Prenez soin de vos amis juifs, ils ne vont pas bien
Être juif n’a jamais été une chose aisée. J’entends que la destinée de ce peuple si singulier a engendré une fragilité qui bien souvent n’apparaît pas au premier regard. Et pourtant. Derrière une apparence de vaillance et de normalité, de bien-être physique et matériel, se cache dans les anfractuosités de son être une multitude de brèches, de traumatismes, de fêlures qui sont comme autant de rappels des souffrances endurées à travers les siècles.
D’une certaine manière, le juif est inapte au bonheur. Il porte en lui tellement de cicatrices que l’optimisme est chez lui comme une impossibilité métaphysique. Trop de morts et de drames jonchent sa mémoire pour qu’il puisse aller dans la vie léger et insouciant. Il y a chez lui une gravité, une douleur qui jamais ne le quittent, une intranquillité née des circonstances de son histoire, d’une histoire si tragique qu’il préfère en rire qu’en pleurer.
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Cette douleur est incommunicable. Les sanglots de son âme mille fois éprouvée sont des larmes invisibles qui jamais ne transparaissent. Il les garde au plus profond de lui, dans les territoires reculés de sa mémoire, loin de tout regard extérieur. Sa condition de perpétuel exilé, son infortune d’avoir toujours été honni ou pourchassé, son impossibilité de se réclamer d’une terre ou d’un pays, son déracinement ont fini par forger chez lui une méfiance instinctive, la certitude que le pire est toujours à venir.
Aussi, quand comme aujourd’hui les vents mauvais de l’histoire se lèvent à nouveau, lorsqu’il se sent à nouveau l’objet d’une aversion qui semble être universellement partagée, qu’on le dépeint sous l’aspect d’un tortionnaire cruel et sanguinaire responsable de tous les maux de la terre, il tremble, je vous jure qu’il tremble. Il n’en laissera rien paraître mais croyez-moi sur parole, dans l’intimité de son être, c’est une peur glacée qui glisse sur son âme, l’antique peur de voir ressurgir les persécutions des temps passés.
Que cette peur soit motivée ou pas importe peu. Le juif a appris à ne jamais baisser la garde, il est un être perpétuellement aux aguets qui toujours contemple l’horizon afin de percevoir les prémisses d’une nouvelle tragédie. Et quand, dans les débris de l’actualité, parmi les exhortations des uns et des autres, il voit apparaître le visage si familier de la haine et de la vindicte, il tremble comme tremblent les enfants quand leurs parents tardent à rentrer.
Les secousses de l’histoire sont des épreuves face auxquelles il se sent à la fois démuni et abandonné. Vers qui se tourner? À qui accorder sa confiance? Que dire, que faire si ce n’est se taire et endurer en silence? Ne pas prêter le flanc à la critique. Ne pas verser dans la polémique. Raser les murs. Garder pour soi les étranglements d’une conscience meurtrie par les récits de massacres qu’il pensait révolus à jamais. Et quand on lui jette à la figure la mort d’enfants innocents comme s’il en était directement responsable, d’effroi, il se fige face à l’ignominie de ces accusations.
Sans cesse, on lui reproche son attachement à Israël sans réaliser le symbole que ce pays représente à ses yeux, l’assurance de trouver refuge si l’histoire se mettait à bégayer. D’avoir été à deux doigts de disparaître pour de bon ne lui a pas laissé d’autre choix que de considérer ce pays comme son véritable foyer, un foyer imaginaire et pourtant bien réel, une maison lointaine dont parfois il ne sait rien, ne veut rien savoir, si ce n’est que ses portes lui demeureront toujours ouvertes.
Et quand ce pays est attaqué ou lorsqu’il cherche à se défendre, d’instinct, il se tient à ses côtés. Parce qu’il n’en a pas d’autre. Qu’il n’a nulle part où aller. Que ce minuscule bout de terre, si jamais il venait à disparaître, équivaudrait à sa mort, sa mort à lui, sa disparition de la surface de la Terre. Ce n’est pas qu’il soit insensible aux souffrances de ses voisins –il l’est, Dieu sait qu’il est!– mais l’instinct de survie l’emporte sur toutes autres considérations. D’entendre parler à toute heure «du fleuve jusqu’à la mer», c’est comme d’entendre sonner au loin les trompettes de la mort.
Alors voilà, si dans votre entourage, parmi vos amis, vous connaissez une personne d’origine juive, ne la laissez pas seule. Elle ne vous le dira pas forcément mais elle souffre. Peut-être même est-elle pleine de larmes. Prenez de ses nouvelles. Dites-lui que vous pensez à elle. Que vous comprenez sa peine. Qu’elle peut compter sur vous. Que vous l’aimez et la respectez.
C’est trois fois rien et en même temps c’est tout.