Le lendemain, les deux pays signaient également une dizaine d’accords économiques, dont l’un porte sur la création d’un fonds d’investissement saoudo-égyptien d’un capital de 16 milliards de dollars (14 milliards d’euros). Une nouvelle illustration des liens qu’entretiennent les deux pays, notamment depuis que le maréchal Sissi a succédé à Mohamed Morsi, président démocratiquement élu, issu des Frères musulmans, destitué par l’armée en 2013. L’Arabie saoudite a notamment apporté des milliards de dollars en aide à une économie égyptienne en lambeaux.
« Sissi a vendu l’Égypte »
Par la même occasion, les autorités égyptiennes ont officiellement reconnu comme saoudiennes les îles de Tiran et Sanafir, situées en mer Rouge à la pointe du Sinaï, administrées jusqu’à présent par Le Caire. Elles devraient servir d’appui pour le pont. Ces deux îles sont loin d’être anodines, comme l’explique Marc Lavergne, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de l’Égypte : « Elles rappellent la guerre des Six-Jours, qui avait été déclenchée en 1967 quand Nasser avait fermé le détroit de Tiran ». Israël les avait occupées jusqu’au traité de paix avec l’Égypte en 1979.
Malgré les tentatives de justification des autorités égyptiennes, arguant que Riyad avait demandé au Caire en 1950 « d’assurer la sécurité des îles », l’affaire crée désormais la polémique dans les médias, mais aussi sur les réseaux sociaux. Nombre d’Égyptiens ont exprimé leur indignation. Pour eux, pas de doute, Sissi a vendu les deux fameuses îles aux Saoudiens, contre un pont.
« Ce n’est pas Sissi qui a vendu l’Égypte, nuance Marc Lavergne. Elle a toujours été dépendante des capitaux saoudiens. Cela ne fait que confirmer une réalité qui existait déjà « , observe-t-il, soulignant que le projet de pont sur la mer Rouge fait sens. Il s’étonne même qu’il n’ait pas été mis en œuvre plus tôt.
Un projet sécuritaire
Alors qu’on pourrait penser, comme l’a annoncé le monarque saoudien, que le premier objectif de ce pont serait de faciliter les échanges économiques ou humains, Marc Lavergne y voit en premier lieu un enjeu géostratégique pour Riyad. « Il y a peu ou pas d’échanges économiques entre l’Arabie saoudite et l’Égypte, et les quelque deux millions d’Égyptiens qui travaillent en Arabie n’emprunteront pas la route pour rentrer chez eux », remarque-t-il. Le souci de Riyad se situerait donc au niveau sécuritaire. « Les Saoudiens, comme d’autres pays du Golfe, sont obsédés par le risque de déstabilisation, de soulèvement dans leurs pays. Le royaume cherche ainsi à créer des alliances », explique-t-il. L’Arabie saoudite a ainsi lancé en mars 2015 une coalition arabe, dont l’Égypte est membre, qui lutte au Yémen contre la rébellion des Houthis chiites, soutenus par l’Iran. « Nous œuvrons ensemble pour (…) la création d’une force arabe conjointe », a d’ailleurs rappelé le roi Salmane vendredi devant les députés égyptiens.
« Et ce pont garantit une capacité de réaction immédiate : les forces égyptiennes pourraient rapidement venir lui prêter main forte », poursuit Marc Lavergne. Une éventualité loin d’être saugrenue pour les Saoudiens. Car, ce n’est pas le premier pont que Riyad construit avec un autre pays allié : la chaussée du roi Fahd, un ensemble de ponts construit par la monarchie saoudienne dans les années 1980 relie ainsi le Bahrein à l’Arabie saoudite. « Et c’est via ce pont que les forces saoudiennes sont allées au Bahrein mater le soulèvement des chiites bahreïnis en 2013 », rappelle le spécialiste.
Recomposition régionale en filigrane
Pour l’Arabie saoudite sunnite, l’Égypte reste ainsi un allié stratégique, au moment où Riyad connaît de graves tensions avec l’Iran chiite, en rapport notamment avec les conflits en Syrie et au Yémen. Mais au-delà de cela, ce projet révèle une importante recomposition régionale en filigrane, selon Marc Lavergne, qui y voit « presque un renversement d’alliance ».
En effet, avec les îles de Tiran et Sanafir revenues dans son giron, l’Arabie saoudite se rapproche géographiquement d’Israël, l’ennemi officiel. Or, le chercheur relève qu’ »on n’a pas entendu Israël sur cette question du pont qui va pourtant être construit à un endroit très stratégique pour l’État hébreu ». Tiran est située à l’entrée du Golfe d’Aqaba, au fond duquel se trouve le port israélien d’Eilat, point d’arrivée du pétrole. Mais selon l’adage, qui ne dit mot consent. « Les autorités israéliennes vont nécessairement être consultées si ce n’est pas déjà le cas », analyse-t-il.
Et de remarquer que l’Iran est à la fois l’ennemi de l’Arabie saoudite et d’Israël : « Il n’est pas illogique que pour faire face à la montée en puissance de l’Iran, une alliance tacite se forme entre l’Arabie, l’Égypte et Israël ».