La question a été posée maintes fois au cours du temps, mais formuler une telle hypothèse est presque un blasphème pour certains tenants de l’option majoritaire, influencée par les exégètes libéraux allemands du début 20ème s.
Deux personnalités compétentes mais controversées se sont attelées à cette tâche particulière qui est d’interroger le genre littéraire des évangiles afin d’en déceler la rédaction originelle : l’abbé Jean Carmignac, et son disciple Claude Tresmontant.
L’abbé Jean Carmignac (1914-1986) est un prêtre séculier français. Durant sa formation théologique à Rome il approfondit l’étude de l’hébreu. Un séjour à l’Ecole Biblique de Jérusalem en 1955 l’enracine encore plus dans la scrutation minutieuse des textes. Passionné par l’étude des Manuscrits de la Mer Morte, il en devient un spécialiste mondialement reconnu, et c’est à partir de cette plongée dans le génie hébraïque qu’il s’attache à explorer minutieusement la rédaction des évangiles. Il y retrouve – derrière le texte grec- des sémitismes totalement identiques à ceux des Ecrits de Qumran.
Le problème, c’est que cette approche se situe en désaccord avec le consensus habituel des exégètes ! Mais pour appuyer ses découvertes, l’abbé Carmignac recherche dans les bibliothèques du monde entier les rétroversions hébraïques des évangiles antérieures à la sienne. Il en arrive à la conclusion que ce qui est enseigné depuis le début du 20ème siècle ne correspond pas à la réalité historique : il a la conviction, au contraire, que l’évangile de Marc, le plus ancien, a été rédigé en hébreu avant d’être traduit en grec. Ce qui signifie que les premiers témoignages ne sont pas aussi tardifs que ce que l’on pensait (fin 1er s. début 2ème), mais s’articulent au cours de décennies très proches de l’époque de Jésus et de ses premiers disciples (1ère moitié du 1er s.).
Claude Tresmontant va reprendre cette même option en la développant dans son ouvrage « Le Christ hébreu » en 1984. Plus récemment, un théologien juif, Daniel Boyarin, se situe dans la même perspective avec son livre « Le Christ juif ».
Pour populariser ses conclusions qu’il estime étayées de manière scientifique, l’abbé Jean Carmignac publie en 1984 « La naissance des évangiles synoptiques ». Il montre combien sa connaissance des Manuscrits de la Mer Morte l’a familiarisé avec l’hébreu pratiqué au temps du Christ. Il a pu ainsi facilement reconnaître l’hébreu originel présent derrière le texte grec de l’évangile de Marc, qu’il considère comme un simple décalque hellénistique de seconde main. D’ailleurs, selon l’abbé Carmignac, la pensée grecque en tant que telle est absente dans les concepts requis par Marc, par Matthieu et par les sources de Luc.
Beaucoup ignorent que de nombreuses traductions des évangiles grecs en hébreu existent déjà depuis longtemps. L’abbé Carmignac en a compulsé une quantité considérable au cours de ses recherches en bibliothèques. Il en donne une liste impressionnante qui témoigne concrètement de l’intérêt permanent pour cette rétroversion hébraïque censée retrouver les accents premiers du texte originel.
Simon Atoumatos, en 1360, donne la plus ancienne traduction hébraïque du Nouveau testament. Shem Tov ben Isaac ben Shafrut traduit l’évangile de Matthieu en 1380. Un juif espagnol de Crète traduit au 15ème s. les 4 évangiles, son manuscrit est au Vatican. Un juif italien traduit Matthieu au 16ème s. : son œuvre est publiée en 1537 par Sebastian Münster et en 1555 par Jean Mercier. En 1533, Antonius Margarita, juif converti, traduit Matthieu. Thomas Hencleng traduit Marc en 1540. Giovanni Paolo Eustachio, ancien rabbin, compose vers 1560 un recueil hébreu du Nouveau Testament. Friedrich Peters publie en 1573 une traduction des évangiles lus lors des dimanches, et une traduction de Luc en 1574.
Walter Herbst, d’origine juive, traduit Marc en 1575. Valentin Schindler publie en 1578 des passages du Nouveau testament en hébreu. Martin Theodosius Fabricius publie en 1595 les récits de la Passion en hébreu. Elias Hutter publie en 1599 le Nouveau testament en plusieurs langues, dont l’hébreu. Martinus Thabor édite en 1610 un recueil des évangiles liturgiques en hébreu. Domenico Gerosolimitano, rabbin galiléen, travaille à la bibliothèque vaticane de Rome et publie tout le Nouveau testament en hébreu en 1615. Le jésuite Georg Mayr termine en 1622 une édition complète du Nouveau testament en hébreu pour ses étudiants (bibliothèque nationale de Paris). Thomas Lydyat, prêtre anglican d’Oxford rédige en 1625 les 4 évangiles en hébreu. William Robertson publie un Nouveau Testament hébreu en 1661. Giovanni Battista Iona, rabbin en Palestine, puis professeur d’hébreu à Rome, publie en 1668 les 4 évangiles. Johannes Kemper, ancien rabbin de Cracovie, établit en 1703 une traduction hébraïque de tout le Nouveau Testament. Rudolf Bernhardt, ancien rabbin de Prague, compose au début 18ème s. une traduction hébraïque des 4 évangiles. Heinrich Christian Fromann, médecin juif converti, édite Luc en 1735. Louis Isaac Caignon publie en 1741 les évangiles en hébreu. Ezekiel Rahibi, juif d’Inde, traduit en 1760 tout le Nouveau Testament. Richard Caddick publie les évangiles et les Actes des Apôtres en 1798. Thomas Yeates termine sa traduction des 4 évangiles en 1805. Elias Soloweyczyk, rabbin lithuanien, publie en 1869 une traduction de Matthieu ainsi que de Marc. Franz Delitzsch édite le Nouveau Testament hébreu en 1877. Isaac Salkinson, juif converti, traduit les 4 évangiles. Jekiel Lichtenstein, rabbin converti en lisant le Nouveau Testament, publie sa traduction de Matthieu, Marc, Luc et Jean entre 1891 et 1897. Alfred Resch, pour prouver l’origine hébraïque des discours de Jésus, en donne une reconstitution en 1898. Hirsch Perez Chajes, grand rabbin de Trieste, publie en 1899 le texte hébraïque de Marc. Georg Aicher publie en 1929 une analyse des jeux mots hébreux dans l’évangile de Matthieu.
Des traductions en hébreu moderne voient le jour dans les années 60 par Yohanan Elihai et Yehoshua Blum. Toutes ces traductions ou plus exactement rétroversions hébraïques des évangiles ont été réalisées par des auteurs chrétiens ou juifs qui ne se connaissaient pas. C’est le fruit d’un travail considérable, comme celui de Delitzsch qui a été élaboré durant 52 ans. Ces rétroversions ne se prétendent pas être la version originale des évangiles, mais se donnent pour objectif de reconstituer le climat littéraire qui donne sens aux expressions spécifiques présentes dans les textes. Jean Carmignac a lui-même édité en 1982 sa version des 4 évangiles, à partir de ses longues recherches autour du langage qumranien dont il est le spécialiste. Sa connaissance précise des sémitismes donne à ses hypothèses de travail une saveur particulière qui ne peut qu’encourager à approfondir davantage le message néo-testamentaire dans son génie originel.
Reproduction autorisée avec la mention suivante : © Abbé Alain René Arbez, prêtre catholique, commission judéo-catholique de la conférence des évêques suisses et de la fédération suisse des communautés israélites, pour Dreuz.info.
Wow quel travail colossal!
Comment peut-on travailler avec une bible traduit en hébreux si on ne sait
pas l’hébreux?
Comment s-y prend-t-on? Merci.