jeudi 23 octobre 2014
Nous sommes en 1920. Franz Rosenzweig, né à Cassel en 1886, n’a pas encore trente-cinq ans. En 1918, quelques mois avant le décès du grand philosophe Hermann Cohen, il lui adresse une lettre ouverte (Zeit ists : il est grand temps) pour l’alerter sur l’état lamentable du système éducatif juif de son temps.
La preuve que ce jeune homme, issu de la meilleure société juive (assimilée) d’Allemagne, vit une sorte de renouveau juif en lui-même, nous sera donnée un peu plus tard quand il adressera au chimiste Edouard Schwarz une autre lettre ouverte encore plus vibrante que celle adressée précédemment à Hermann Cohen, intitulée Trop de livres (Bildung und kein Ende). Enfin, chacun a pu lire l’autre lettre ouverte adressée à son ami Martin Buber, Les bâtisseurs (Die Bauleute), puisque j’en ai publié ici même la traduction française.
Mais vivre en Allemagne en 1920 n’était pas une partie de plaisir. Le second Reich s’était effondré en 1918, l’empereur Guillaume II s’était enfui en Hollande et la République de Weimar gérait désormais l’avenir d’un pays en ruines, occupé et condamné par l’ensemble des nations. Le sous officier Rosenzweig avait été mobilisé, d’abord dans le corps de santé de l’armée et ensuite comme soldat sur le champ de bataille. C’est dans les tranchées des Balkans qu’il rédigea en six mois son œuvre majeure L’étoile de la rédemption dans une sorte d’inspiration fiévreuse qui en marque la texture.
Fidèle à la bonne tradition germanique, après une défaite militaire, on songe à une reconstruction , à une réforme morale et intellectuelle de la nation (voir Ernest Renan), Rosenzweig qui avait traversé une grave crise spirituelle qui l’avait mené au bord de l’apostasie, comprend la nature du danger et veut faire renaître un judaïsme allemand qu’il sent comme frappé de langueur… Si lui-même n’avait pu conserver sa fidélité au judaïsme ancestral qu’à un émouvant office de Kippour (1913) dans un petit oratoire polonais de Berlin, où de modestes juifs priaient avec une authentique ferveur religieuse le Dieu de leurs ancêtres, combien de ses coreligionnaires avaient franchi le pas pour rejoindre d’autres dénominations religieuses.
C’est donc pour redresser cette situation catastrophique qu’il fonde quelques années après cette crise un Institut libre d’enseignement juif à Francfort sur le Main (Freies Jüdisches Lehrhaus), qui abritait jadis une importante partie des juifs du pays. Mais il le fonde avec un seul objectif ; que la vie reprenne le pas sur la science du judaïsme, une science desséchante à ses yeux et qui considère son champ d’investigation comme une sorte d’archéologie d’une pensée juive devenue muséale.
Et cette remarque nous place au cœur même du projet de Rosenzweig : la vie, le vivant, la vitalité, telles sont les valeurs à promouvoir. A partir de là, il ne faut plus chercher dans la Tora des correspondances ou des allusions à des réalités philosophiques, politiques, économiques existant ailleurs et en profiter pour se dire que les valeurs, l’esprit du monde est validé par la Tora et, partant, on peut donc s’en affranchir pour rejoindre un autre horizon qui, en fait, propose les mêmes choses.
Rosenzweig commande d’effectuer le trajet inverse : aller du monde extérieur vers la Tora. Il ne faut plus que la vie conduise à la Tora, uniquement comme si cette dernière devait servir d’appui ou de preuve à autre chose, mais l’inverse : la Tora doit nous conduire vers la vie, elle a une philosophie de la vie, elle est vie, comme le disait le Psalmiste il y a plus de deux millénaires. C’est elle qui doit avoir le dernier et non pas cautionner le geste de ceux qui la quittent pour aller ailleurs.
Rosenzweig désavoue ce que je nomme le concordisme, et il a bien raison. Il s’agit de ces juifs qui prétendent tout retrouver dans la Tora en usant d’une méthode exégétique douteuse. Il donne deux exemples, celui de la démocratie et celui du socialisme.
L’auteur considère que nous devons notre survie à un seul livre qui nous ouvre la voie vers tous les autres : la Bible. Le seul ouvrage de l’Antiquité, encore en usage sous la forme d’un rouleau (sefer Tora). Dans l’histoire récente du judaïsme européen et donc allemand, Rosenzweig juge que l’Emancipation a ravagé les plantations (pour reprendre une expression talmudique, adoptée ultérieurement par les kabbalistes) en détruisant les anciennes structures communautaires, non remplacées valablement depuis. Il résume sa pensée en disant que les privatdocents et les professeurs d’université ont remplacé les talmidé hakhamim (disciples des sages), portant ainsi un coup assez sérieux à la survie et au développement de la tradition ancestrale. Rosenzweig n’est pas satisfait par les solutions préconisées tant par l’orthodoxie que par le libéralisme. L’espace libéré par la chute des hauts murs du Ghetto est trop important pour que de simples slogans ou des paroles ronflantes (sic) puissent colmater efficacement les brèches.
Il faut donc un nouveau lernen, un nouveau mode d’études qui s’éloigne absolument de l’abstraction et de la conceptualisation des matières juives. On retrouve ici une idée d’Emmanuel Levinas qui l’avait évidemment lue chez Rosenzweig qu’il affectionnait tant (voir son livre Totalité et infini). N’oublions pas que dans ses Opera minora Rosenzweig écrivait que le judaïsme n’est pas, à ses yeux, un simple objet d’étude, mais une irremplaçable méthodologie…
La voie est tracée : elle tourne délibérément le dos à tout l’effort exégétique du XIXe siècle juif, celui de la montée en puissance de cette fameuse Science du judaïsme (Wissenschaft des Judentums)… Rosenzweig va jusqu’à écrire textuellement qu’il ne faut plus persévérer dans cette voie erronée. J’avoue ne pas suivre Rosenzweig entièrement sur cet aspect des choses.
Il est un adversaire que Rosenzweig a toujours présent à l’esprit mais qu’il ne cite jamais nommément, c’est le zèle convertisseur de l’église, notamment évangélique (protestante). Il se lamente en constatant que les meilleurs esprits du judaïsme, désespérés de voir que rien n’en sortait, l’ont quitté et ont mis leur talent au service d’autres causes. C’est une désertion massive. Il y a aussi un adversaire combattu mais toujours silencieusement, ce sont les théologiens et les biblistes chrétiens qui veulent ruiner le judaïsme de l’intérieur en opposant l’universalisme des prophètes au particularisme et à l’orthopraxie du Pentateuque…… Et bien entendu qui mettent en avant l’esprit opposé de la halakha, d’une part, et de l’aggada, d’autre part.
La aussi, on sent la fervent attachement de l’auteur à la tradition juive ancienne, laquelle rejette les conclusions de la haute critique.
Et ce discours de Rosenzweig se termine par un vibrant appel, appel à revenir à la maison, à rentrer en soi-même, à se comprendre et à s’aimer. Le fait de renouer avec ses vraies racines n’est pas un péché contre l’esprit. Tout au contraire : c’est l’unité harmonieuse de l’être.
Maurice-Ruben HAYOUN.