Par Jean Calvin « Madame, puisqu’il a plu à Dieu, en retirant de ce monde le feu roi votre mari [Antoine de Bourbon (1518-1562)], vous remettre la charge de vos pays et sujets, vous faites très bien de penser à vous acquitter de votre devoir, comme ayant à rendre compte à un Maître et Souverain Prince [c’est-à-dire l’Éternel], lequel veut que son droit lui soit gardé {Psaumes 72:11 ; Romains 14:10}. Car en commandant qu’on le craigne et qu’on honore les rois {1 Pierre 2:17}, puisqu’ils vous fait cet honneur de vous associer à soi, c’est bien raison que vous mettiez toute peine à lui faire hommage et reconnaissance de l’état et dignité que vous tenez de lui {Romains 13:1}, et comme vous ne voudriez souffrir que la supériorité qui vous appartient vous fut ravie par vos officiers, aussi faut-il bien, si vous désirez d’être maintenue sous la protection de Dieu, que vous donniez ordre, en tant qu’en vous sera, qu’il soit servi et honoré de tous, montrant exemple à ceux qui doivent ensuivre. Et de fait, Madame, voilà comment votre règne sera établi devant lui [c’est-à-dire l’Éternel] : c’est en lui assujettissant votre majesté. Vous savez que tous genoux doivent ployer sous l’empire de notre Seigneur Jésus-Christ {Philippiens 2:10-11}, mais notamment il est commandé aux rois de les baisser en signe d’hommage {Romains 14:11 ; Matthieu 2:11}, pour mieux spécifier [= exprimer] qu’ils sont tenus plus que les autres à humilier la hautesse qui leur est donnée, pour exalter celui qui est le Chef des anges de paradis, et par conséquent des plus grands de ce monde {Psaume 82:6}. Aussi, Madame, puisque le gouvernement [du Royaume de Navarre, du Duché d’Albret, de la Souveraineté de Béarn, des Comtés de Bigorre, Foix, Rodez, Périgord et Armagnac, des Vicomtés de Limoges, Lomagne, Marsan, Villemur, etc.] est aujourd’hui entre vos mains, connaissez que Dieu veut tant plus éprouver le zèle et la sollicitude que vous avez de vous acquitter fidèlement à mettre sus le vrai service qu’il demande. Il y a plusieurs raisons qui m’empêchent de déduire [= traiter] cet argument plus au long. C’est aussi qu’il est enjoint [par l’Écriture Sainte] à tous ceux qui ont domination de purger leurs terres de toutes idolâtries et souillures dont la pureté de la vraie religion est corrompue. Et quand saint Paul commande de prier pour les rois et ceux qui sont en prééminence, ce n’est pas sans cause qu’il ajoute à raison : ‹ afin que nous vivions sous eux en toute piété et honnêteté › {1 Timothée 2:1-2}. Devant que parler des vertus civiles, il met la crainte de Dieu, en quoi il signifie que l’office des princes est de procurer que Dieu soit adoré purement. Je considère les difficultés qui vous peuvent débiliter [= affaiblir] le courage et ne doute pas, Madame, que tant de conseillers que vous aurez autour de vous, s’ils regardent ce monde, ne tâchent à vous empêcher. Mais il est certain que toute crainte des hommes qui nous détournent de faire à Dieu l’honneur qu’il mérite, et nous induit à le frauder de son droit, nous rend convaincus que nous ne le craignons pas à bon escient et n’estimons guère sa vertu invincible de laquelle il a promis nous garantir. Parquoi [= c’est pourquoi], Madame, afin de surmonter toutes difficultés, appuyez-vous sur l’assurance qui vous est donnée d’en haut quand vous obéirez à ce que Dieu requiert. Ce sont les deux points où il vous convient avoir vos deux yeux fichés [= fixés], et même ils vous doivent servir d’ailes à vous élever par-dessus tous les obstacles du monde : à savoir ce que Dieu ordonne, et qu’il ne faudra à [= ne manquera pas de] vous tenir la main forte pour venir à bout de tout ce que vous attendrez [= entreprendrez] en son obéissance. Or je sais les disputes que certains émeuvent [= soulèvent] pour montrer que les princes ne doivent pas contraindre leurs sujets à vivre chrétiennement {cf. Sébastien Castellion, Ami Perrin, Menno Simons, et autres antinomiens}. Mais c’est une dispense trop profane de permettre à celui qui ne veut rien quitter du sien, que son supérieur soit fraudé de son droit. Et si ce n’était assez du commandement, cette menace nous doit bien faire trembler : que tout royaume qui ne servira à celui de Jésus-Christ sera ruiné, car cela se rapporte proprement à l’état de l’Église chrétienne {Matthieu 12:25}. Ainsi quelques belles excuses qu’amènent ceux qui veulent colorer [= légitimer] leur lâcheté, je vous prie, Madame, de ne point préférer l’honneur qu’il vous a donné, et ce point vous sera tantôt bien résolu. Il reste en second lieu de vous armer de ses promesses, afin que votre foi soit victorieuse par-dessus le monde, comme dit saint Jean {1 Jean 5:4}, et ici, qu’il vous souvienne de ce qui est dit au prophète Ésaïe et allégué par saint Pierre, de ne nous point étonner de la frayeur de nulle multitude, mais sanctifier le Seigneur des armées, afin qu’il soit notre forteresse {1 Pierre 3:14-15 ; Ésaïe 8:12-13}. Je sais, Madame, combien vous êtes épiée de votre voisin {Philippe II roi d’Espagne et du Portugal, fer de lance de la Contre-Réforme catholique} qui ne faudra [= manquera] pas, s’il le peut, à prendre occasion de troubler : mais en craignant Dieu, vous ne les craindrez point. Ce ne sera pas [votre] zèle qui l’émouvra, encore qu’il en fasse une fausse couverture. Voyant donc qu’il vous aguette pour vous nuire, fortifiez-vous de meilleure défense que vous puissiez avoir. Que si Dieu permet que les malins s’efforcent à vous faire quelque molestie [= préjudice], que l’histoire mémorable du roi Ézéchias vous vienne en mémoire. Car combien que Dieu lâchât la bride à l’ennemi pour l’assaillir tantôt après qu’il eut abattu les superstitions, et même qu’il lui fut reproché par Rabshaké que Dieu ne lui aiderait pas, vu qu’il avait abattu les autels, toutefois le secours admirable qui lui vint soudain du Ciel vous est matière suffisante pour défier tous ceux qui cuideront [= s’imagineront] avoir avantage sur vous sous ombre [= prétexte] du changement {2 Rois 18 à 20}. Cependant, Madame, je ne dis pas que tout se puisse faire en un jour. Dieu vous a donné prudence pour juger de la procédure qui vous aurez à tenir, les circonstances aussi vous enseigneront quels moyens seront les plus propres. Et pour ce que le papier ne peut tout comprendre, j’ai remis la plus grand’part au porteur, lequel je vous ai choisi pour le plus suffisant [= capable] que j’eusse en main, selon que j’espère bien que [vous] le trouverez tel par expérience {ce ‹ porteur › fut l’hébraïste et diplomate Jean-Raymond Merlin, lequel, une fois arrivé dans les Pyrénées, organise la jeune Église réformée du Béarn (qui s’étend aussi à la Soule, à la Basse-Navarre et au Labourd), répartit ses paroisses entre cinq colloques, modère son premier Synode national en septembre 1563 où est adoptée une Discipline ecclésiastique du Pays de Béarn, et enfin traduit le Catéchisme de Genève en occitan béarnais en 1564 avant de repartir pour la Suisse}. J’ai impétré [= obtenu] tant de notre Compagnie {des pasteurs de Genève} que de nos Seigneurs [le nom officiel de la République de Genève était alors ‹ Seigneurie de Genève ›, Calvin réfère donc ici probablement aux quatre Syndics de Genève] que vous en ayez la jouissance pour le temps que vous l’avez fait demander, et tous s’y sont volontiers accordé, pour ce qu’il n’y a celui qui [= car il n’y a personne qui] ne désirât de s’employer entièrement à votre service. Seulement je dirai ce mot, Madame, que votre plus aisé [= le plus facile pour vous] sera de commencer aux lieux qui semblent les plus difficiles, pour être [= parce qu’ils sont] les plus apparents, car ils se rangeront avec moins de bruits, et si vous en avez gagné un, il tirera après soi plus longue queue [= plus d’imitateurs]. Je ne vous avertis pas que votre présence y sera toute requise, comme aussi qu’il faudra faire telles provisions les unes sur les autres [= prendre une série de mesures pour] que les ennemis soient rompus ou fort affaiblis, avant d’entrer en combat manifeste. S’il vous plaît aussi, Madame, de mettre en effet ce que vous avez délibéré, ce sera un acte digne de votre Majesté et autant utile à la Chrétienté qu’il serait possible, c’est d’envoyer [une ambassade] vers les Princes [protestants] d’Allemagne pour les prier et exhorter à continuer la bonne affection qu’ils ont montrée à soutenir la cause de notre Seigneur. Il se faudrait adresser au Comte Palatin Électeur {Frédéric III du Palatinat}, au Duc Auguste de Saxe, du Duc {Christophe Ier} de Würtemberg, au Landgrave {Philippe} de Hesse, mais le plus tôt serait le meilleur. Je vous supplie donc, Madame, de hâter cette dépêche. Je laisse le reste au porteur à dire de bouche. Madame, après vous avoir présenté mes très humbles recommandations à votre bonne grâce, je supplierai le Père céleste vous tenir en sa sainte garde, vous gouverner par son Esprit en toute prudence, vous fortifier en vertu et constance et accroître votre Majesté en tout bien. » Source : Francis Higman et Bernard Roussel, Calvin : Œuvres, Éditions Gallimard – Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 2009, pp. 378-381 (texte) et 1219-1221 (notules) sur 1432. NotesDans le texte ci-dessus, les références bibliques et autres mentions entre accolades proviennent pour la plupart des notules figurant en fin de volume (pp. 1219-1221). Les mots ou expressions archaïques (ou ayant changé de sens) en italique suivis d’une précision entre crochets débutant par le signe égal [= blablabla] proviennent pour la plupart des notes infrapaginales placées sous le corps du texte (pp. 378-381) ; quelques-unes de ces précisions viennent toutefois du lexique inséré dans l’Introduction à la réédition des œuvres de Pierre Viret publiée dans le tome 1 de l’Instruction chrétienne en la doctrine de la Loi et de l’Évangile (1564) de Pierre Viret rééditée par Arthur-Louis Hofer via les Éditions L’Âge d’Homme à Lausanne en 2004. J’ai apporté quelques modernisations orthographiques mineures à ce texte de la Bibliothèque de la Pléiade. – Tribonien Bracton. • • • • • Pays souverains et fiefs français de Jeanne d’Albret au nord des Pyrénées en 1555-1572Domaines des Rois de Navarre en 1527 — Notez toutefois que la Haute-Navarre (au Sud des Pyrénées) avait été conquise par les Royaumes de Castille et d’Aragon en 1512 puis annexée en 1515 par la Castille (invasion bénie par le pape qu’une tentative de reconquête en 1521-1522 échoua à repousser) : Monnaie (demi-livre) navarro-béarnaise frappée à Morlaàs au Béarn en 1573 puis 1575 arborant les emblèmes du Royaume de Navarre (carreaux supérieur gauche et inférieur droit), de la Souveraineté du Béarn (carreau supérieur droit) et de l’Héritage de Bourbon (carreau inférieur gauche) : Armoiries de la Ville de Nérac, l’ancienne capitale du Duché d’Albret, aujourd’hui une sous-préfecture du Département de Lot-et-Garonne (la devise Christ soleil de justice remonterait à Jeanne d’Albret ou à sa mère Marguerite d’Angoulême) : Églises protestantes dans l’extrême Sud-Ouest de la France en 1851 (carte produite par le MIP permettant de constater un certain ancrage de la Réformation de Jeanne d’Albret dans la longue durée) : Églises protestantes dans le Sud-Ouest de la France en 1923 (carte produite par la FPF) — Chaque point noir correspond à une communauté ayant un seul pasteur et chaque point transparent à une communauté ayant deux pasteurs ou plus : Le Béarn et le Pays basque « français » (composé de la Soule, de la Basse-Navarre et du Labourd) formant l’actuel Département des Pyrénées-Atlantiques : • • • • • Quelques hyperliens sur ce thème
Source : https://monarchomaque.org/2024/01/19/lettre-calvin-albret/ Autres articles recommandés
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