Lettre ouverte à Charles Enderlin, par la journaliste allemande Esther Schapira: « vous saviez que l’enfant n’était pas mort »
Esther Schapira est une journaliste de la télévision publique allemande ARD. Elle a réalisé deux documentaires sur l’Affaire al Dura.A la demande de Philippe Karsenty, Esther Schapira a témoigné lors du procès en appel qui l’a opposé à Charles Enderlin le 16 janvier 2013
Charles Enderlin,
Avant que cette affaire ne vous mette sur ma route, je ne vous connaissais pas et j’aurais préféré ne jamais vous connaitre.
J’ai pensé que vous étiez un vieux monsieur mal élevé, légèrement tyrannique
Après vous avoir rencontré en 2001, j’ai pensé que vous étiez un vieux monsieur mal élevé, légèrement tyrannique. A l’époque, je vous avais contacté parce que nous préparions un documentaire sur Mohamed al Dura. J’ai alors pensé que vous coopéreriez facilement avec notre chaîne, l’ARD, la télévision publique allemande. Bien au contraire, vous m’avez menacé de poursuites si jamais je vous accusais d’avoir menti ou manipulé les images. Cela m’a surpris parce que je n’avais aucune suspicion à l’époque.
Plus ça va, plus vous vous entêtez et plus vous devenez désagréable
En 10 ans, nous avons tous les deux muri, et j’ai pu m’en apercevoir au Palais de justice de Paris, le 16 janvier dernier. Vous étiez là en tant que plaignant. Je venais témoigner. C’était notre quatrième rencontre et, avec le temps, ça ne s’arrange pas. Plus ça va, plus vous vous entêtez et plus vous devenez désagréable. C’est pour cela que j’ai préféré éviter tout contact avec vous. C’est aussi pour cela que je ne vous ai pas écrit, et que je n’ai pas déposé plainte contre vous après la publication de votre livre mensonger « Un enfant est mort ». Je n’ai pas de temps à perdre et je n’avais pas envie de vous revoir.
Votre procès stupide pour faire taire toute critique
Cependant, je n’ai pas pu vous éviter au procès stupide que vous avez intenté à Philippe Karsenty afin de faire taire toute critique sur vos reportages.
C’est peut-être idiot pour vous mais, en tant que journaliste, je me sens insultée par votre attitude que je trouve honteuse pour notre profession. En tant que journalistes, nous avons le devoir de chercher la vérité et de la dire. Nous ne menons pas de campagnes. Nous sommes des témoins, nous rapportons des faits, et nous présentons le résultat de nos enquêtes. Nous posons des questions difficiles et nous nous battons pour obtenir des réponses ou du moins, c’est ce que nous devrions tous faire. Quand nous sommes critiqués, quand notre travail est mis en cause, ou quand nous sommes attaqués de façon injuste, nous devons répondre en apportant des preuves encore plus convaincantes. Et si les critiques nous paraissent injustifiées, tant pis pour nous, la liberté d’expression est un des principes essentiels de nos démocraties.
Ce fut ma réaction première quand j’ai lu ce que vous avez écrit me concernant dans votre livre. Laisse-le parler ! Si je ne supporte pas la controverse, je n’ai qu’à éviter les dossiers chauds !
Néanmoins, il y a aussi les critiques qu’on ne peut ignorer, celles auxquelles il faut répondre. Après tout, qui peut être certain de ne jamais se tromper ? Parfois, malgré les meilleures intentions du monde, on diffuse de fausses informations sans s’en rendre compte. Ce n’est pas si grave si on a l’honnêteté de reconnaitre nos erreurs et de les corriger.
Cela semble pourtant très difficile pour beaucoup de journalistes. Pour vous, c’est visiblement impossible.
Cela n’aurait aucune importance si vos reportages traitaient des concours de beauté de lapins ou des coureurs les plus lents du Tour de France.
Mais malheureusement, vous êtes journaliste au Proche-Orient, dans un endroit chaud, en Israël. Et parait-il que vous êtes quelqu’un de renommé et respecté. Certains disent que les gens croient ce que vous dites. Il semblerait même que vos reportages influencent l’opinion.
Dès qu’on parle d’Israël, les gens ont beaucoup de préjugés : Israël est coupable et les Palestiniens sont des victimes innocentes. Et ce qui passe à la télé conforte leurs stéréotypes.
Le 30 septembre 2000, vous avez fourni la preuve ultime de la culpabilité israélienne: la mort en direct d’un enfant palestinien, tué dans les bras de son père par l’armée israélienne.
Bien sûr, vous saviez que l’enfant n’était pas mort quand vous avez prononcé la phrase fatidique : « Mohamed est mort ».
Dix ans plus tard, après une longue enquête et deux documentaires, la seule chose dont je suis certaine, c’est qu’il n’y a aucune preuve que Mohamed al Dura soit mort. On ne sait pas ce qu’il lui est arrivé après que votre caméraman, Talal Abou Rahma, a coupé sa caméra.
Ce serait bien que Mohamed soit toujours vivant ; particulièrement pour lui. Peut-être a-t-il survécu ? Il aurait 23 ans aujourd’hui. Peut-être a-t-il participé au printemps arabe en Egypte ?
Votre faux reportage a tué
Ce que l’on sait, en revanche, c’est que ce que vous aviez raconté est inexact. Votre faux reportage a tué. C’est devenu un outil de propagande mondiale qui a servi à justifier de nombreux assassinats, et même à la décapitation de Daniel Pearl.
On sait aussi que vous êtes un menteur
On sait aussi que vous êtes un menteur. Que vous mentiez intentionnellement ou par incompétence n’a aucune importance. Le résultat est le même. Vous mentez, je souhaite que tout le monde le sache et je vais le prouver.
Lors de notre dernière rencontre au Palais de justice, vous m’avez traitée de « journaliste engagée », et c’est pourquoi j’ai décidé de vous écrire cette lettre ouverte. Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas encore expliquer pourquoi votre reportage sur « le petit Mohamed » est mensonger. Je l’ai déjà fait dans mes deux documentaires et vous ne m’avez jamais poursuivi, malgré vos menaces.
En revanche, je vais montrer comment vous mentez à mon sujet dans votre livre. Je pourrais quasiment reprendre chacune de vos phrases et montrer à quel point vous mentez, montrer que vos écrits ne sont qu’insinuations, généralisations et fausses affirmations.Mais à quoi bon ? Mieux vaut prendre quelques exemples frappants.
Vous écrivez par deux fois que je ne suis jamais allée à Gaza. C’est faux. J’y suis allé à trois reprises. La première fois, c’était en 1998 pour une série de reportages d’ARTE. Nous avions filmé un travailleur palestinien qui vivait à Gaza et travaillait en Israël. Puis, nous avions fait un reportage sur un village bédouin de Gaza. Nous avions conclu notre série avec un entretien de 30 minutes avec Souha Arafat, la femme de Yasser Arafat, dans sa résidence privée de Gaza.
Je suis revenue en Cisjordanie et à Gaza avec Joschka Fischer, lorsqu’il était le ministre des Affaires étrangères allemand. Ma dernière visite, et non des moindres, c’est quand je suis allée à l’implantation israélienne de Netzarim et au fortin de Netzarim pour le film que vous connaissez si bien « Trois balles et un enfant mort – qui a tué Mohamed al Dura ? »
Vous affirmez que mes deux documentaires sur Mohamed al Dura n’ont pas été vendus à l’étranger. C’est faux. Le premier a été vendu dans 9 pays, notamment en Belgique, en France, au Luxembourg, en Australie, en Grèce, en Espagne et au Portugal. Le second documentaire a été diffusé en Suisse, à Taïwan, en Israël, en Croatie et en Pologne.
Dans votre livre, vous niez ou tordez les déclarations de ceux qui apportent des informations qui contredisent votre version des faits.
J’ai prouvé que vous n’avez pas enquêté sérieusement sur la « mort » d’al Dura
Mes documentaires ont prouvé que vous ne vous êtes pas donné la peine d’enquêter sérieusement sur la « mort » de Mohamed al Dura. Il fallait simplement effectuer un travail de journaliste professionnel. Nous l’avons fait. Pas vous. Là est toute la différence.
Je pourrais continuer encore longtemps à lister vos insuffisances mais c’est inutile. Aujourd’hui, vous me faites de la peine. Vous vous êtes tiré une balle dans le pied et vous vous enfoncez de plus en plus en raison de votre ego démesuré.
Vous prenez de l’âge, et peut-être qu’avec le temps, la sagesse et le courage vont venir.
Vous pouvez encore tenter de vous en tirer avant qu’il ne soit trop tard.
Vous pouvez essayer de sauver votre réputation, admettre votre erreur, essayer enfin de dire la vérité.
Quand vous serez prêt, prévenez-moi et nous nous reverrons.
Et cette fois-ci, je viendrais avec plaisir à notre rendez-vous.
© Esther Schapira
Source : Meteor Magazine