Excellent papier et analyse fine d’Emmanuel Navon – tout est dit !
L’historien britannique Edward Hallett Carr est généralement connu des étudiants en relations internationales comme un théoricien qui prônait le réalisme en politique étrangère. Pour Carr, le réalisme signifiait qu’il ne doit pas y avoir de dimension morale à la politique étrangère et que les hommes d’État doivent faire face à la réalité telle qu’elle est et non telle qu’ils souhaiteraient qu’elle fût. L’ironie est que la façon dont Carr faisait face la réalité « telle qu’elle est » était illusoire, voire démentielle. Il soutint les revendications d’Hitler et la politique d’apaisement de Chamberlain dans les années 1930; il affirma que la Grande-Bretagne ne pouvait pas gagner la guerre contre l’Allemagne; et il loua le communisme soviétique comme un système exemplaire que le reste du monde ferait bien d’adopter. Bien que Carr se soit trompé sur à peu près tout, il a eu raison sur un point: les États se comportent selon leurs intérêts et n’invoquent la moralité que pour justifier leur politique étrangère.
La diplomatie européenne est là pour le prouver. Les Français et les Britanniques ont bombardé Kadhafi et épargné Assad parce que la Libye est un Etat pétrolier tandis que la Syrie ne l’est pas. Cela n’a pas empêché Nicolas Sarkozy et David Cameron de vouloir nous faire croire que l’opération de l’OTAN en Libye en 2011 était motivée par des préoccupations humanitaires. Les dirigeants et diplomates européens voudraient nous faire croire que leur politique étrangère repose sur des principes tels que les droits de l’homme et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, mais en réalité ils se gardent bien de critiquer les pays occupants et violateurs des droits de l’homme lorsque ceux-ci pèsent économiquement. L’Arabie Saoudite peut torturer ses blogueurs parce que son pétrole est indispensable. La Chine peut occuper le Tibet parce qu’elle est une puissance mondiale. La Russie peut occuper la Géorgie parce que personne ne va risquer une guerre nucléaire pour l’indépendance de cette ancienne république soviétique. La Turquie peut occuper Chypre et nier aux Kurdes leur indépendance parce que la Turquie est un partenaire commercial important avec des dirigeants caractériels.
Les diplomates européens rétorquent généralement qu’Israël reçoit un traitement différent parce qu’en tant que démocratie, il est à juste titre jugé par des normes plus élevées. Selon cet argument, la Turquie est assez démocratique pour être membre de l’OTAN et potentiellement de l’UE, mais pas assez démocratique pour qu’on exige d’elle de mettre fin à son occupation de Chypre et de donner aux Kurdes un État.
L’écart entre la théorie et la pratique de la diplomatie européenne au Moyen-Orient a été récemment confirmé par la politique moyen-orientale de la Suède. En octobre 2014, la Suède est devenue le premier pays européen à reconnaître le virtuel « État de Palestine. » En récompense, la ministre des Affaires étrangères de la Suède, Margot Wallstrom, a été invitée au sommet de la Ligue arabe en mars 2015. Mme Wallstrom a préparé un discours dans lequel elle déclarait que les droits de l’homme doivent aussi être respectés dans le monde arabe, et elle a envoyé le texte de son discours à ses hôtes pour examen. L’Arabie saoudite a opposé son véto au discours. La Ligue arabe a expliqué dans un communiqué que le discours de Mme Wallstrom constituait une offense à l’Islam.
Cela ne s’arrête pas là. L’Arabie Saoudite a annoncé qu’elle n’émettrait pas de nouveaux visas d’affaires aux Suédois, et les Émirats arabes unis (EAU) ont rappelé leur ambassadeur en Suède. Les hommes d’affaires suédois ont commencé à s’inquiéter et ont donc demandé à leur gouvernement de présenter des excuses aux Saoudiens. Non pas que le gouvernement suédois avait besoin d’être convaincu: le pays est candidat aux élections de 2017 pour le Conseil de Sécurité des Nations Unies et a donc besoin des 22 voix de la Ligue arabe à l’Assemblée générale pour se faire élire. Mme Wallstrom a donc décidé de s’excuser d’avoir mentionné les droits de l’homme. Le 20 mars, elle a dit qu’elle n’avait jamais voulu critiquer l’Islam et que la Suède souhaite préserver de bonnes relations avec l’Arabie saoudite.
D’une certaine manière, les Palestiniens ont été les victimes de leur succès: ils ont tellement réussi à présenter leur djihad comme une lutte pour les droits de l’homme que les Européens ont fini par les croire. Et donc quand la Suède reconnait la Palestine au nom des droits de l’homme, ses dirigeants ne comprennent pas pourquoi parler de droits de l’homme constitue une offense à l’Islam. L’explication, bien sûr, est que vous ne pouvez pas dûment jouer le rôle de l’idiot utile puis être surpris d’être traité comme tel.
Si l’Europe harcèle Israël, ce n’est pas à cause des droits de l’homme ou à cause de la démocratie. C’est à cause de la valeur géopolitique du monde arabe et du poids électoral des musulmans européens. Pour l’Europe, il est rentable d’harceler Israël. Précisément parce que la Suède et ses partenaires européens ne respectent leurs propres principes que lorsque cela n’affecte pas leurs intérêts économiques, il est difficile de prendre au sérieux leurs sermons. La conclusion sans équivoque du comportement de l’Europe est que, une fois qu’Israël deviendra un exportateur de gaz naturel, il sera traité différemment. Même E.H. Carr aurait pu comprendre cela. source
Emmanuel Navon dirige le département de Science politique et de Communication au Collège universitaire orthodoxe de Jérusalem et enseigne les relations internationales à l’Université de Tel Aviv et au Centre interdisciplinaire d’Herzliya. Il est membre du Forum Kohelet de politique publique.