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Depuis le CRIF.

By 21 juillet 2014Etz Be Tzion

Recep Tayyip Erdogan et l’antisémitisme en Turquie

Par Marc Knobel, publié dans Armenews le 21 juillet 2014

En 1986, deux terroristes de l’Organisation Abou Nidal assassinent 21 Juifs lors du Shabbat à la grande synagogue de Neve-Shalom, dans le quartier de Galata à Istanbul. En novembre 2003, plusieurs attentats synchronisés d’Al-Qaida contre deux synagogues d’Istanbul (Neve Shalom et Bet Israël), le consulat anglais et la banque HSBC font 31 victimes dont 6 Juifs. Par ailleurs, un industriel juif, Üzeyir Garih, est assassiné en 2001 et un dentiste juif, Yasef Yahia, est assassiné en 2003. Ces attentats surprennent tout le monde, car les juifs de Turquie avaient consolidé leur place dans ce pays. Plus grave : on assiste dès lors à une forme de retournement de l’opinion publique, travaillée par certains (les islamistes), et des rumeurs circulent laissant croire que ces attentats auraient été organisés par le Mossad et la CIA. Mais, c’est surtout à partir que de 2004 que le climat se tend gravement. Les critiques adressées par le Premier ministre islamo-conservateur turc Recep Tayyip Erdogan ou de son entourage contre Israël deviennent de plus en plus agressives et violentes. Dès 2008, elles s’amplifient et es critiques insidieuses sont alors lancées contre le « lobby juif » ou la « diaspora juive ». Des propos ouvertement antisémites continuent de se répandre dans les médias proches du gouvernement, sans aucune réaction de la part de celui-ci. Le premier ministre et chef du parti islamo-conservateur est alors accusé d’attiser une colère déjà vive au sein de la société turque, majoritairement musulmane. « Les manifestations contre la politique israélienne ont rapidement pris un ton antisémite et le premier ministre a encouragé tout cela », acquiesce Sami Kohen, éditorialiste au quotidien Milliyet (Le Monde, 2 février 2009). L’antisémitisme se répand dans la population turque comme une trainée de poudre. Rappel des faits.

Photo D.R.

2004 :

Au lendemain de l’assassinat du Cheikh Ahmed Yassine (chef spirituel du Hamas), le 22 mars, le Premier qualifie cette opération d’« acte terroriste » puis il dénonce le « terrorisme d’État » pratiqué par Israël dans la Bande de Gaza, avant de rappeler temporairement son ambassadeur à Tel-Aviv et son consul à Jérusalem « pour consultations ». Lors de l’opération militaire de l’armée israélienne (18 au 24 mai 2004) à Rafah dans le but de mettre un terme à la guérilla dans la Bande de Gaza, Erdogan dénonce la « terreur d’État » de l’État israélien. Cynique, Erdogan déclare que « les Israéliens traitent les Palestiniens comme ils ont été traités eux-mêmes, il y a cinquante ans ».

2005 :

Un article du journal « Aksam » paru en février 2005 titre « Kavgam best-seller oldu », littéralement « Mein Kampf est devenu un best-seller ». On y apprend que le livre d’Adolf Hitler se vend à raison de 10.000 exemplaires chaque année, depuis sa traduction en turc en 1939, et est devenu un best-seller ces dernières semaines. Face à une forte demande, la maison d’édition a édité et mis en vente en l’espace de 15 jours 31.000 ouvrages. « Mein Kampf » est devenue le livre le plus vendu de plusieurs maisons d’édition, et cette popularité inquiète et dérange les juifs (de Turquie).

2009 :

Lors du déclenchement de l’opération Plomb durci contre le territoire palestinien de Gaza, Recep Tayyip Erdogan, prend à partie le président Shimon Peres, au forum économique mondial de Davos. « Monsieur Peres, tu es plus âgé que moi, lui lance-t-il. Le son de ta voix est très fort. Je sais que si une voix est aussi forte, cela traduit un sentiment de culpabilité. (…) Quand il s’agit de tuer, vous savez très bien comment faire. Je sais très bien comment vous avez frappé et tué des enfants sur les plages. » Justement, lors de cette offensive, les manifestations de soutien aux Palestiniens se multiplient en Turquie, pays allié de l’Etat hébreu. Elles sont rythmées par des slogans antisémites et réunissent des dizaines de milliers de personnes, à l’appel d’organisations islamistes ou d’extrême gauche. Des étoiles de David sont brûlées devant les représentations diplomatiques.

Parallèlement, plusieurs actes isolés prennent pour cible la communauté juive locale. Pourtant, jadis prospère, la communauté juive est réduite à une peau de chagrin, puisqu’il reste environ 17 000 Juifs en Turquie, alors qu’ils étaient plus de 100.000 à la fin de la Première Guerre mondiale. Des panneaux avec l’inscription « Les Juifs et les Arméniens ne peuvent pas rentrer, les chiens oui » sont brandis, des affiches géantes sont placardées sur les murs d’Istanbul avec le slogan « tu ne peux pas être l’enfant de Moïse » accompagnant la photo d’un chausson de bébé ensanglanté. Enfin, la minute de silence en mémoire des enfants tués à Gaza observée par tous les écoliers turcs marque les esprits (Le Figaro, 31 janvier 2009).

C’est alors que l’on prend connaissance d’un sondage d’opinion terrifiant. 57%, c’est le pourcentage de Turcs qui refuseraient d’avoir un athée comme voisin de palier. Selon l’enquête réalisée par l’Institut Frekans et publiée dans plusieurs quotidiens du pays, 42% des sondés ne voudraient pas avoir un juif comme voisin et 35% s’opposeraient à faire palier commun avec un chrétien. Selon ce sondage, conduit auprès d’un échantillon de 1108 personnes, 57% des Turcs s’opposent à ce que des membres des minorités religieuses du pays -juifs ou chrétiens- soient employés dans les secteurs sensibles de la fonction publique comme l’armée et police (Libération, 1er octobre 2009).

Dès les premiers grands dérapages antisémites, la presse libérale turque tire pourtant la sonnette d’alarme. Parallèlement, des organisations juives américaines demandent au Premier ministre de faire face et de dénoncer « des actes antisémites ». Comme en écho, le 3 février 2009, Erdogan affirme rejeter tout antisémitisme dans son pays : « L’antisémitisme n’a jamais existé dans l’histoire de cette nation et de ce pays », déclare-t-il sans rire au groupe parlementaire de son Parti de la Justice et du développement (AKP, issu de la mouvance islamiste).

Qu’en pense Rifat Bali, un chercheur juif natif d’Istanbul, qui fait des recherches sur l’antisémitisme en Turquie depuis des années et est l’auteur de plusieurs livres et articles sur l’histoire des Juifs de Turquie ? Dans son article, « L’antisémitisme contemporain en Turquie » (The California Courier, 30 juillet 2009) Rifat Bali, résume son analyse en quatre points clés :

• « Les intellectuels turcs ont toujours adopté une attitude pro palestinienne et anti-israélienne. Les islamistes associent la « Question de la Palestine » avec la participation juive supposée dans la montée de la laïcité en Turquie. La gauche considère Israël comme un État impérialiste et une extension de l’hégémonie américaine au Moyen Orient. On retrouve des thèmes comparables parmi les intellectuels nationalistes. »

• « Les réactions de la Turquie vis-à-vis de la guerre menée au Liban par Israël en 2006 et celle menée à Gaza en 2009 ont souvent débordé en antisémitisme. Les éditorialistes de journaux et certains universitaires appartenant à divers courants idéologiques ont aidé à développer ce sentiment envers Israël et les juifs. On a dit qu’Israël exploitait la culpabilité liée à l’holocauste et utilisait les services « du lobby juif américain » pour parvenir à ses propres fins malfaisantes. »

• « L’approche de la Turquie quant à la « Question de la Palestine » ne s’aventure que rarement hors des clichés de la culture populaire turque. Les maisons d’éditions turques qui fournissent des traductions sur la question font attention à ne pas froisser le sentiment populaire. Le résultat concret est que tant les éditorialistes turcs que leurs lecteurs utilisent uniquement des sources limitées sur le conflit, qui sont principalement anti-israéliennes et antisémites. »

• « Toute tentative de la part du leadership turco-juif de se confronter à la société turque pour combattre l’antisémitisme a de grande chance de se retourner contre lui, voire même d’exacerber le problème. Étant donné cette réalité, les seules options qui restent à la communauté juive de Turquie sont soit de continuer à vivre en Turquie au milieu de cet antisémitisme généralisé soit d’émigrer » (Collectif Van, 30 juillet 2009).

M. Bali documente ses déclarations en citant des dizaines de commentaires antisémites publiés dans divers journaux turcs ces dernières années. Voici quelques exemples :
— Toktamış Ateş, professeur en science politique à l’Université Bilgi d’Istanbul, auteur d’articles dans la presse et grand intellectuel qui passe fréquemment à la télévision, a décrit les Juifs comme étant « Le premier peuple le plus raciste de l’histoire. » (Bugün, 20 juillet 2006).
— Ayhan Demir, commentateur pour le journal islamiste Millî Gazete, a écrit : « La première chose à faire pour assurer la sécurité d’Istanbul et de Jérusalem est de se débarrasser, le plus vite possible, de cette ‘ville délabrée’ qui a commencé à nuire à l’humanité toute entière, et qui offense les sentiments autant que la vue. Envoyer les occupants dans les poubelles de l’histoire, ainsi que leur charlatanisme sanglant serait l’un des actes les plus nobles à effectuer au nom de l’humanité. Un monde sans Israël serait, sans aucun doute, un monde beaucoup plus pacifique et plus sûr. » (Millî Gazete, 30 décembre 2008).

— Nuh Gönültaş, un journaliste très connu, a dit que le traitement appliqué aux juifs par Hitler était justifié, puisque « L’État d’Israël est un tyran encore plus grand que Hitler. » (Bugün, 1er août 2006).

— Le sociologue islamiste Ali Bulaç, éditorialiste connu du Zaman, a décrit Gaza comme « Un camp de concentration qui en réalité surpasse les camps nazis. » (Zaman, 29 décembre 2008).

2010 :

Le 31 mai 2010, des activistes pro-palestiniens et des troupes de l’armée israélienne s’affrontent à bord du Mavi Marmara (un ferry affrété par l’ONG islamiste IHH) une flottille à destination de Gaza, provoquant la mort de neufs citoyens turcs. Cet incident précipite la détérioration des relations entre Israël et la Turquie, qui étaient déjà très tendues. Erdogan s’exprime violemment à la Grande assemblée nationale. Des manifestations immenses sont organisées dans le pays, la presse redouble de violence.

2012 :

Des livres scolaires antisémites font scandale en Turquie. On y apprend que Darwin était juif, qu’il avait un grand nez et qu’il fréquentait des singes. On lit aussi qu’Albert Einstein était « sale et négligé » et qu’il mangeait du savon, ce qui est regrettable puisque « pendant cette même période la Gestapo mettait des juifs dans des fours et les transformaient en savon ». (Financial Times, 19 octobre 2012).

2013 :

Dans ses meetings, le Premier ministre islamo-conservateur turc Recep Tayyip Erdogan, qui est donc un coutumier des dérapages antisémites, accuse « le lobby du taux d’intérêt » d’être un des responsables du mouvement protestataire rassemblant en 2013 plusieurs millions de personnes pour manifester contre un projet immobilier qui aurait détruit le parc Gezi d’Istanbul. Emboîtant le pas au chef du gouvernement, Melik Gökçek, le maire d’Ankara, ne s’embarrasse pas de précaution oratoire. L’édile, membre du parti islamo-conservateur, pointe du doigt « le jeu du lobby juif » et Besir Atalay, le vice-premier ministre, désigne nommément « la diaspora juive ». Au final, selon le chef de la communauté turque en Israël, Nessim Güvenis, les Juifs de Turquie fuient sous la montée d’un antisémitisme insufflé par les dirigeants du pays : « L’antisémitisme, déclenché par les déclarations sévères du gouvernement turc, a conduit à la migration de centaines de jeunes Juifs de Turquie aux États-Unis ou en Europe » déclare-t-il au Daily News de la Turquie (octobre 2013).

2014 :

Le Premier ministre turc accuse Israël d’avoir orchestré le coup d’Etat militaire de l’Egypte, au cours duquel le président appartenant aux groupes des Frères Musulmans Mohamed Morsi a été renversé.

Plus tard, il s’en prend violemment à un contestataire, sur les lieux de la catastrophe minière de Soma. « Où vas-tu espèce de sperme d’Israël, viens par ici ! », crie le chef du gouvernement turc dans une vidéo publiée sur le site internet des journaux d’opposition, dont Sözcü, lorsqu’un manifestant le critique pour sa gestion de la catastrophe qui a tué près de 300 personnes dans une mine de charbon de l’Ouest de la Turquie.

Le vendredi 18 juillet 2014, Recep Tayyip Erdogan dénonce le rôle de l’Egypte et de son président « tyran », Abdel Fattah al-Sissi, dans l’opération militaire israélienne visant le mouvement islamiste Hamas qui contrôle la bande de Gaza. Puis, Erdogan affirme ensuite qu’Israël « commet actuellement des actes terroristes et un génocide ». « Les Israéliens n’ont aucune conscience, aucun honneur, aucune fierté. Ceux qui condamnent Hitler nuit et jour ont surpassé Hitler dans la barbarie », s’est exclamé Erdogan lors d’un meeting politique dans la ville d’Ordu au bord de la mer Noire. La réponse des israéliens ne s’est pas fait attendre. Le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou réagit aux paroles d’Erdogan, les qualifiant d’ « antisémites. » Elles « désacralisent la mémoire de la Shoah ». Le ministre des Transports, Israël Katz déclare : « En 1915 les Turcs ont tué 1,5 million d’Arméniens. Et il nous accuse d’exécuter un génocide alors qu’on lutte contre ses amis des mouvements islamistes ? » Au-delà du regard que l’on porte en Turquie sur le conflit israélo-palestinien, il faut reconnaître que l’antisémitisme traditionnel, présent dans la société turque depuis le fin fonds de la nuit des temps, a obtenu un sacré coup de pouce avec la montée en puissance du Parti pour la justice et le développement et son accession au pouvoir. L’antisémitisme s’est officialisé et s’est banalisé et a trouvé toute sa place dans le pays.

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