Sans les nazis, il aurait pu devenir un autre Leonardo
Le peintre expressionniste allemand Fritz Ascher a survécu à la Shoah, mais sa carrière, elle, ne s’en est jamais remise. Une nouvelle fondation essaie d’y remédier
NEW YORK – « Artiste, interrompu » – deux mots décrivant le peintre expressionniste allemand accompli Fritz Ascher, un artiste natif de Berlin, qui a été persécuté, ostracisé et banni sous le régime nazi. Mais aujourd’hui, si Rachel Stern parvient à ses fins, Fritz Ascher sera un « artiste redécouvert ».
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« L’intensité, la forte énergie, les couleurs, les formes, » exprime Stern en se rappelant la première fois qu’elle a vu le travail d’Ascher au milieu des années 1980. C’était le coup de foudre.
En fait, Ascher a tellement touché Stern qu’elle a entamé des recherches sur la vie de l’artiste. Elle a fouillé dans les archives et frappé aux portes de ses anciens voisins. Puis, elle a fondé la société Fritz Ascher de l’art persécuté, ostracisé et banni, basée à New York.
« J’espère montrer avec ma fondation que vous pouvez survivre à ces régimes et toujours vous faire entendre. C’est un message très important aujourd’hui », pointe Stern.
Ascher a survécu à la guerre, mais à bien des égards pas à l’interdiction de son travail, observe Stern. Dans les premières décennies d’après-guerre, peu de gens voulaient parler de l’art pillé ou déplacé, ou du sort des artistes eux-mêmes, dit-elle. Par conséquent, de nombreux artistes tels qu’Asher sont restés dans l’anonymat pendant des décennies.
Ce n’est que dans les années 1990 que les gens ont commencé à s’intéresser au pillage systématique de l’art dans les musées et les collections privées. Le livre de 1995 de Lynn Nicholas, The Rape of Europa: The Fate of Europe’s Treasures in the Third Reich and the Second World War [Le Viol de l’Europe : Le destin des trésors de l’Europe dans le Troisième Reich et la Seconde Guerre mondiale], a grandement alimenté le débat sur la question.
Stern a immigré aux États-Unis de Berlin en 1994. Elle a travaillé au Metropolitan Museum of Art de New York, où elle était responsable administrative des expositions au département des Impressions et Dessins.
Puis en 2010, Stern a décidé que si elle ne s’attelait pas au projet d’Ascher à temps plein, il pourrait éventuellement lui glisser des mains pour toujours. Elle a repris ses recherches et a contacté un collectionneur des oeuvres d’Ascher, qui l’a encouragée.
« J’ai ce sentiment d’obligation de montrer cet artiste aux gens. Cela semble être le bon moment pour initier les gens à Fritz Ascher », dit-elle.
La fondation s’apprête à lancer sa première exposition en 2016. La rétrospective complète de l’œuvre de Fritz Ascher rassemblera ses premiers dessins et peintures de 1910 à 1930, ainsi que ses gouaches et peintures de 1945 à 1970.
Quatre musées allemands, y compris le Kunstmuseum de Solingen et le Felix-Nussbaum-Museum, à Osnabrück exposeront la rétrospective. Ensuite, elle voyagera aux États-Unis. Le Leo Baeck Institute basé à New York la soutient.
Le Kunstmuseum Solingen en Allemagne est le seul musée consacré uniquement au thème de l’art dégénéré et des artistes persécutés, déclare Dr Rolf Jessewitsch, le directeur du musée. Il a hâte de réintroduire Ascher en Allemagne.
« Beaucoup de très bons artistes ne sont pas connus aujourd’hui parce que leur vie a été interrompue par la guerre », déclare Jessewitsch. « Des artistes comme Ascher étaient trop jeunes pour durer, lorsque la guerre a éclaté. »
Né en 1893 à Berlin du Dr Hugo Ascher, chirurgien-dentiste et homme d’affaires, et de Minna Luise Ascher, Fritz Ascher avait deux sœurs plus jeunes. Le père d’Ascher s’est converti au protestantisme en 1901, mais sa mère est restée juive. Les enfants se sont tous convertis également.
La décision a probablement été prise moins par conviction religieuse que pour des considérations socio-économiques, explique le professeur Ori Z. Soltes, directeur-fondateur de la Fritz Ascher Society et professeur à l’Université de Georgetown à Washington, DC.
« Malgré tout ce que l’on pouvait dire sur l’assimilation et l’acceptation, le monde allemand était fermé à la plupart des Juifs », dit-il.
Les parents d’Ascher ont reconnu le talent de leur fils. Quand il avait 16 ans, ils l’ont envoyé étudier avec Max Lieberman, un maître juif allemand célèbre du 20e siècle. Lieberman a recommandé Ascher à l’académie d’art Königsberg en Prusse orientale.
En 1913, Ascher est retourné à Berlin. Une « religiosité emphatique et expressive » a imprégné son travail pendant cette période, dit Stern. Les meilleurs exemples en sont « Golem » de 1916, suspendu aujourd’hui au Musée juif de Berlin « Crucifixion » de 1918.
« Je pense qu’il croyait vraiment en une puissance supérieure », déclare Stern. « Mais où il se situait-il sur le plan religieux ? Comment était-il relié à son identité juive ? »
Cette question ne trouvera peut-être jamais de réponse, dit Soltes. Ascher a été élevé dans un foyer laïc et peu de choses indiquent son point de vue sur le judaïsme. Ses thèmes, hormis le « Golem », n’avaient rien de particulièrement juif.
Se consacrer à un artiste comme Ascher soulève des questions dérangeantes sur ce que l’on qualifie d’ »art juif », observe Soltes. « Est-ce parce que l’artiste était juif ? Ou est-ce le style de la peinture ? Ou est-ce le sujet ? »
Peu de temps après qu’Adolf Hitler soit devenu chancelier en 1933, Ascher a été signalé aux nazis comme un artiste subversif sur le plan politique et artistique. En tant que Juif, il ne pouvait plus acheter de fournitures ou vendre ses œuvres. En un clin d’œil, Ascher a été spolié de sa vocation.
Lors de la Nuit de cristal, Ascher a été arrêté et déporté au camp de concentration de Sachsenhausen. De là, il a été transféré à la prison de Potsdam. Six mois plus tard, il est sorti de Potsdam, grâce aux efforts de son ami avocat Gerhard Grassmann et de Probst Henrich Grueber, un ministre protestant évangélique.
Sa « liberté » fut de courte durée. En 1942, les nazis l’ont à nouveau menacé d’expulsion. Cette fois, il s’est tourné vers Martha Grassmann, une amie proche de sa mère. Pendant trois ans, Grassmann a caché Ascher dans une villa partiellement bombardée au cœur de Berlin, au beau milieu de haut-gradés nazis.
Sans aucun moyen de peindre, la poésie est devenue l’exutoire créatif d’Ascher.
Puis vint le jour de la victoire et Fritz Ascher a pu enfin sortir de la clandestinité. Il est retourné à Berlin et a recommencé à peindre, et peindre encore, jusqu’à sa mort en 1970. Mais quelque chose avait changé.
Finies les compositions figuratives monumentales qui ont marqué la première phase de sa carrière. L’artiste s’est désormais tourné vers des paysages denses aux couchers de soleil orange sang et peuplés de troncs d’arbres de jais sur fond de ciel bleu nocturne.
« Grâce à ses derniers paysages, il a en quelque sorte rejoint le sien. Il a réellement trouvé sa voix artistique », conclut Stern.