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BALLADE DE SANS-NOM / extrait N° 21 : QUARTIERS D’HIVER (Chez Lulu-Mère)

By 15 novembre 2021LECTURE QUOTIDIENNE

QUARTIERS D’HIVER

(Chez Lulu-Mère)

 

 

 

Les semaines ont passé et nos trois amis ont fait connaissance approfondie avec les lieux ses « ors » us et coutumes. Ils ont visité la grande serre et quasi suffoqué de rire plus d’une fois  derrière les cris stridents de la princesse Lulu.

 

« Ne touchez pas ceci ! N’allez pas par-là ! » Le tout ponctué de « hou ! » et de « hi-aie ! » innombrables.

 

Ils ont appris à passer en douce devant la « salle d’expression » et spécialement aux horaires  des fameuses séances de thérapie. Il leur est apparu avec évidence que, si Madame Lumignon reçoit alors toute une faune de gens plus originaux ou inquiétants les uns que les autres, la thérapeute ressort du lieu le plus souvent hagarde, pâlie elle-même, et toujours un « peu perturbée ».

 

Quelquefois elle ressemble au terme de ses séances à une tour Eifel hagarde crépue et échevelée.  Elle déambule alors comme une oie gavée, lourde, les yeux aux genoux.

 

La maison est ainsi habitée par intermittences de longs cris stridents, de vagissements suivis de longs, très longs silences inquiétants, médiatations obligent. Quelquefois, les séances de thé et macramé où la patronne réunit quelques originales autour d’elle donnent lieu à des conciliabules très animés que seul un vocabulaire d’initiés permet de suivre.

 

Dreyfus y trouve malgré tout une source d’inspiration et il livre à ses amis des textes étranges et beaux :

 

 

Les généraux déploient les cartes dans les salons en feu.

 

Le Roi dresse le chevalet, ouvre les jets d’eau

                            et proclame l’aube claire au front des nations.

 

       Le Prince de l’eau s’emmarge en silence

                            et déclare son innocence.

 

      Les tulipes bleues flambent dans les vases de cristal

                         et les femmes des généraux ont de longs rires stridents

                         au Café de l’Orient.

 

 

Les relations de Polsky, Dreyfus et Sans-Nom avec Madame Lucienne ne sont ni bonnes ni mauvaises.

Elles sont neutres.

L’inclassable théâtre d’excentricités que leur livre leur aînée  maintient avec eux comme avec tout l’entourage un relationnel à sens unique commandé par la maîtresse des lieux. Ainsi tout au fond, si on se sourit en se croisant, on s’épie lourdement aussi. Si on échange des politesses, beaucoup trop de politesses, des douceurs  même, quoique ce soit exceptionnel,… on s’évite en fait. On se tâte. Peur de qui, crainte de quoi ? Peur de ses propres doutes ? Nos trois amis ont un jour amené à la patronne un vaste bouquet de fleurs séchées combiné à une collection de branchages secs choisis pour leurs formes particulières. L’ensemble formait un bouquet original, mais il eut juste le talent d’éteindre l’éternel sourire de la patronne. Elle n’aime pas recevoir.

Les trois amis ont par conséquent adopté un style de vie assez indépendant, excepté Polsky-Fal et Sans-Nom que l’on voit souvent ensemble. Ils ont fait connaissance avec la région et se sont promis de rendre visite prochainement, pourquoi pas, à son unique attraction, l’ermite. Un certain Basile Vasilisifon, un moine russe. Il est membre d’une communauté orthodoxe oecuménisante et fait dans la région figure d’autorité spirituelle remarquable, en lieu et place de toutes celles plus traditionnelles qui ont déserté le pays depuis belle lurette.

Ils se retrouvent souvent, trois jeunes gens, pour des conciliabules que les longues journées d’un hiver oisif autorisent.

 

Ce matin-là, après un petit déjeuner hâtivement avalé, Sans-Nom, rougissante, annonce :  « Ahem,… Dreyfus ? Tu connais la dernière nouvelle ? »

Dreyfus :…

 

Sans-Nom : « Et bien, … et bien, tu ne devines pas ? Non ? »

 

Dreyfus : « Avec mes  trois petits pieds, je vais, paraît-il, très vite pour comprendre. Mais là ?… Non, explique ! »

 

Sans-Nom : « Accroche-toi !… Polsky vient de me demander en mariage ! »

Dreyfus, dans un grand éclat de rire : « J’espère que ce n’est pas une banquise de plus, petite sœur ! ».

 

Dans un silence affreusement gêné  Polsky-Fal est entré, plus équerre et compas que jamais. Il a un bouquet, quelques brins de menthe déjà fanés, à la main. Il revient de la serre où il s’est déclaré sans plus oser en sortir depuis, car Sans-nom s’est précipitée hors du lieu, sans lui répondre.

 

Dreyfuss en criant, après un long silence :« Moi, je ne suis pas prêt pour le mariage »

 

« Comment peux-tu savoir ça, si tu n’as jamais été marié? » s’écrie  à son tour Sans-Nom.

 

Dreyfus:  « Ouais, c’est évidemment plein de bon sens ce que tu dis là »…. Mais je suis marié figure-toi ! Oui,…ma..ri…é »

 

Polsky-Fal qui en profite pour reprendre un peu d’assurance :

 

« Toi ? Marié ? Attends ! Personne n ’aurait pu imaginer une chose pareille. Tu es vraiment l’homme « à trois pieds », toi ! Dreyfus ? Marié ! Dreyfus qui nous poursuit avec ses histoires de banquises ! Dreyfus,… marié !? »

 

Dreyfus : « Rien à voir, mon Polsky. Rien à voir ! Pour moi, le mariage n’est pas une banquise. Peut-être pour d’autres, mais pas pour moi. Et voilà bien la raison pour laquelle je le suis sans l’être. Je le suis, mais… je n’assume pas. En ce moment. »

 

Sans-Nom « Mais pourquoi ? Tu ne l’aimes plus ? Ou alors c’est elle… »

Dreyfus:  «  Comme tu y vas… Comme tu y vas. C’est bien les femmes, ça ! Y a pas que les sentiments, Sans-Nom. C’est bien les sentiments, mais y a pas que ça. Ca suffit pas pour souder les gens. Le sexe non plus, loin de là et au contraire même dans bien des cas. Il y a autre chose et je n’ai pas trouvé. C’est lié au destin et à la perception qu’on en a. C’est difficile, même pour moi, d’expliquer ce que je ressens. C’est difficile et j’en pleurerais, tant j’en crève de ne pas comprendre. Mais pour moi, il s’agit d’être honnête. Comment te dire ? C’est fou, je sais, mais cette fille avec laquelle je suis marié  et bien, c’est comme si je n’y avais pas droit. J’ai raté quelque chose. Une étape. Mais laquelle? Pfff… Je sais pas vraiment. Mais,…  mais je trouverai, Sans-Nom, sache-le bien, je trouverai ! »

 

Dreyfus, après un long moment de silence :

 

«  J’en meurs là, à l’intérieur. Là, à l’intérieur, à petits feux…  Là où on rêve d’ accrocher son premier amour pour toujours. Tu vois Polsky, là-dedans ».

 

Et il frappe sa poitrine au niveau du coeur, avec violence, souhaitant faire diversion et contraindre les larmes à ne pas venir.

 

Sans-Nom : « Dreyfus… »

Dreyfus :…

Sans-Nom qui ne croit pas vraiment à cette histoire: « Dreyfus,… je suis désolée. »

Dreyfus (véhément) :  « D’ailleurs,  la preuve est là que je ne suis pas prêt pour le mariage, puisque les gens ne me voient bien qu’en costume de célibataire. Hein ? Vous-mêmes…  Alors ? »

 

Sans-Nom :  « Dreyfus, raconte-nous ton histoire. Toute ton histoire»

 

Dreyfus : « Mon histoire? Et bien, c’est une sacrée histoire. Vous voyez, je ne crois plus depuis longtemps dans les repères humains convenus. Tenez, en matière de couples, j’ai vu des oiseaux plus heureux que des humains, si, si, observez. Mais observez donc !  Et j’ai vu tant d’humains pires que des étrangers. Et en couple pourtant ! Monsieur, madame et la muraille entre deux, tu connais ! Toujours la muraille. Ah, les murailles, je pourrais vous les décliner dans tous les genres et tous le modes ! Regardez ces vieux couples avec leur terrible muraille ! Alors, c ’est quoi le problème ? Sentiments, affinités, sexualité ? Quoi d’autre ? Rien de tout ça, en fait ! Et les journaux pour dames ou les émissions radio où on s’expose en long, en large et sans pudeur aucune, écoeurant de faux bons sentiments et de confidences dites pourtant « intimes » ! Tout ces gens qui jouent à l’esprit de vérité  et qui sont tout sauf vrais, ça dégouline. Jusqu’à quel point faut-il être mis en esclavage pour en arriver là ? Pardonnez-moi, mais c’est odieux. Après le politiquement correct, le religieusement correct, il y a même maintenant le sentimentalo-sexuel correct. Mais à la mode de ce temps bien sûr ! Les émissions radio « Dites-nous tout sur votre sexualité de couple, avec le docteur Machin Chose », ça arrange juste quelques vieux,… ou jeunes dégueulasses, en mal d’excitations, la nuit, en bagnole sur une autoroute dans la communion des grands fauves solitaires et salaces. Ca arrange une société odieuse qui n’a plus que ses extases voyeuristes pour tromper son ennui, sa lâcheté. C’est Rome et les jeux… et en plus veule encore, en plus massif.

                    Un couple ou c’est « Ehad » ou ça ne doit pas être.

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Lève-toi ! / Etz Be-Tzion
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