Réforme, de la justification par la foi. L’homme se justifie devant Dieu, non par ses œuvres ou par ce que l’Eglise fait pour lui, mais uniquement par ce que l’amour de Dieu opère en lui dans le Christ, et en conséquence par la foi avec laquelle, répondant à cet amour, il accueille la certitude du pardon et trouve le courage de faire le bien. C’était cette pensée fondamentale du christianisme qui circulait alors comme un courant électrique à travers toutes les âmes et pénétra également en Italie. À cette « Société bienheureuse » groupée autour de Juan de Valdez appartenait entre autres Giovanni Moljo originaire de Montalcino, localité de la Toscane. Le souci du salut de son âme qui s’éveilla en lui de bonne heure le fit entrer dans l’Ordre des franciscains. Il apporta à l’étude des sciences le même zèle qu’il mettait à remplir les devoirs de son ordre, en sorte que jeune encore il fut nommé professeur à l’université de Venise. Il y devint célèbre, comme plus tard à Milan, par la richesse de ses connaissances. Ni l’étude des sciences restaurées ni l’accomplissement des devoirs de son ordre ne lui procurèrent la paix de l’âme à laquelle il aspirait. Les relations entre les villes de la Lombardie et celles de la Suisse et de l’Allemagne lui firent faire la connaissance de la doctrine évangélique annoncée avec succès à Wittenberg et à Zurich. Instruit de cette doctrine, il s’affilia aux associations fondées à Milan et autres villes de la Lombardie et de la Vénétie et où l’on enseignait l’Évangile. Plus il étudiait l’Évangile et les épîtres de Paul, plus il annonçait clairement et courageusement même dans ses conférences publiques la doctrine de la seule justification par la foi dans le Christ. Ayant quitté Brescia pour un professorat à Vérone, il y trouva également un cercle d’amis zélés et courageux dans la vérité évangélique. Il y lisait et expliquait, à la grande satisfaction de ses auditeurs, les épîtres de Paul. Mais ses conférences soulevèrent des contradictions du fait qu’il insistait particulièrement sur la seule justification par la foi professée par Paul et s’opposait à la doctrine papale du mérite des bonnes œuvres, de l’indulgence et du purgatoire. Il fut donc accusé à la cour pontificale de professer et de répandre des doctrines hérétiques. Il se défendit avec succès contre ces accusations. Parmi les cardinaux, il y en avait qui se ralliaient quant à la justification par la foi aux idées évangéliques. Mais il fut congédié avec cet avertissement que « si la doctrine qu’il annonçait était vraie et conforme aux Écritures, elle ne pouvait provisoirement être professée sans inconvénient pour le siège apostolique. Il devait donc cesser l’explication des épîtres de Paul ». On voit par là combien à Rome on tenait pour dangereuse l’idée fondamentale de la Réforme. Moljo continuant néanmoins de prêcher la justification par la foi dans d’autres conférences qu’il fit, le cardinal Compeggio, qui s’occupa avec un zèle spécial d’instaurer à Rome le tribunal de l’Inquisition, obtint du général des franciscains qu’il fut nommé lecteur au monastère de Saint-Laurent à Naples. Il s’affilia à la « Société bienheureuse » de Valdez dont il a été question. Mais ses conférences furent surveillées et épiées, et l’ordre des Théatins qui s’occupait activement de la répression des tendances évangéliques fit noter soigneusement et transmettre à Rome tous les passages qui s’écartaient de la doctrine de l’Église. Rome attira l’attention du vice-roi de Naples sur les ennemis de l’Église qui se trouvaient dans sa capitale et l’invita à les combattre. Après l’introduction à Rome de l’Inquisition, en 1542, la répression fut mise en œuvre à Naples par les moyens les plus violents. Les membres de la « Société bienheureuse » qui ne s’y étaient pas soustraits par la fuite furent jetés en prison et condamnés par le tribunal d’Inquisition à la mort sur le bûcher. Moljo, qui avait quitté Naples en 1543, fut poursuivi pendant dix ans par l’Ordre des jésuites qui entre-temps avait été confirmé ; il fut enfin saisi à Ravenne, en 1553, et fut cité à Rome devant le tribunal d’Inquisition. Moljo comparut devant le tribunal avec une torche à la main et confessa courageusement la doctrine de la justification par la foi en Jésus-Christ qu’il avait toujours professée. Il ne craignit pas d’attaquer violemment la papauté : « Vous méprisez et vous rejetez de façon criminelle le Seigneur Christ et sa Parole, fit-il aux cardinaux. Vous persécutez et tuez les fidèles serviteurs de Dieu, vous supprimez ses commandements. Vous enlevez aux pauvres consciences leur liberté et les opprimez. Comme les tyrans, vous vous arrogez la puissance de vie et de mort. J’en appelle de votre tribunal à celui du Christ au dernier jour. Vous devrez alors rendre compte de vos actes. Comme signe de cet avertissement, reprenez ce flambeau que vous m’avez mis en main ». A ces mots, il jeta la torche au pied de ses juges. Ces paroles décidèrent de son sort. Lui et l’un de ses disciples qui l’assistait furent condamnés à être pendus et leurs cadavres brûlés. En entendant ce jugement, Moljo leva les yeux et dit : « O Jésus-Christ, mon Maître, mon souverain prêtre et mon pasteur ! Il n’y a rien au monde qui pût me faire plus de plaisir que de répandre mon sang pour ton nom ! » Les condamnés furent conduits au Campofiere pour y être exécutés ; Moljo remercia Dieu avant sa mort de la grâce ineffable de l’avoir conduit à la lumière de sa Parole et de l’avoir choisi comme témoin de son Évangile[4].
Juan Valdez, chef du groupe des adhérents de l’Évangile à Naples, échappa au même sort par sa mort survenue en 1551. Beaucoup de ces réformés préférèrent le pain de l’exil et trouvèrent à l’étranger un asile plus ou moins hospitalier ; mais beaucoup qui avait été touchés par la vérité évangélique n’étaient pas assez confirmés dans la nouvelle foi pour persévérer jusqu’à la fin ; ils se soumirent et cachèrent dans leur cœur le fond de leur croyance. Parmi les premiers, il faut nommer le général des capucins Bernardin Ochino dont le sort à l’étranger fut particulièrement cruel et digne de pitié. Il était le prédicateur le plus goûté de l’Italie. Suivant la même évolution que Luther, il était entré de bonne heure au monastère pour assurer son salut. Peu satisfait des bonnes œuvres et des oraisons, il avait cherché son refuge dans le Christ, et, initié par Valdez, il avait pris pour base de sa croyance la justification par la foi. À dater de cette époque, il s’efforça d’annoncer la vérité évangélique qu’il avait trouvée, sans attaquer toutefois la papauté. Les premières villes de l’Italie se disputaient ce prédicateur inspiré de Dieu. Ses sermons de carême l’amenèrent à Naples où il eut pour auditeur l’empereur Charles Quint lui-même qui aurait dit de lui : « En vérité, cet homme ferait pleurer des pierres ». À Venise, l’enthousiasme était tel que l’interdiction du pape de continuer sa prédication dut être révoquée. Mais, après la création de l’Inquisition romaine, ayant manifesté en chaire sa désapprobation au sujet de l’arrestation du prédicateur Giulio de Milano, partisan de l’Évangile, il se rendit lui-même suspect d’hérésie et fut cité devant le tribunal d’Inquisition. Placé dans l’alternative d’une rétractation qui lui eut permis de conserver le rang et les honneurs dont il jouissait et d’une mort certaine, il se réfugia, à la grande surprise de l’Italie, auprès des protestants. On ne pouvait comprendre que ce célèbre prédicateur général des capucins put se détacher de l’Église. Mais dans les milieux protestants ses opinions singulières et les nombreuses différences qui le séparaient du credo évangélique l’empêchèrent de s’acclimater. Les bouleversements de l’époque et la persécution infatigable le forcèrent à quitter la Suisse, où il s’était réfugié, pour passer en Allemagne, puis de là en Angleterre pour revenir encore en Suisse. Âgé de 78 ans, des scrupules théologiques que le protestantisme doctrinaire ne pouvait plus admettre le firent chasser au milieu de l’hiver par les Zurichois. Passant d’Allemagne en Pologne, de Pologne en Moravie, poursuivi par la peste qui lui arracha trois de ses enfants, ce vieillard fatigué vint s’échouer et terminer ses jours dans la solitude d’un village frontière.
Parmi ceux qui parvinrent à s’échapper à temps de Naples se trouvait encore Pierre Martyr, de son nom de famille Vermily ou Vermilio, fils d’une famille riche et considérée de Florence. Bien que ses relations lui promissent une brillante carrière, l’horreur du luxe qui régnait à Florence et le besoin d’une vie sanctifiée en Dieu le portèrent à entrer dans l’Ordre des Augustins qui se distinguait, en Italie comme en Allemagne, par sa sévérité et sa science. Âgé de 26 ans, il commença de prêcher et, suivant l’usage italien, fit avec beaucoup de succès les sermons de carême dans une série de villes de la Haute Italie. Après avoir été pendant trois ans abbé du monastère de Spoleto, il fut appelé en cette qualité à celui de Naples. C’est là que, par l’entremise de Valdez, la lumière de l’Évangile se révéla à son esprit ; quelques œuvres des Réformateurs qui lui parvinrent le confirmèrent dans cette foi. Ayant rejeté le purgatoire dans les conférences qu’il fit à Naples sur la première épître de Paul aux Corinthiens, dont l’Église romaine invoquait un passage, il reçut l’interdiction de continuer ses conférences. Il protesta à Rome où l’on était à cette époque si peu fermé à la vérité évangélique que le pape Paul III lui permit de continuer ses conférences. Nommé visiteur général de son ordre, il passa de Naples à Lucques où il fut élu abbé du monastère. Il y transforma l’établissement secondaire qui s’y trouvait suivant l’esprit de la Réforme. Entre-temps, un changement complet s’était produit auprès du siège apostolique. Une plainte portée secrètement contre lui prépara sa condamnation. Comme il ne pouvait se résigner à dissimuler ses sentiments, il ne lui resta qu’à quitter sa patrie afin de continuer son œuvre pour la réforme de l’Église. Prévenu à temps, il parvint à atteindre la Suisse. Mais, ne trouvant ni à Zurich ni à Bâle une chaire de professeur, il accepta avec joie la proposition de Buzer qui l’appelait à Strasbourg. Il put y vivre selon sa foi et y travailler avec succès en qualité d’exégète de l’Ancien Testament. Lors de la guerre de Smalkade, la situation dans l’Allemagne du Sud étant devenue critique pour la cause évangélique, il fut appelé à collaborer avec Cranmer, archevêque de Canterbury, qui sous Edouard VI avait entrepris la réforme de l’Église anglaise. En Angleterre, il choisit Oxford pour centre de son activité, et il prit une part considérable aux principaux travaux de réorganisation de l’Église anglaise. Après l’avènement de Marie la catholique et la chute de Cranmer, Vermily se vit obligé de quitter l’Angleterre. Il se rendit d’abord à Strasbourg, puis de là à Zurich où il trouva le loisir d’élaborer et de publier un certain nombre d’œuvres savantes. Vers la fin de sa vie, il eut encore une fois l’occasion passagère d’intervenir en France. Il fut invité à prendre part, en 1561, au colloque de Poissy, près de Saint-Germain, dernier essai tenté en France d’aplanir les dissentiments religieux et de substituer à la persécution exercée jusque-là contre les huguenots un régime plus tolérant. Le Conseil de Zurich n’autorisa le départ de Vermily qu’après avoir pris les plus méticuleuses précautions. Il fut reçu à la cour de France avec les plus grands honneurs. Il ne se faisait pas d’illusions sur la valeur de cette courtoisie et celle du colloque en général. Mais il saisit volontiers l’occasion qui lui était offerte dans les diverses audiences qui lui furent accordées de recommander à la régente Catherine de Médicis ainsi qu’au roi Antoine de Navarre une réforme modérée et la tolérance vis-à-vis des protestants comme le vrai moyen de mettre fin aux querelles religieuses. Bien qu’au cours de la dispute publique il forçât par son savoir et sa présence d’esprit l’admiration même de ses adversaires, il se rendit bientôt compte que l’influence du légat du pape devait d’avance faire échouer les débats. Il demanda donc l’autorisation de se retirer qui lui fut accordée avec tous les égards, et il revint à Zurich sous la protection de deux gentilshommes. Ce voyage fut pour Vermily le commencement de la fin. Les fatigues et les rigueurs de la saison éprouvèrent à tel point sa santé qu’il ne put se remettre. Des disputes théologiques au sujet de la doctrine de la communion où il défendit le point de vue réformé, et d’autre part la recrudescence en France de cruelles guerres civiles et religieuses remplirent d’amertume les dernières années de sa vie. Il mourut le 14 novembre 1562 après une longue maladie supportée avec patience et résignation. À son lit de mort se trouvait, en plus des siens, Bullinger dont il avait été l’auxiliaire et le fidèle compagnon. Calvin, qu’il dépassait encore par le savoir théologique, l’appelait « la merveille de l’Italie », sans doute pour cette raison que, tout en possédant les qualités des mieux doués parmi ses compatriotes, il n’avait pas les défauts dont les Italiens partisans de l’Évangile n’étaient pas exempts[5].
La devancière de toute une série de femmes instruites appartenant aux plus hautes classes de la société qui, en Italie, se tournèrent vers l’Évangile et devinrent l’honneur de la foi évangélique fut Renata, duchesse de Ferrare, fille du roi de France Louis XII. Née le 25 octobre 1510 au château de Blois, elle reçut une soigneuse éducation en rapport avec sa condition, et de bonne heure elle se montra accessible aux choses de l’esprit. Avant l’âge de 17 ans où elle se maria au prince italien Hercule d’Este, duc de Ferrare et de Modène, elle avait été initiée aux doctrines du protestantisme à la cour de Marguerite de Navarre, elle essaya d’introduire ces doctrines dans son pays d’adoption. Son époux, qui était loin de la valoir au point de vue intellectuel et dont les mœurs étaient indignes d’elle, la laissa faire aussi longtemps que les considérations politiques ne lui permirent. Ses compatriotes exilés à cause de leur croyance évangélique trouvèrent un refuge à la cour ducale. Calvin, fugitif, y séjourna lui-même quelques mois. Mais l’influence française contraignit l’époux de Renée à poursuivre et à chasser de sa cour les protestants qui s’y trouvaient. Le roi Henri II envoya même son grand inquisiteur à Ferrare pour y prêcher contre l’hérésie, et Renée devait être elle-même contrainte d’assister aux sermons du fanatique dominicain. Mais elle demeura fidèle à sa foi, même lorsqu’on l’eut privée de ses enfants et qu’on se mit à la surveiller étroitement telle une captive. Après la mort de son mari, elle quitta l’Italie et s’installa à son château de Montargis non loin d’Orléans. Elle y demeura l’amie et la protectrice de ses coreligionnaires. On lui interdit avec des menaces d’exercer cette hospitalité, et le roi, à qui l’on avait fait croire qu’une conjuration se tramait contre lui à Montargis, lui intima l’ordre de congédier ses hôtes. Son propre gendre, le duc de Guise, parut un jour devant son château à la tête d’une troupe armée et menaça de procéder à un bombardement si elle ne livrait pas les rebelles ainsi qu’il appelait ses coreligionnaires. Toutes les représentations qu’elle fit contre cette violation de ses droits seigneuriaux étant demeurées vaines, elle dut céder à la force et laisser partir ses protégés. Mais en prenant congé d’eux, elle leur donna les plus touchants témoignages de sa protection. Jusqu’à sa mort survenue le 12 juin 1575 elle resta fidèle à ses convictions évangéliques.[6]
L’un des hommes les meilleurs et les plus nobles de l’Italie qui crut pendant un temps à une réconciliation de la papauté et des protestants et qui essaya, dans le collège des cardinaux dont il faisait partie, de réaliser cette réconciliation, fut le vénitien Caspar Contarini. À Venise, il faisait partie du cercle de réformateurs évangéliques dont il a été question plus haut et qui se réunissaient pour s’édifier en commun par l’étude de la Sainte Écriture. Il était le centre de ce mouvement intellectuel. Il entretenait aussi des relations amicales et suivies avec le groupe formé autour de Juan Valdez. Il partageait leur point de vue sur la question fondamentale du christianisme de la justification par la foi. Ayant quitté, à l’appel du pape Paul III, le service de son pays pour entrer dans le collège des cardinaux, il espérait qu’en supprimant les exagérations de l’autorité du pape, en dressant en face de l’arbitraire de la législation papale les droits de la raison et de la liberté, en écartant les scandales et les abus de la vie religieuse, on pourrait sauver l’unité de l’Église. Le pape Paul III, tout mondain qu’il était comme ses prédécesseurs, se rendait compte de la gravité de ces temps. La propagation des idées protestantes en Italie était telle qu’il sentait la nécessité d’agir afin d’empêcher le mouvement de réforme de prendre le dessus et de compromettre l’existence de la papauté. Avec la collaboration de Contarini, on entreprit de réformer l’administration papale et l’on s’occupa sérieusement du Concile général que l’empereur réclamait depuis des années pour mettre fin aux divisions religieuses. Le colloque de Ratisbonne, en 1541, auquel l’empereur convoqua les théologiens les plus modérés des deux tendances, devait préparer le terrain. Contarini, animé de l’idée de réconciliation, fut envoyé à Ratisbonne en qualité de légat du pape. Il réussit en effet à préparer une entente avec les protestants sur les quatre articles fondamentaux de la nature humaine, du péché originel, de la rédemption et de la justification. Il concéda ouvertement que la justification de l’homme s’opère sans son mérite, uniquement par la foi, mais que celle-ci devait être vivante et agissante, sur quoi Melanchton put lui répliquer que c’était précisément la doctrine protestante. Mais de nombreuses circonstances contribuèrent à faire échouer cet essai de conciliation. Le pape se montrait surtout hostile à toute concession au mouvement protestant. Contarini reçut des instructions plus sévères à la suite desquelles il conseilla à l’empereur de ne pas rouvrir les pourparlers après qu’ils eurent été rompus. Bien que les essais d’intervention de Contarini n’aient pas abouti, qu’il se soit trompé en croyant qu’il était possible de réaliser une réforme de haut en bas, bien qu’il ait manqué de compréhension pour le caractère propre de la Réforme allemande, on ne peut lui refuser l’éloge d’avoir reconnu la vérité et d’avoir voulu le bien.
Un autre légat du pape envoyé en Allemagne au sujet du Concile avant Contarini, Pierre Paul Vergerius, devint plus encore que Contarini un confesseur fidèle et déterminé de la foi évangélique. Issu d’une ancienne famille noble, il était né en 1498 à Capo d’Istria. Après avoir terminé ses études de droit et acquis le titre de docteur, il occupa les fonctions de juge dans plusieurs villes d’Italie jusqu’au jour où le pape Clément VII remarqua cet homme de talent et de haute culture. Il en fit son confident et le nomma nonce en Allemagne où le siège apostolique avait plus que jamais besoin de chargés d’affaires intelligents et instruits. On était à la veille de la diète de 1530 lorsque Vergerius reçut l’ordre de partir. Il avait pour mission spéciale d’empêcher à tout prix la réunion d’un concile national allemand. D’accord avec d’autres légats du pape, il essaya à la diète d’empêcher les protestants de prendre la parole et de les faire simplement condamner. Les légats du pape n’y parvinrent pas ; ils ne purent empêcher la remise solennelle de la confession d’Augsbourg, mais ils obtinrent la dissolution de la diète décidée à Augsbourg contre les protestants. Durant les années qui suivirent, nous trouvons Vergerius en qualité de nonce à Vienne où le roi Ferdinand le comblait de faveurs. En 1534, il fut appelé à Rome pour fournir un rapport sur la situation en Allemagne. Il recommanda, paraît-il, la réunion d’un concile comme le seul moyen de calmer l’Allemagne ; sur ses représentations, ce concile fut, pour la forme, convoqué à Mantoue. Vergerius fut envoyé en Allemagne comme nonce apostolique pour inviter les princes protestants à se faire représenter au concile. À Rome, on était encore si satisfait de ses services qu’on lui confia l’évêché de sa ville natale Capo d’Istria. L’année 1541, où il assista au colloque de Worms, marqua dans sa vie une nouvelle direction. Il était encore tout imbu des idées de l’Église romaine et fort éloigné de la vérité évangélique. Mais, ayant pris part aux débats publics, il tint dans son discours un langage tout différent de celui tenu habituellement par les légats du pape. Pour reconquérir les dissidents et rétablir l’unité extérieure de l’Église, il déclara que les mesures de rigueur n’étaient pas la vraie solution. Ce discours et des relations qu’il eut à Worms avec les protestants le rendirent suspect à Rome. Le pape, qui était sur le point de le nommer cardinal, fut mis en garde contre lui. Mécontent des calomnies dont il avait été l’objet, il retourna dans son évêché où il se mit, pour prouver son orthodoxie, à rédiger une œuvre destinée à réfuter les hérétiques. Dans ce but, il s’occupa sérieusement des œuvres protestantes ; or cette étude le conquit à la doctrine qu’il voulait réfuter. Il était loin cependant de vouloir rompre avec l’Église. Il n’était pas le seul en Italie qui, bien que persuadé de la justification par la grâce, désirât rester fidèle à l’Église. Mais s’appuyant sur cette croyance, il prêchait à ses fidèles la rédemption par le Christ. Ses paroles trouvèrent un écho : l’Evangile pénétrait dans toutes les classes de la population. Il conquit même des chanoines et d’autres ecclésiastiques. Cependant les franciscains, dont il avait blâmé publiquement l’immoralité et la superstition, s’efforcèrent de le rendre suspect et le dénoncèrent au tribunal d’Inquisition établi à Rome. L’enquête engagée contre lui se termina par une justification complète et un hommage rendu à sa dignité. On reconnut qu’il était un loyal catholique qui avait administré son diocèse avec tout l’amour et le dévouement qu’on pouvait attendre d’un pasteur.
A la longue pourtant ses adversaires ne lui laissèrent pas de repos. Comme il continuait de prêcher et de protester contre la corruption des mœurs qui régnaient dans l’Église, il fut menacé de violences de la part du peuple excité contre lui et d’emprisonnement par les autorités ecclésiastiques. Il quitta donc son évêché ; il se rendit à Trente pour se justifier devant le Concile qui s’y tenait. Il n’y fut même pas admis. Le lieu du Concile ayant toujours été représenté comme essentiellement « libre », on hésita à l’y arrêter et on le convoqua à Rome, où l’on se serait sans doute débarrassé de lui d’une façon quelconque. Sur l’intervention d’amis influents, on retira la convocation et l’on confia au patriarche de Venise l’enquête contre lui. Vergerius jugea qu’il n’était pas prudent de s’y rendre. Il se retira à Padoue et ses relations avec le juriste Francesco Spiera l’amenèrent miraculeusement à la foi évangélique. Spiera, qui s’était converti aux vérités évangéliques du salut, s’était laissé entraîner par les menaces de l’Inquisition à abjurer sa foi évangélique malgré sa conviction et les avertissements de sa conscience. Rongé de cruels remords, il était à Padoue gravement malade et quasi désespéré et ressentait avant sa mort les tourments de la damnation éternelle. C’est au lit de douleur de cette victime de l’Inquisition que Vergerius a puisé une haine irréconciliable contre la tyrannie exercée par Rome sur les âmes. Les remords de conscience dont souffrait Spiera lui montrèrent de façon saisissante le danger de renier le Maître et sa Parole. En peu de jours, les conversations avec Spiera firent mûrir la foi qui avait germé en lui durant des années. Les fréquentes visites qu’il rendait à Spiera, dont l’état même était une accusation contre Rome, accrurent les soupçons contre Vergerius. Celui-ci prévint des poursuites en remettant à l’évêque de Padoue une justification écrite par laquelle il se séparait complètement de Rome. Il ne lui resta qu’à quitter le pays et à se réfugier à l’étranger. Bientôt après, Rome déposait l’évêque renégat et le frappait d’interdit. Il se rendit d’abord par Bergame dans la Valteline qui faisait partie du canton suisse des Grisons. Il parcourait les bourgs, prêchait les principaux articles de la foi évangélique et dévoilait sans ménagement les méfaits de la papauté dont il avait fait l’expérience. L’ancien l’évêque et légat du pape ne rougit pas d’être nommé pasteur dans un petit village alpestre du pays des Grisons. Le clergé romain de la Valteline réussit à le faire chasser. Sur l’invitation du duc Christophe de Wurttemberg, il se fixa à Tubingue où il occupa une situation ecclésiastique régulière. Jusqu’à sa mort, survenue en 1565, il fut conseiller du duc et entreprit pour lui de nombreux voyages à Königsberg vers le duc Albrecht de Prusse, en Pologne, à Vienne vers le grand-duc devenu plus tard empereur sous le nom de Maximilien II. En Pologne, il noua des relations avec les frères de Bohème qui s’y étaient réfugiés. En plus de ces voyages, il publia de nombreux ouvrages qui firent de lui l’un des adversaires de Rome les plus dangereux et les plus redoutés. Il eut également le mérite de traduire dans sa langue maternelle plusieurs œuvres doctrinaires et confessionnelles. Ses multiples occupations l’entraînèrent dans quelques erreurs ; on lui a reproché en particulier d’avoir balancé entre les diverses églises évangéliques. Il est vrai que durant son séjour chez les Grisons, il était calviniste ; alors qu’il y combattit la doctrine de Zwingle relative à la communion, il accueillit en Wurttemberg les idées de Luther et, par la suite, il déclara à plusieurs reprises qu’il reconnaissait la confession d’Augsbourg. Il considéra toujours les divergences au sujet de la communion comme un grand malheur pour le protestantisme et un obstacle à la propagation de l’Évangile. Ce qui fait le tragique de sa vie, c’est qu’il se séparera du catholicisme à une époque où le sort du mouvement réformateur en Italie était déjà décidé. Il fut arraché du sol où il eût pu déployer l’activité la plus fructueuse, et se trouva transporté dans un milieu étranger où il ne pouvait obtenir les succès qu’il eût réalisés dans son pays. Sa vie néanmoins ne fut pas inutile, et la haine avec laquelle Rome le poursuivit, vivant et mort, témoigne de son importance.[7]
Il faut encore nommer parmi les confesseurs de la vérité évangélique en Italie Aonius Palearius. Il s’appelait primitivement Antonio degli Pagleari et était né dans la petite ville de Veroli, voisine de Rome. Suivant l’usage des amis de la littérature classique à cette époque, il latinisa son nom pour manifester son culte pour les Muses qui, suivant la mythologie grecque, habitaient près d’une source au pied des monts aeoniens, en Béotie, il changea son prénom d’Antonius en Aonius. Stimulé d’abord par la culture humaniste, il fut frappé par la puissance des nouvelles idées religieuses. Professeur errant de littérature, de latin, de philosophie et de rhétorique, il mena une vie instable. En 1543, peu de temps après l’institution de l’Inquisition à Rome par le pape Paul III, il courut le danger d’être condamné comme hérétique. Il fut désigné comme suspect à l’évêque de Sienne mais s’en tira avec un avertissement. Quant à ce qu’il advint plus tard de lui, on sait seulement qu’il fut arrêté en 1568 à Milan par l’inquisiteur général Angelo di Cremona, un dominicain, et qu’il fut emprisonné. Il languit dans un cachot pendant plus d’un an et demi. Les essais qu’on fit pour le forcer à se rétracter étant demeurés infructueux, il fut condamné à mort, exécuté par strangulation, le 3 juillet 1570, puis brûlé sur le bûcher. Il prit avant sa mort congé de sa femme et de ses fils en des lettres touchantes qui témoignent du courage avec lequel ce vieillard de presque 70 ans alla au-devant de la mort. Le principal motif de sa condamnation fut sans doute qu’on le tint pour l’auteur d’un petit traité écrit en italien, paru en 1543 à Venise, sous le titre Du bienfait de la crucifixion de Jésus-Christ, sans nom d’auteur et qui aurait été répandu à 40 000 exemplaires. On verra, par un exemple emprunté à la fin de l’ouvrage, avec quelle clarté et quelle limpidité la doctrine du salut y était exposée d’après l’Écriture : « Nous voici à la fin de nos considérations, y est-il dit ; notre but principal était de célébrer et de glorifier selon nos faibles forces l’inestimable bienfait accordé aux chrétiens par Jésus-Christ crucifié, et d’exposer que la loi seule justifie, c’est-à-dire que Dieu considère comme justes tous ceux qui croient vraiment que Jésus-Christ a fait assez pour eux, bien que les bonnes œuvres soient inséparables de la foi qui seule sauve, comme la lumière est inséparable de la flamme qui seule brûle… Bienheureux celui qui, tel saint Paul renonçant à se justifier lui-même, ne veut que la justification du Christ qui lui permettra de paraître avec une entière confiance à la face de Dieu, de recevoir l’héritage et la bénédiction du ciel avec son fils Jésus-Christ, notre Maître qui soit honoré pendant l’éternité. Amen. » Les jésuites accumulèrent des bûchers de ce petit livre. Ils le détruisirent avec une telle méthode que pendant des siècles on le considéra comme perdu, jusqu’en 1855 où l’on en découvrit un exemplaire dans une bibliothèque anglaise. A la suite de nouvelles recherches, on a contesté que Palearius fût l’auteur du traité Du bienfait de le crucifixion de Jésus-Christ, et on l’a attribué à un moine de Naples du groupe de Valdez. Le professeur D. Benrath de Königsberg, en particulier, a prouvé que l’œuvre qui fit condamner et exécuter Paleario fut celle qui avait pour titre Libellus de morte Christi. Que Paleario ait été ou non l’auteur du petit livre Du bienfait de la crucifixion de Jésus-Christ, il n’en a pas moins la gloire d’être mort pour témoigner de la vérité évangélique.
Depuis l’institution à Rome du tribunal de l’Inquisition, l’histoire du protestantisme en Italie n’est plus que celle d’un moribond. Des tribunaux semblables furent constitués de toutes parts. Ils eurent le droit d’incarcérer, d’exécuter, de confisquer pour hérésie, sans égard pour la condition ou la dignité et sauf le cas de rétractation. À Venise, les protestants emprisonnés étaient attachés isolément sur une planche placée entre deux barques qu’on dirigeait vers la mer. Sur un signe, les barques s’écartaient. Avec une parole de pardon pour leurs meurtriers, avec un dernier appel au Christ, les victimes disparaissaient dans la mer. Dans la région napolitaine où un soulèvement populaire empêcha pendant des années l’établissement d’un tribunal d’Inquisition, le châtiment fut plus terrible encore lorsque furent exécutés les ordres meurtriers du pape. Au XIVe siècle, un riche propriétaire avait installé dans ses vastes domaines des colons vaudois ; d’autres avaient suivi son exemple et quantité de villages prospères s’étaient formés. Le mécontentement que manifestèrent au début les prêtres au sujet des hérétiques s’était peu à peu calmé, les colons vaudois ne tardant jamais à payer la dîme, et leurs maîtres ayant pris énergiquement fait et cause pour ces fermiers fidèles et laborieux. Mais à la nouvelle que leurs coreligionnaires de leur pays s’étaient ralliés à la Réforme, les colons de la Calabre ayant pris le même parti, les plus cruelles persécutions s’abattirent sur eux. Comme ils refusaient d’aller à la messe et s’enfuyaient dans les bois avec femmes et enfants, on les poursuivit comme des bêtes fauves. Les femmes furent torturées, 88 hommes pris sans défense furent égorgés comme des moutons ; d’autres, tels les premiers chrétiens au temps des persécutions de Néron, furent plongés dans la poix et brûlés vifs ; le reste fut rivé aux galères tandis que les femmes et les enfants étaient vendus comme esclaves. Un prêtre du nom de Ludovico Pascale que les colons calabrais avaient fait venir de Genève et qui avait répondu à leur appel, fut incarcéré par l’Inquisition avec les anciens de la communauté. Après un an de prison, il fut conduit à Rome. La potence et le bûcher l’attendaient sur la place du château Saint-Ange. Le pape Pie IV, les cardinaux et les inquisiteurs assistèrent à son exécution. Il affirma encore une fois en face du peuple qu’il mourait, non à cause d’un crime, mais parce qu’il confessait sa doctrine librement et sans peur. La plume se refuse à dépeindre les scènes sanglantes et cruelles qui accompagnèrent l’anéantissement des Vaudois de la Calabre. C’est par centaines qu’ils étaient jetés en tas dans les cachots. Le bourreau arrivait le matin et conduisait l’un d’eux au lieu du supplice. Il lui bandait les yeux, le faisait mettre à genoux, lui coupait la gorge et le jetait de côté, sans s’inquiéter s’il était complètement mort.
On procédait de même avec les autres. Durant deux années, les bûchers brûlèrent en Calabre, et est Vaudois qui ne parvinrent pas à s’enfuir tombèrent victimes de l’Inquisition. Leurs coreligionnaires dans les montagnes et les vallées de la Savoie n’échappèrent pas non plus aux persécutions, mais il leur fut plus facile de trouver des cachettes dans la montagne. Cent ans plus tard, ils connurent encore une fois la terreur, lors des « Pâques sanglantes » en 1655. La régente de Piémont, fille du roi de France Henri IV, issue d’une famille protestante, se laissa persuader par la France d’envoyer ses troupes contre ses plus fidèles sujets. Quinze mille hommes pénétrèrent dans les vallées précédés de deux moines porteurs de torches et de crucifix. Les Vaudois se réfugièrent à nouveau dans leurs montagnes et se défendirent contre leurs agresseurs en leur infligeant de lourdes pertes. Des offres de paix par lesquelles on trompa les Vaudois les décidèrent à regagner les vallées et leurs maisons abandonnées. Ils firent la cruelle expérience que, d’après les principes enseignés par Rome, la parole donnée aux hérétiques n’avait pas besoin d’être respectée. Les troupes de la régente occupèrent les vallées, et, le samedi de Pâques 1655, les soldats firent périr tous ceux dont ils purent s’emparer. Les quelques fugitifs sous la conduite de leurs pasteurs s’établirent sur les montagnes d’où ils repoussèrent courageusement toutes les attaques de l’ennemi. Pendant trente ans, ils se défendirent contre les troupes piémontaises jusqu’à ce que Louis XIV, après la révocation de l’Édit de Nantes, força le duc Amédée II de Savoie à unir ses troupes aux troupes françaises pour les détruire complètement. La lutte recommença avec les mêmes atrocités d’un côté, le même héroïsme de l’autre. Vers la fin de 1686, on offrit au reste de la population dont on n’avait pu se rendre maître de se retirer librement. Au milieu de l’hiver, ces courageuses victimes durent, à travers des fatigues et des épreuves de toutes sortes, chercher au-delà du Mont Cenis une nouvelle patrie ; ils la trouvèrent en Suisse et en maintes contrées de l’Allemagne. Aujourd’hui encore, les noms de maintes localités du Wurtemberg et de la Hesse électorale rappellent que des Vaudois vinrent s’y fixer. Quelques années plus tard, en 1689, Henri Armand réussit, avec l’aide du vieillard Jeanavelle, à obtenir le glorieux retour des Vaudois dans leur pays. C’était humainement une entreprise irréalisable d’essayer, comme le fit Armand à la tête de 900 hommes de choix, de s’ouvrir un chemin du lac de Genève à travers les troupes piémontaises jusqu’aux montagnes de son pays. Enfermés dans la forteresse de Balziglia, ils semblaient déjà voués à leur perte lorsqu’ils réussirent, à la faveur d’un brouillard qui tomba soudain, à échapper à leurs ennemis. Par suite d’un revirement politique, le duc Victor Amédée rompit l’alliance avec la France et conclut, en 1894, avec les Vaudois une paix honorable qui autorisait les proscrits réfugiés en Suisse et en Allemagne à revenir dans leur pays. On peut leur appliquer le mot : « Quel changement opéré par les desseins de Dieu ! » La main de Dieu qui permit dans le reste de l’Italie de renverser le flambeau de l’Évangile a visiblement soutenu à travers les siècles ce petit peuple de confesseurs et de martyrs jusqu’au jour où il fut connu enfin la tolérance et la liberté religieuse et où tombèrent les chaînes qui le privaient de presque tous ses droits civils et le retenaient captif dans ces hautes vallées où un pénible travail arrache à peine au sol une chétive avoine. Les missionnaires vaudois descendirent de leurs nids vers les vieilles villes de l’Italie et, sauvés par Dieu des persécutions auxquelles ils avaient été exposés durant des siècles, purent suivre leur vocation qui était d’annoncer l’Évangile à l’Italie[8].
C’est ici le lieu de rappeler les persécutions sanglantes qui frappèrent les habitants évangéliques des vallées méridionales du pays des Grisons débouchant vers l’Italie. À l’époque où la Réforme s’y établit ainsi que dans un certain nombre de cantons suisses, celui des Grisons se composait des trois fédérations rhétiques, indépendantes les unes des autres, ayant chacune leur constitution et qui ne s’étaient unies que pour se défendre contre l’étranger. En 1512, les Grisons avaient pénétré dans les pays de Chiavenna, de la Valteline et de Bormio situés au pied des Alpes rhétiques, entre celles-ci et la Lombardie, et s’en étaient emparé jusqu’au lac de Côme. Ils furent joyeusement accueillis par la population qui se voyait par-là délivrée de l’ancienne domination française. Les vallées formaient depuis un pays cisalpin vassal des Grisons. Au point de vue linguistique, elles doivent être considérées comme appartenant à l’Italie. La communauté de langue les fit choisir comme lieu de refuge par beaucoup de réformés chassés d’Italie ou poursuivis par l’Inquisition. Ils y trouvèrent un terrain propice à la propagation de l’Évangile. Un disciple de ce Juan Valdez dont il a déjà été question, Jules de Milan, est considéré comme le réformateur de la vallée de Poschiavo qui dépendait des Grisons. Après avoir pendant un certain temps exercé en cachette son ministère, il trouvera dans la personne de Pierre Paul Vergerius, dont il a également été question, un compagnon qui le décida à professer publiquement. Nous avons vu que celui-ci, après avoir renoncé à son évêché de Capo d’Istria et consommé à Padoue la rupture avec l’Église catholique romaine, séjourna pendant plusieurs années dans les Grisons et accepta les fonctions de pasteur dans une simple petite commune évangélique, celle de Vicosoprano, non loin de Poschiavo. Grâce à son éloquence enflammée et à son énergie, il réussit en peu de temps à détacher complètement de Rome un grand nombre d’habitants de la vallée. A la longue il ne put se contenter de la simple administration d’une paroisse, et il confia à Jules de Milan le soin d’achever l’œuvre commencée. La Valteline était comme la vallée de Poschiavo le refuge le plus sûr de tous les Italiens chassés de leur pays à cause de leurs croyances. Ils se sentaient d’autant plus en sécurité dans cette région que les armes des confédérés étaient plus redoutées en Italie. L’ignorance de la langue les empêchant de se réfugier en Allemagne, ils s’en allaient en foule vers cette contrée italienne protégée par la Suisse.
Ces adversaires de Rome possédaient une arme redoutable : c’était l’imprimerie créée à Poschiavo à l’instigation de Vergerius qui reproduisit de nombreuses œuvres de la Réforme et les répandit parmi les populations des vallées. Vergerius y publia lui-même son pamphlet le plus violent contre la papauté.
Pendant un certain temps, catholiques et protestants vécurent en paix dans la Valteline et la région de Poschiavo. Les autorités fédérales veillaient sévèrement à ce que les lois en vigueur dans les Grisons et qui assuraient la tolérance des deux confessions fussent également respectées dans le pays de protectorat. En 1523, un inquisiteur ayant essayé de troubler la paix fut honteusement expulsé avec l’assentiment même des catholiques. Les essais d’introduire l’Inquisition dans la Valteline ayant échoué, Rome voulut purger le pays de l’hérésie en envoyant un grand nombre de moines, entre autres des capucins. Ceux-ci, comme on sait, rivalisaient de zèle avec les jésuites dans la lutte contre les protestants. Ils s’entendaient encore mieux qu’eux à agir sur les masses populaires. Vivant d’aumônes, ils pénétraient dans toutes les maisons et ne manquaient pas d’exciter les esprits contre les hétérodoxes. Dans la Valteline, en particulier, ils s’efforcèrent de semer parmi la population catholique la haine contre les autorités et les protestants.
L’extirpation méthodique du protestantisme dans la région grisonne de langue italienne ne fut entreprise que par Charles Borromée appelé par son oncle, le pape Pie IV, à l’âge de 22 ans et avant d’avoir reçu la consécration, au siège épiscopal de Milan. Tandis que les vallées situées au pied des Alpes rhétiques relevaient politiquement des Grisons, elles dépendaient au point de vue religieux de l’archevêché de Milan. Borromée vivait avec l’unique pensée de reconquérir à l’Église catholique et à la papauté leur ancienne puissance. Il agit donc sans ménagement vis-à-vis des protestants dans les vallées de Valteline, de Poschiavo, de Chiavenna, de Bormio et de Sondrio. Il envoya dans ces contrées des jésuites et d’autres moines comme missionnaires et il exprimait ouvertement l’espoir d’extirper l’hérésie parmi les populations de langue italienne au moins jusqu’au pied des monts. A cette fin, l’évêque de Verceilles qui partageaient ses vues entreprit une tournée dans la Valteline pour ramener par des promesses, des menaces, des sermons les habitants protestants de la vallée à l’Église catholique. Mais, par suite de la protestation qu’éleva contre les agissements de l’évêque le gouvernement fédéral, en vertu de ses droits suzerains et des lois en vigueur, il dut quitter la Valteline, et ses essais de conversion restèrent assez infructueux. Borromée, s’étant fait nommé visiteur de la Rhétie, résolut de parcourir lui-même la Valteline. Sous prétexte de pèlerinage, il pénétra par la vallée de Camonica dans la Valteline et, le jour de saint Augustin, il prêcha dans l’église de la Madona di Tirano devant une grande foule de fidèles. Même les protestants le reçurent avec honneur. Mais son voyage ne produisit pas non plus les effets attendus. Il voulut atteindre par la force ce qu’il n’avait pu obtenir par le raisonnement. Il se mit en rapport avec le roi Philippe d’Espagne et décida avec lui une incursion des troupes espagnoles dans la Valteline, espérant avec leur appui pouvoir extirper l’hérésie. Mais avant de pouvoir exécuter ce plan qu’on accueillit d’ailleurs à Rome qu’avec des hésitations dans la crainte que l’Espagne ne prit définitivement possession de la Valteline, il fut atteint par la mort, le 3 novembre 1589. C’était pour l’Église romaine une perte cruelle. Personne n’a autant contribué à cette époque à consolider le catholicisme en Italie et dans les pays voisins. Il restaura avec une poigne de fer et une sévérité impitoyable la discipline qui s’était relâchée dans le bas clergé. Il fit exécuter les décisions du Concile de Trente et mit ainsi un terme aux opinions hérétiques dans l’Église romaine. Malgré la soumission qu’il professait vis-à-vis du pape, en réalité il dirigeait Rome. Non seulement il a empêché la population de nombreuses vallées de la Suisse et des Grisons de se détacher de Rome alors qu’elle se disposait à passer à la Réforme, il a ramené des contrées entières où la nouvelle croyance avait déjà pris racine dans le sein de l’Église et les a arrachées au protestantisme. Il fut un des héros de la Contre-Réforme, et l’Église romaine avait raison à son point de vue de le canoniser dès 1610, c’est-à-dire vingt ans après sa mort, et de lui élever, sur les bords du lac Majeur, un monument qui domine le pays[9].
Un riche banquier milanais, nommé Rinaldo Tettone, essaya bientôt de réaliser le projet d’une incursion armée dans la Valteline qu’avait formé Borromée et que la mort empêcha celui-ci de réaliser. On devait fermer les défilés aux confédérés pour les empêcher de recevoir du secours au-delà des monts lors de l’entrée des troupes espagnoles dans la Valteline. Des recherches récentes ont prouvé avec pièces à l’appui que le véritable auteur de ce projet fut Borromée. Les écrivains catholiques essayent vainement de le laver à tout prix du reproche d’avoir fomenté une incursion dans la Valteline. Le plan de Tettone échoua du fait que le gouvernement confédéré en fut prévenu à temps et put prendre des mesures pour le déjouer. L’un des conjurés, nommé Robiate, fut condamné à mort. Tettone s’enfuit à Verceilles mais dut être extradé à la demande du gouvernement fédéral. Il fut condamné aux galères puis remis en liberté lorsque les troupes fédérées se furent retirées.
La semence de haine contre les protestants jetée par Borromée ou à son instigation dans les cœurs des catholiques de la Valteline porta ses fruits un quart de siècle plus tard lorsqu’eut lieu le sanglant massacre de la Valteline. Le massacre de la Saint-Barthélemy à Paris fut imité sur une plus petite échelle et dans une région circonscrite mais d’une façon terrible. Des prêtres fanatiques de la Valteline d’accord avec la noblesse formèrent une conjuration pour l’extirpation de l’hérésie. Un chevalier du nom de Robustelli, qui était à la tête du mouvement, soudoya à cet effet la lie des villes italiennes. On organisa des réunions où la population catholique fut excitée contre les protestants. On y tenait des discours comme celui-ci : « Nous pouvons compter sûrement sur l’appui du Saint-Père. Nous serons considérés en Europe comme des héros de la foi. Le moment est venu de passer les protestants au fil de l’épée. Qu’on ne parle plus de pitié ni de douceur. Il faut nous soulever si nous ne voulons être massacrés nous-mêmes par les ennemis de notre foi ». Afin de prouver que les catholiques eux-mêmes étaient menacés par les protestants, on montra des lettres falsifiées, provenant soi-disant du synode protestant et d’après lesquelles les protestants de la Valteline étaient en train d’organiser un massacre de catholiques en deçà et au-delà des monts et voulaient complètement anéantir l’Église romaine. Le 20 juillet 1620, une troupe soudoyée par Robustelli pénétra dans Tirano pour massacrer les protestants arrachés au sommeil par le tocsin et des coups de fusil. Ni les enfants en bas âge ni les femmes ni les vieillards ne furent épargnés. Environ 60 personnes furent massacrées et quelques femmes et quelques enfants seulement obtinrent la vie sauve en promettant d’aller à la messe. Lazaroni qui se distinguait par son intelligence et sa piété s’écria, lorsqu’on proposa de lui faire grâce s’il reniait sa foi : « Loin de moi la pensée de renier pour cette vie périssable mon Maître Jésus qui m’a racheté si chèrement de son précieux sang ». Parmi les victimes se trouvaient également les deux pasteurs Andreoccia et Baco originaires de Poschiavo. La tête du dernier fut portée au bout d’une lance puis plantée sur la chaire de l’église protestante. Les meurtriers se rendirent de Tirano à Teglio où ils fondirent sur la communauté réunie à l’office. Le chef de la bande tira sur le pasteur Dauz qui était en chaire et que les catholiques eux-mêmes estimaient. Blessé, il descendit de la chaire, il conjura l’assemblée de rester fidèle jusqu’à la mort et pria pour son troupeau massacré sous ses yeux jusqu’au moment où il reçut lui-même un coup mortel. Un mari fut frappé dans les bras de sa femme par ses « héros de la foi catholique romaine » ; une jeune fille fut frappée d’une balle au moment où elle donnait un baiser à son père mourant. Un certain nombre d’hommes et de femmes se réfugièrent dans le clocher auquel les massacreurs mirent le feu pour achever ainsi l’œuvre commencée par les armes. Le massacre de Teglio n’était pas achevé que d’autres bandes nombreuses se rendirent en massacrant par différents chemins à Sondrio, principale localité de la vallée et où les protestants étaient le plus nombreux. Appuyés par des catholiques, ils essayèrent de résister. Une partie de la communauté atteignit en combattant l’Engadine, mais 120 des autres qui ne parvinrent pas à s’échapper furent massacrés pour n’avoir pas voulu se rétracter. Parmi ces protestants qui périrent à Sondrio et qui doivent être à bon droit comptés au nombre des martyrs évangéliques se trouvait une femme d’une foi éprouvée nommée Anna di Liba. Fuyant avec son nourrisson, elle fut sommée de se rétracter et répondit : « Je n’ai pas quitté mon beau pays d’Italie, mes parents, mes amis et ma fortune pour renier ici la foi où j’ai trouvé la paix de l’âme et qui me rend heureuse. J’aimerais mieux mourir mille fois s’il était possible. Dieu qui prend soin des oiseaux du ciel n’abandonnera pas non plus mon enfant innocent. Voici mon corps que vous pouvez détruire ; vous ne pouvez rien sur mon âme. Je la recommande à mon père céleste ! » Parmi les victimes qui tombèrent dans la région de Sondrio se trouvaient aussi quatre prédicateurs qui, comme la plupart des pasteurs de la Valteline, restèrent fidèles jusqu’à la mort. L’une des figures héroïques parmi ces pasteurs fut celle de Jürg Jenatsch qui réussit à s’échapper à temps vers le pays des Grisons. Le nombre des protestants qui trouvèrent dans la Valteline une mort cruelle s’élève à près de 600. Les bandes sanguinaires se rendirent de la Valteline dans la vallée voisine de Poschiavo où elles s’étaient entendues avec quelques catholiques pour continuer leurs massacres. Mais on était déjà préparé à recevoir leur incursion. Des messagers avaient informé les Engadins de ce qui s’était passé dans la Valteline et menaçait les protestants de Poschiavo et de la région, et sans hésiter le landammann avait envoyé quelques centaines d’hommes au-delà de la Bernina. Malgré ce secours, une trentaine de protestants moururent à Poschiavo victimes de leur foi. Les maisons des protestants qui avaient pris la fuite furent pillées et incendiées. Tant que les troupes fédérales restèrent à Poschiavo, les protestants furent suffisamment protégés. À peine se furent-elles retirées qu’une bulle du pape Grégoire XIV y arriva ordonnant aux catholiques de ne pas souffrir plus longtemps les hérétiques, de les chasser ou de les massacrer. A la suite de cet ordre accompagné des menaces de l’autorité, il fut interdit aux protestants de célébrer leur culte. La principale église de la localité, qui depuis plus de 70 ans avaient servi au culte des deux confessions, ne fut plus désormais ouverte aux protestants. Leur pasteur dut quitter Poschiavo. Mais on ne s’en tint pas là ; ce que les troupes fédérales avaient empêché en 1620 fut exécuté en 1623. On soudoya encore une fois des pillards et des meurtriers pour le compte de l’Église romaine. Ils pénétrèrent à Poschiavo dans la nuit du 15 avril 1623. La bande de meurtriers avait espéré surprendre les protestants dans leur lit et fondre sur eux. Mais, prévenus, par des gardes qu’ils avaient postés, de l’approche des meurtriers, les protestants purent prendre à temps la fuite et trois cents environ, franchissant la Bernina, parvinrent à se sauver dans l’Engadine. Les vieillards et les faibles qui ne purent s’échapper à travers la neige qui à cette époque couvrait encore les montagnes furent rejoints par les meurtriers, et on leur laissa le choix entre la mort et l’abjuration. Le sang des victimes se répandit sur la neige ; leur nombre a été taxé différemment ; il fut en tout cas de plus de vingt. La bande pénétra à Poschiavo pillant de maison en maison pendant trois jours. Toute les Bibles, tous les livres d’édification, les documents, les ouvrages évangéliques furent brûlés sur la place publique. Les autorités durent s’engager par écrit à ne plus tolérer d’hérétiques dans la vallée et à introduire l’Inquisition. Après le départ des meurtriers, maints protestants fugitifs osèrent revenir vers leurs foyers détruits ; mais ceux qui étaient restés fidèles à leur foi furent en butte aux persécutions les plus rigoureuses. Vers le milieu du XVIIe siècle, l’amitié des protestants suisses éleva à Poschiavo une nouvelle église ; mais encore à la fin de ce siècle, des femmes réformées y furent brûlées comme sorcière. Dans la seule année 1672, vingt personnes accusées de sorcellerie et dont la plupart étaient protestantes furent brûlées à Poschiavo.
[1] Ranke, Histoire des papes romains.
[2] Burkhardt, La Civilisation de la Renaissance, p. 57.
[3] D’après Beyschlag, Année 1895 des « Cahiers évangéliques allemands », fascicule I, 1-18.
[4] Les renseignements sur l’œuvre et la mort de Moljo sont empruntés à l’œuvre de D. Piper, Les Témoins de la Vérité, tome III, p. 785, etc.
[5] Nous empruntons les détails sur Pierre martyr Vermily au portrait qu’a tracé de lui C. Pestalozzi dans l’ouvrage Les Témoins de la Vérité, par D. Piper, Tome 3, p. 796 et s.
[6] D’après Hagenbach dans les biographies Les Témoins de la Vérité publiées par D. Piper, Tome III, p. 777 et s.
[7] Nous empruntons les renseignements relatifs à la vie et à l’œuvre de Vergerius à l’étude d’Adolf Henschel publiée par la Société d’Histoire de la Réforme, halle s/S. 1873.
[8] Beyschlag, La Réforme en Italie, 10e année des « Feuilles évangéliques allemandes ».
[9] V. D. Karl Kamenisch, Charles Borromée et la contre-réforme dans la Valteline, p. 191.