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Les jésuites, leur action anti-chrétienne de loups ravisseurs parmi les loups ravisseurs au cours des siècles. Comme annoncé nous entamons la publication du livre dont la préface vous est déjà parvenue. Voici le chapitre premier concernant l’action des jésuites aux Pays-Bas à l’époque de la Réforme.

By 24 mai 2014Lève-toi !

L’Évangile aux Pays-Bas

Les premières persécutions dont furent l’objet les confesseurs de l’Évangile et les partisans de la Réforme, peu de temps après l’apparition de Luther, eurent pour théâtre les Pays-Bas dont le territoire était alors réparti entre trois souverains. Le duché de Geldern appartenait à Charles d’Egmont qui portait également, depuis 1522, le nom de seigneur de Friesland, Groningue, Drente et Oberyssel. Le pouvoir temporel dans la région d’Utrecht appartenait au titulaire de cet évêché qui était en ce temps-là Philippe de Bourgogne et auquel succéda en 1524 Henri de Bavière. Mais la partie des Pays-Bas de beaucoup la plus grande, la Hollande, la Zélande et le Brabant septentrional, se rattachait aux terres héréditaires dont Charles d’Autriche prit possession en 1515, trois ans avant son avènement au trône d’Espagne, et cinq ans avant d’être couronné empereur romain sous le nom de Charles Quint. Dès 1523 son pouvoir s’étendit à la Frise et, en 1528, à Utrecht, l’évêque Henri de Bavière lui ayant cédé les derniers vestiges de son pouvoir. Après son avènement au trône d’Espagne, il nomma sa tante Marguerite d’Autriche, veuve du duc Philibert de Savoie, régente de tous les Pays-Bas ; avant les persécutions où elle déploya un zèle tout particulier, elle jouissait de l’estime générale dans le pays qu’elle administrait en qualité de régente depuis 1507.

Il n’y eut peut-être pas un pays où, comme aux Pays-Bas, les circonstances contribuèrent à préparer le terrain à la doctrine évangélique et à la lutte contre les abus de l’église catholique romaine. Parmi ces circonstances, il faut ranger le mécontentement qui régnait dans les classes populaires au sujet de l’immoralité du clergé. Il n’en allait pas autrement dans les monastères que dans le clergé séculier. Le cardinal Bellarmin rapporte lui-même : « Quelques années avant l’hérésie de Luther et de Calvin, il n’y avait pour ainsi dire plus de sévérité dans les tribunaux catholiques, plus de moralité, plus de connaissance des saintes écritures, plus de respect des choses divines ; même presque plus de religion ». Le mécontentement causé par les scandales du clergé était accru par les exactions qu’il exerçait et qui écrasaient la population : non content de ce qui lui était départi par l’usage, il prélevait toutes sortes de taxes en nature. Le commerce des indulgences auquel il se livrait était pire encore. D’autre part, l’enseignement que donnait la meilleure partie du clergé, les humanistes de l’époque, avait contribué à préparer la Réforme dans les Pays-Bas. Sous ce rapport, l’école de Groningue a exercé une influence décisive.

Cette école fut fondée par les « Frères de la vie commune » ; c’était une communauté d’hommes qui s’étaient réunis pour mener dans la retraite une vie religieuse et lutter contre la corruption de l’Église et ne défendaient que la pureté des mœurs. Le fondateur de cette pieuse communauté fut Gerhardt de Groot né à Deventer, en 1340. C’est à lui que les maisons de frères doivent leur origine ; elles différaient des monastères en ce que leurs membres ne prononçaient pas de vœux, mais ils n’en pratiquaient que davantage et volontairement le renoncement et la pauvreté. Les frères de la vie commune s’étaient donné pour mission spéciale l’étude en commun et la pratique de l’enseignement. Ce furent eux en particulier qui, avant la Réforme, répandirent parmi les laïques l’étude de la Bible.

Le disciple le plus célèbre de la confrérie de Groot fut Thomas a Kempis né en 1381, auteur de L’Imitation de Jésus-Christ, l’un des livres les plus répandus après la Bible. Il doit son nom à la petite ville de Kempen, près de Crefeld, qu’il habita pendant 70 ans. Bien que Thomas a Kempis ait été durant toute sa vie partisan de l’église catholique dont il suivit rigoureusement les usages et dont il ne combattit en aucun point les doctrines et les articles de foi, son Imitation de Jésus-Christ et d’autres œuvres édifiantes dont il fut l’auteur contiennent pourtant beaucoup d’idées réformatrices, et il en est peu qui aient contribué autant que lui au réveil de la vie chrétienne. Il loue bien, lui aussi, la vertu et la piété des monastères. Mais il met au-dessus d’elles l’union du cœur avec Dieu. Il cherche la béatitude dans cette communauté, et pour lui la plus belle tâche du chrétien est de se dévouer entièrement à Dieu et de se dépouiller de toute individualité. Aussi ignore-t-il le mérite des bonnes œuvres tout en admettant l’exercice des vertus monacales, l’obéissance, le silence, le jeûne, l’oraison régulière et fervente comme moyens d’atteindre le complet abandon en Dieu. Il combat sans ménagement et non sans ironie l’hypocrisie monacale qui se contente des formes extérieures.

Le principal représentant du mouvement scientifique entretenu par les « Frères de la vie commune » fut Jean Wessel Gangefort né à Groningue en 1420. Attiré par la réputation de Thomas a Kempis, il fréquenta l’école des frères fondée par celui-ci. Mais, bien qu’il lui dût l’éveil de la piété intérieure et la vraie connaissance de Dieu, il ne put satisfaire complètement à la longue, auprès de ce moine tourné vers la vie intérieure, le besoin de savoir qu’il éprouvait. Thomas, qui avait pour la Vierge une profonde vénération, l’ayant invité un jour à la vénérer lui-même, il lui demanda : « Père, pourquoi ne me conduis-tu pas plutôt au Christ qui appelle si amicalement à lui tous ceux qui sont fatigués et accablés ? » Avant Luther, il a fait de la Sainte Écriture le fondement de la vérité chrétienne. Au cours des nombreux voyages qu’il entreprit pour compléter son éducation, étant arrivé à Rome, il fut bien accueilli par le pape Sixte IV qui lui demanda quelle faveur il pouvait lui accorder. Wessel pria qu’on lui donnât une Bible en grec et en hébreu de la bibliothèque papale. « Tu l’auras, répondit le pape, mais pourquoi n’as-tu pas demandé un évêché ou quelque chose de semblable ? » « Parce que je n’en ai que faire », répondit Wessel. S’appuyant sur la Sainte Écriture, il enseigne, comme plus tard Luther, que la justification par la foi est la seule voie du salut. Il se rapproche également de Luther par sa lutte contre la papauté ; il enseigne déjà que les papes et les assemblées ecclésiastiques sont sujets à l’erreur. Il s’est, comme Luther, prononcé contre les indulgences qu’il qualifiait de fraude inventée par l’avidité des papes. Il a combattu la doctrine du purgatoire. On peut donc considérer Jean Wessel comme un précurseur de la Réforme.

Dans les Pays-Bas comme ailleurs, les humanistes ont préparé la Réforme, et tandis qu’en Italie, parfois aussi en Allemagne, ils se perdaient dans le paganisme, ils étaient dans les Pays-Bas partisans du christianisme. Le plus célèbre de tous les humanistes, Érasme de Rotterdam, était des Pays-Bas. Dès 1502, il publiait sous le titre Euchiridion c’est-à-dire « Manuel », une œuvre édifiante pour combattre, écrit-il lui-même, l’erreur de ceux qui cherchent la piété dans les cérémonies et les choses extérieures ou la moinerie et qui méconnaissent son vrai caractère. Son nom est peut-être plus connu encore en dehors des milieux scientifiques par l’ouvrage qu’il publia sur le titre Éloge de la Folie, qui, avec une spirituelle ironie et en termes hardis, fustigeait tous les travers de l’Église et de l’État, de toutes les classes et de toutes les professions, et où il montrait comment la piété chrétienne était ensevelie sous toutes sortes de formules, de superstitions et de sottises. Mais il exerça surtout une influence décisive par son œuvre capitale : Édition et explication du Nouveau Testament que Luther prit plus tard pour base de sa traduction de la Bible et qui permit de donner aux chrétiens la parole de Dieu dans sa pureté primitive. C’est ainsi qu’aux Pays-Bas avaient été tracés les sillons où la semence de l’Évangile put germer et se développer lorsqu’y parvint la nouvelle de l’apparition de Luther.

Dès les premiers mois de l’année 1518, six mois à peine après que Luther avait affiché ses 95 thèses à l’église de Wittenberg, se manifestèrent les premières traces de l’influence exercée aux Pays-Bas par cet événement. On apprenait de toutes parts le nom du vaillant moine Augustin qui, tandis que tous les évêques et les docteurs se taisaient, avait enfin pris position pour élever la voix contre l’abus du trafic des indulgences. Les écrits de Luther se répandirent bientôt dans les Pays-Bas, et un monde d’idées nouvelles s’ouvrit à ses milliers de lecteurs. Quiconque s’était jusqu’ici contenté de l’autorité de l’Église apprenait maintenant à la lecture de ces œuvres à rechercher sérieusement les raisons sur lesquelles il fondait sa conviction. Quiconque avait éprouvé des doutes trouvait enfin la certitude de la foi ; quiconque s’était intérieurement décidé dans le choix entre l’obéissance à l’Évangile et au clergé éprouvait maintenant le besoin et la force de persévérer et de poursuivre ses recherches. Bien que le clergé romain élevât hautement la voix contre le moine de Wittenberg, qu’on essayât d’entraver la propagation de ses écrits par des avertissements et, quand ceux-ci ne suffisaient pas, par des dénigrements et des injures, que les chaires retentissent de malédictions, la défense ne faisait qu’exciter la curiosité, et beaucoup qui n’auraient pas songé à se procurer les écrits de Luther, intrigués par la violence de la lutte, se mirent à rechercher quelle pouvait être la cause du mécontentement des prêtres[1].

La protestation de Luther contre l’indulgence trouvera tout spécialement un écho chez quelques moines du couvent des augustins de Dordrecht. Le fait que le courageux moine de Wittenberg appartenait au même ordre contribua à attirer sur lui l’attention de ces moines. Le prieur du couvent était Henri von Zutphen dont il sera plus loin question. Il était entré, en 1508, à la nouvelle université de Wittenberg, avant que Luther y fut appelé, et, après l’arrivée de celui-ci, habitant le même cloître, il lia avec lui des relations si étroites que Luther, bien que professeur alors que von Zutphen n’était qu’étudiant, l’appelait son « condisciple ». Devenu prieur du couvent, il réussit à rattacher les augustins de Dordrecht à la communauté allemande qui s’efforçait de réformer l’Ordre par l’observance rigoureuse des règles. Ces circonstances expliquent que le manifeste de Luther contre les erreurs et les abus de l’Église furent non seulement approuvés mais imités par les augustins. Trois d’entre eux auquel s’adjoignit un novice répandirent en chaire et au confessionnal des doctrines que le parti romain adverse taxa d’hérésie et, plus ces doctrines trouvaient de crédit auprès du public, plus les adversaires se crurent obligés de combattre les partisans de Luther. Sur leurs instances, les autorités de Dordrecht pressèrent le provincial de l’Ordre qui résidait à Cologne d’expulser les moines suspects d’hérésie. Celui-ci promis une enquête au sujet des plaintes formulées contre les moines, mais il évita de prendre des mesures sévères contre les moines suspects, d’autant plus que ceux-ci avaient quitté Dordrecht pour se rendre au couvent de Wesel. Par contre, l’évêque de Malines dont ressortait le couvent de Dordrecht, céda aux instances des autorités catholiques de cette ville en destituant le prieur Henri von Zutphen pour n’avoir pas pris de mesures plus rigoureuses contre les augustins réformateurs. Mais les ménagements dont il fit preuve à l’égard d’Henri von Zutphen prouvent qu’il tenait peu à réprimer sérieusement l’hérésie. Il le transféra au cloître d’Anvers dont le prieur Jacques Probst était élève de l’université de Wittenberg et ami de Luther.

Or c’est précisément d’Anvers que partit le mouvement de réforme qui se répandit dans les Pays-Bas. Les commerçants d’Anvers, qui comprenaient autant d’étrangers que d’indigènes, ne se laissaient pas absorber par leurs affaires au point de ne pas s’intéresser aux choses de l’Église et de l’État. Tout indique que, dès le début de la Réforme, il existait à Anvers une société d’hommes qui se rendaient compte des abus de l’Église et qui s’efforçaient de contribuer pour leur part à les écarter dans la mesure du possible. Le greffier de la ville, Cornelius Graphaeus, était du nombre ; dès l’automne de 1521, il fut emprisonné pour hérésie et ne fut remis en liberté qu’en abjurant ses idées. On jugera de la rapidité avec laquelle se répandit la vérité évangélique, non seulement à Anvers mais dans d’autres villes des Pays-Bas, si l’on considère que, dès 1519, eut lieu à Louvain une dispute théologique d’où les champions de l’Évangile sortirent vainqueurs ; sans parler de l’influence exercée par Anvers à l’aide d’une quantité d’œuvres concernant la Réforme que des libraires venaient chercher pour les répandre ensuite, ou qui paraissaient dans les nombreuses imprimeries de la ville.

La persécution générale de la Réforme et de ses adhérents fut inaugurée aux Pays-Bas en 1521, aussitôt après l’édit de Worms qui mettait Luther au ban de l’Empire, par un manifeste publié par l’empereur Charles Quint et ordonnant l’application de l’édit dans les contrées néerlandaises dont il avait hérité. Tandis que l’application de l’édit de Worms fut entravée en Allemagne par la résistance ou l’indifférence des princes allemands, Charles Quint s’efforçait d’en assurer l’exécution dans ses domaines héréditaires où il n’était pas obligé dans ses mesures d’observer de ménagements. Violant les droits et libertés qui devaient protéger les Pays-Bas contre l’arbitraire de leurs princes et dont ils avaient reçu la garantie écrite, il était décidé à n’y souffrir d’autres croyances que celles en l’Eglise romaine. Dans le manifeste susmentionné et daté du 8 mai 1521 qu’il fit publier par sa tante, la régente Marguerite d’Autriche, il déclarait qu’il considérait comme un devoir de contraindre à l’obéissance vis-à-vis de la Majesté divine les ennemis de la foi, de répandre dans le monde entier la gloire de la Sainte-Croix et des souffrances de notre Seigneur Jésus-Christ et de préserver ses terres de toute hérésie. Il est dit dans ce manifeste que Luther n’est pas un être humain mais un démon à forme humaine revêtue d’un froc de moine pour obtenir d’autant plus facilement la mort éternelle d’un grand nombre et la perdition du genre humain. On procédera contre les complices de Luther, poursuivait le manifeste, selon la loi temporelle et spirituelle quels que soient leur condition, leur dignité et leurs privilèges. « Nous voulons, continue l’empereur, que les biens du coupable tombent en déchéance. Ils seront employés pour moitié à notre usage ; l’autre moitié reviendra aux dénonciateurs de ces criminels. » Le manifeste interdisait encore sous les mêmes peines d’acheter les livres de Luther, de les vendre, de les garder, de les lire, de les imprimer ou de les faire distribuer, qu’ils fussent en latin, en haut-allemand ou en flamand. Même s’il était vrai qu’il y eut dans ces livres quelques doctrines saines et chrétiennes pour tromper d’autant plus facilement les gens simples, ils doivent être absolument interdits partout, brûlés et complètement détruits. Le manifeste déclare finalement que les infractions seront considérées comme crime de lèse-majesté et passibles des mêmes peines. L’expérience a montré que celles-ci comprenaient également la peine de mort.

Cet édit ne fut d’abord publié que dans les provinces méridionales ; quant aux provinces septentrionales de Hollande et de Zélande où l’on devait attendre une plus vive résistance en raison du développement qu’y avait pris le mouvement de la Réforme, on y publia en 1522 un manifeste un peu moins sévère. Pour l’application de ces mesures contre les hérétiques, on instaura un tribunal d’inquisition spéciale, Charles Quint n’ayant pas confiance dans les juges ordinaires pour procéder avec la rigueur qu’il désirait. On mit à la tête de ce tribunal François von der Hulst qui s’était déjà fait remarquer par son zèle à découvrir les hérétiques. La nomination qui lui fut remise lui conférait le droit de citer et incarcérer les hérétiques, de les poursuivre par tous moyens d’exception, interrogatoires, tortures, et sans tenir compte des prescriptions habituelles du droit. Son jugement était sans appel et ne pouvait être modifié que dans les cas exceptionnels et par voie de grâce. Il fut autorisé à bannir à sa guise, à condamner à mort, à confisquer les biens, à exiger des autorités compétentes qui lui devaient obéissance absolue l’exécution de ces peines. L’empereur tenait avant tout à revendiquer comme un droit du pouvoir séculier cette procédure d’inquisition confiée jusqu’ici aux tribunaux ecclésiastiques. Le président du tribunal d’inquisition fut autorisé en même temps à nommer, s’il le jugeait nécessaire, un ou plusieurs représentants revêtus du même pouvoir que lui. François von der Hulst usa de ce droit en prenant à ses côtés le carmélite Nicolas von Egmont qui, plus encore que lui-même, fut un juge fanatique de l’hérésie.

Peu de semaines après la publication de cet édit, des écrits de Luther furent brûlés publiquement à Anvers par les partisans du papisme. Bientôt on ne s’en tint pas à brûler les œuvres de Luther, ceux qui avaient adhéré à sa doctrine devaient expier par la mort la conviction qu’ils avaient puisée dans ses écrits. Des moines augustins d’Anvers furent les premiers à subir ce sort.

Avant la fin de l’année 1521, Jacques Spreng, appelé d’ordinaire « Proost » par abréviation de son titre de praepositus, prieur du couvent des augustins, soupçonné d’attaches à Luther, fut incarcéré. Il racheta sa liberté par une rétractation que lui arrachèrent les privations de toutes sortes et le supplice de la torture. Mais il retrouva bientôt le courage et se plut à publier l’Évangile avec plus de zèle encore que dans l’église du couvent d’Anvers. Saisi une seconde fois par les juges, il fut mené à la prison de Bruxelles. Il n’aurait pas échappé à la mort si la ruse d’un franciscain ne lui eût permis de recouvrer la liberté. Il alla retrouver Luther à Wittenberg et fut ensuite appelé à Brême.

Les moines augustins d’Anvers qui partageaient les vues de leur prieur ne se laissèrent pas décourager par les persécutions dont il fut l’objet. Leur église pouvait souvent à peine contenir la foule du peuple qui se pressait autour de la chaire. Le prieur Jacques Spreng incarcéré fut remplacé par Henri von Zutphen dont nous avons fait connaissance à Dordrecht où il dirigeait le mouvement. L’inquisiteur von der Hulst lança contre lui un mandat d’amener et on prépara pour lui la prison. Cela ne l’empêcha pas, le 29 septembre, jour de la Saint-Michel où des multitudes de femmes se rendaient à l’abbaye du même nom pour célébrer la fête de leur patron, de parler publiquement de celui qui est au-dessus des saints. Son sermon fut soudain interrompu par le cliquetis des armes ; des hallebardiers l’arrêtèrent et le mirent provisoirement en détention dans une des salles du couvent. À peine sut-on le lieu où il se trouvait que ses adeptes s’assemblèrent en foule ; la porte du couvent fut forcée avant que ses gardes pussent l’empêcher, et Henri fut arraché à la violence de ses ennemis. On le reconduisit en triomphe au cloître des augustins où on le laissa trois jours en liberté. Mais il préféra quitter rapidement le pays et, passant par Zutphen, il se rendit à Brême où nous le retrouverons plus tard. Pour empêcher que le venin de l’hérésie répandu par les augustins ne se propageât davantage, on détruisit le couvent de fond en comble. Il n’y resta pas pierre sur pierre. Le tabernacle avec l’hostie fut emmené solennellement et reçu à l’église Notre-Dame par la régente Marguerite. On conduisit les moines, les uns à Hogstaeten, les autres en d’autres localités voisines d’Anvers. Les hérétiques les plus obstinés parmi eux furent emprisonnés au château de Vilvoorde, où sous la menace d’être brûlés publiquement, ils consentirent à rétracter et à abjurer leur hérésie, à l’exception de trois d’entre eux : Henri Voës, Jean Esch et Lambert van Thorn.

Ceux-ci furent conduits à Bruxelles où les deux premiers moururent sur le bûcher. À Bruxelles, Henri Voës et Jean Esch furent soumis par les juges à un sévère interrogatoire. Comme on leur demandait en quoi ils croyaient, ils répondirent à haute voix : « Nous croyons aux articles de la foi chrétienne et à tout ce qui est contenu dans les écrits bibliques et chrétiens. Nous croyons aussi à une Église chrétienne, mais non à celle en qui vous croyez ». A la demande s’ils croyaient aux préceptes des Pères et aux conciles, ils répliquèrent : « Nous croyons aux préceptes pour autant qu’ils sont conformes à ceux de Dieu et non en opposition avec eux ». Lorsqu’on leur demanda enfin s’ils considéraient comme un péché mortel de ne pas se soumettre aux décrets du pape et des Pères de l’Église, ils firent cette réponse : « Nous croyons que les commandements de Dieu et non les décrets des hommes causent le salut ou la damnation ».

Vainement, les juges essayèrent par des flatteries ou par des menaces d’amener les jeunes moines à la rétractation. Ils restèrent fermes dans leur profession de foi et furent remis entre les mains de la justice séculière pour être brûlés publiquement.

Le 1er juillet 1523, une foule immense se pressait sur la Grand-Place de Bruxelles. Les trois ordres mendiants parurent en procession solennelle avec la croix et les bannières et prirent place devant la Maison de Ville. À 11 heures, le plus jeune des trois Augustins, Henri Voës, fut mené au milieu de la place où se dressait l’échafaud qu’il dut gravir revêtu des ornements sacerdotaux. Lorsqu’on eut prononcé contre lui l’interdiction et qu’il eut été dépouillé des vêtements sacerdotaux, on procéda de même avec ses deux compagnons, Jean Esch et Lambert van Thorn. Entonnant le Te Deum, Henri Voës et Jean Esch montèrent en chemise sur le bûcher et saisirent le poteau où ils devaient subir la peine du feu. Avant qu’ils fussent suffoqués par les flammes, celles-ci avaient dévoré la corde à laquelle ils étaient attachés. On entendit l’un d’eux, avant d’être enveloppé par les flammes, s’écrier : « Seigneur Jésus, Fils de David, aie pitié de nous ».

L’impression que produisit la courageuse mort de ces deux confesseurs fut telle que l’Inquisition n’osa pas livrer aux flammes le troisième des condamnés, Lambert van Thorn. Il fut ramené à la prison où il aurait demandé trois jours pour réfléchir. S’il n’est pas mort aussi glorieusement que ses deux compagnons, il demeurera pourtant, lui aussi, jusqu’à sa mort fidèle à l’Évangile. Il fut probablement tué en prison le 1er mars 1524.

Luther a célébré la mort de ces deux premiers martyrs de l’Évangile dans un cantique populaire, la première de ses œuvres poétiques, qui fut répandue dans tous les pays et n’a pas peu contribué à la propagation de l’Évangile. Le cantique commence par la strophe :

« Nous entonnons un nouveau cantique,

Avec l’aide de Dieu, notre Maître.

Nous chantons ce que Dieu a accompli

A sa louange et à son honneur.

A Bruxelles, dans les Pays-Bas,

Il a manifesté sa toute-puissance

En deux jeunes hommes

Qu’il a richement pourvus

De ses dons. »

Luther esquisse alors à grands traits le courage inébranlable des martyrs de la foi ; il raconte comment ils ont été chassés de l’Ordre et interdits :

« Ils leur ont enlevé le vêtement sacerdotal.

Ils les ont interdits :

Les jeunes gens s’y attendaient

Ils dirent joyeusement : Amen ! »

Luther ajoute ensuite cette belle pensée :

« Alors Dieu leur accorda la grâce

De devenir de vrais prêtres :

Ils durent se sacrifier à lui

Pour entrer dans l’ordre des chrétiens. »

La fin, surtout, est impressionnante :

« La cendre ne s’arrête plus,

Elle vole en tous pays,

Ni ruisseaux ni trous, ni fosse ni tombe ne lui font obstacle,

Elle confond nos ennemis.

Ceux que durant leur vie ils ont voulu par la mort

Contraindre au silence,

Morts, ils doivent en tout lieu,

Les laisser chanter joyeusement

À pleine voix.

L’été est à nos portes,

L’hiver s’est enfui,

Les douces fleurs apparaissent.

Celui qui a commencé cette œuvre

L’amènera à bonne fin. Amen. »

Une lettre adressée par Luther, fin juillet 1523, aux protestants de Hollande et à leurs coreligionnaires de Brabant et de Flandre exerça encore une plus grande influence sur le développement de la Réforme aux Pays-Bas. Il y saluait par une action de grâces la mort des deux confesseurs de la foi : « Le temps est venu, écrivait-il ; déjà nous entendons le roucoulement des tourterelles et les fleurs apparaissent dans notre pays ». Il loue les protestants de Hollande qui ont eu le privilège non seulement d’entendre et de connaître l’Évangile, mais d’avoir été les premiers qui, pour l’amour du Christ, devaient subir la douleur, la honte, la crainte, la prison, les dangers et qui sont maintenant assez forts pour l’arroser et le sceller de leur sang. Il loue ces deux perles de Jésus-Christ, Henri et Jean, de n’avoir pas fait cas de leur vie pour l’honneur du Christ. Puis il poursuit dans le langage de l’époque :

« C’est bien peu de chose d’être outragé et tué par le monde pour ceux qui savent que leur sang est précieux (Ps. IX, 13, LXX 11 : 14) et leur mort agréable aux yeux de Dieu, comme le chantent les psaumes (CXVI 15). Qu’est-ce que le monde auprès de Dieu ? Quel plaisir et quelle joie ont éprouvés les anges à la vue de ces deux âmes ! Comme le feu les aura volontiers aidés à passer de cette vie de péché à la vie éternelle, de cette honte à la gloire éternelle ! Dieu soit loué et béni éternellement de ce que nous avons vu et entendu de vrais saints et de vrais martyrs, nous qui avions jusqu’ici vu et vénéré tant de saints imposteurs. Nous autres, en Haute-Allemagne, n’avons pas encore été jugés dignes de devenir de si précieuses victimes, bien que nos coreligionnaires n’aient pas manqué et ne manquent pas de persécutions. C’est pourquoi, mes très chers, soyez consolés et heureux en Christ pour ce qu’il a commencé d’accomplir en nous. Il nous a donné de nouveaux témoins de sa vie. Il est temps que le royaume de Dieu s’établisse, non par des paroles mais par des actes. C’est ici le cas d’appliquer les paroles : Soyez joyeux dans les épreuves (Rom. XII : 12). Ce n’est que pour peu de temps (dit Isaïe, Ch. LIV : 7) que je te quitte ; mais je te recevrai avec une éternelle miséricorde. Et le psaume XCI, vs.14, 15 : Je suis avec lui dans l’épreuve (dit Dieu) ; Je veux le sauver et le mettre à l’honneur car il a confessé mon nom. Au milieu des épreuves présentes, nous avons des promesses consolantes ; que notre cœur se renouvelle, ayons courage et laissons-nous joyeusement immoler à Dieu. C’est sa Parole, il ne ment pas : même les cheveux de notre tête sont comptés (Mat. X : 30). Priez pour nous, chers frères, et les uns pour les autres afin que nous nous donnions la main et que nous restions fidèles dans le même esprit à notre chef Jésus-Christ qui vous soutienne et vous comble de sa grâce pour l’honneur de son saint nom ; qu’il soit honoré, loué et remercié par vous et par toutes les créatures durant l’éternité. Amen. »

La lettre porte comme signature E. W. Martin Luther D. Il se désignait lui-même par les lettres E. W. sous le nom d’Ecclesiasticus Wittenbergensis. Cette épître consolante n’a pas peu contribué à encourager les milieux évangéliques des Pays-Bas à persévérer courageusement, bien que les événements d’Anvers ne fussent que la préface de l’histoire de ce pays écrite en lettres de sang et du règne de Charles Quint et de Philippe II. La propagation de la Bible dans la langue du pays ne contribua pas peu à développer et à approfondir le mouvement évangélique. En 1522 avait paru le Nouveau Testament en deux éditions qui s’appuyaient encore trop sur la Vulgate en usage dans l’Église catholique ; Adrien Bergen, se servant de la traduction de Luther, eut le mérite de publier une édition néerlandaise. La demande fut si grande que les libraires pouvaient à peine y faire face et qu’il fallait constamment procéder à de nouvelles impressions. Les libraires et les éditeurs avaient recours à tous les moyens et à toutes les ruses pour mettre la Bible à portée de la population malgré les interdictions de l’Inquisition. Parmi les confesseurs qui expièrent par leur mort la diffusion de la Bible, il faut citer au premier rang l’ancien prêtre catholique Johannes Pistorius, connu sous le nom de Jan de Bakker. Sur les instances de son père et contre son propre gré, il avait reçu la prêtrise en 1522. Mais, après avoir été poursuivi à cause de sa prédication qui ne reconnaissait que le Christ, il se rendit à Wittenberg où Luther l’initia à la vérité de l’Évangile, puis il revint dans sa ville natale, Woerden, où il dépouilla l’habit sacerdotal, contracta mariage, et, devenu garçon boulanger, nourrit sa famille du travail de ses mains. C’est ce qui lui valut le nombre de « de Bakker ». Il put durant un certain temps agir en silence et fortifier dans la fois les protestants de Woerden et de la région jusqu’au jour où, à la suite d’une plainte portée contre lui par le prêtre catholique de Woerden auprès de Marguerite, il fut arrêté de nuit chez lui avec son épouse et conduit à La Haye où siégeaient les inquisiteurs. Interrogé, il déclara ne rien affirmer qui ne fut exprimé clairement dans la Sainte Écriture, et que par suite, il condamnait et rejetait toutes les erreurs, doctrines et hérésies qui étaient contraires à la parole de Dieu. Il demandait à vivre et à mourir dans cette foi. Pour cette raison, on aggrava sa détention ; il fut jeté dans le coin le plus immonde de la prison et enfermé avec deux condamnés à mort. Interrogé à nouveau, il refusa courageusement de se rétracter. Il fut condamné à mort par le tribunal d’Inquisition le 15 septembre 1525. Comme on le conduisait au lieu du supplice où il devait mourir sur le bûcher, le cortège passa sous les fenêtres de la prison où se tenaient derrière les barreaux de fer des amis et des coreligionnaires qui pouvaient s’attendre à suivre bientôt le même chemin. Pistorius leva les yeux vers eux et s’écria à haute voix, aussi joyeux que s’il se rendait à une noce : « Frères, je marche devant ! », et ils répondirent courageusement : « Frère, lutte vaillamment, nous te suivrons ! » Avant d’être attaché au poteau du bûcher, il s’écria : « Tombe, où est ton triomphe ? Mort, où est ta victoire ? » Puis il fit cette prière : « O Dieu, pardonne leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font ! » « Seigneur, reçois mon esprit », ce furent ses dernières paroles, puis on lui fit la grâce de l’étrangler avant de le brûler. Son portrait est encore conservé dans l’église luthérienne de Woerden. De même que Jan de Bakker pour sa revendication de la Sainte Écriture, l’un de ses traducteurs, l’Anglais William Tindal, fut brûlé en 1536 à Vilvorde ; Adrien von Bergen a également expié de la mort du martyr sa traduction de la Bible. Il fut décapité à Delft en 1532.

La joie en présence de la mort et de la confiance dans la foi qu’avait manifestées Jan de Bakker jusque sur le bûcher firent sur la population de La Haye et dans toute la Hollande une telle impression que les inquisiteurs préférèrent renoncer provisoirement aux exécutions. Les prisonniers suspects d’hérésie n’en subirent dans leurs sombres cachots que des tourments et des privations plus cruels.

On s’explique qu’en présence de ces brutales persécutions auxquelles se voyaient exposés les confesseurs de la foi évangélique, de nombreux hommes qui auraient pu rendre à leur patrie néerlandaise de grands services se tournèrent vers l’étranger pour y exercer une activité qu’ils auraient dû dans leurs pays payer de leur vie. Combien de précieux collaborateurs ont été perdus pour l’œuvre de la Réforme, mais aussi pour les Pays-Bas par la fuite à l’étranger, en particulier en Allemagne, d’Emden à Brême, jusqu’à Strasbourg et à Bâle ; et pourtant Dieu a toujours suscité de nouveaux croyants qui ont pris leur place, et, sans se laisser effrayer par les périls qui les menaçaient, ont proclamé l’Évangile jusqu’à ce que l’Inquisition mit également un terme à leur œuvre.

Le moins l’empereur Charles-Quint réussissait à réprimer en Allemagne la Réforme par la violence, plus il s’acharnait à persécuter les hérétiques dans les Pays-Bas qui lui étaient soumis. Un sanglant manifeste suivait l’autre ; souvent, après quelques mois, on en publiait un nouveau quand les précédents n’avaient pas été assez efficaces. Dans les contrées qui, lors de son avènement, n’étaient pas encore sous la domination d’Utrecht, le pays de Geldern, les provinces septentrionales, la Frise, Drente, Groningue, Oberyssel, on procédait avec non moins de cruauté à l’égard des confesseurs de l’Évangile. Le duc de Geldern en particulier, Charles d’Egmont, rivalisait avec l’empereur dans la persécution des adeptes de l’Évangile. Il n’épargnait même pas les cadavres des défunts. Celui d’une vieille femme qui avait dédaigné les sacrements et qui était morte dans la foi évangélique fut déterré et brûlé par la main du bourreau. À Arnim, deux jeunes filles furent condamnées au bûcher, en mai 1526, pour n’avoir pas voulu renier leur foi. Dans la même ville, des prêtres et des laïques furent décapités ou noyés tandis que d’autres furent marqués au fer ou brûlés. Il serait trop long d’énumérer en détail toutes les cruautés exercées par l’Inquisition. Mais nous ne saurions non plus raconter tout au long les preuves touchantes de constance et de courage en présence de la mort que beaucoup donnèrent plutôt que de renier leur foi, en dépit des menaces, des faveurs et de la promesse d’avantages qu’on leur offrait.

Les persécutions devinrent encore plus violentes à partir de 1540, lorsque Charles Quint quitta l’Espagne pour revenir aux Pays-Bas. On prit à cette époque les mesures les plus sévères contre les adeptes de Menno Simonis qui rejetaient le baptême et furent les précurseurs des mennonites actuels. Citons seulement ici quelques exemples. À Amsterdam étaient réunis vingt anabaptistes qui avaient été en partie délivrés de leurs liens par un secours étranger ; l’un d’eux, un tailleur du nom d’Ellert Janszon aurait pu s’enfuir avec eux, mais il ne le voulut pas. « Je suis, dit-il, prêt à faire un sacrifice, et je me sens en ce moment si heureux que je ne saurais espérer d’être mieux en prolongeant mes jours. » À Leeuwarden, une femme fut soumise à la question parce qu’on avait trouvé chez elle un Nouveau Testament en latin. Elle répondit avec le plus grand calme à toutes les questions, mais elle refusa courageusement de faire connaître ses coreligionnaires, même lorsqu’on lui appliqua les poucettes au point que le sang sortait par le bout des doigts. À Valenciennes, un père fut condamné à mort en même temps que son fils, son gendre et sa fille. La fille devait mourir la dernière et les juges lui promirent la vie sauve si elle voulait renoncer à sa foi. Elle répondit : « J’ai assez langui, pourquoi me faites-vous attendre plus longtemps ? Je suis, Dieu merci, assez forte pour suivre mon frère, mon père et mon époux ». À Gand, quatre anabaptistes, deux hommes et deux femmes, furent condamnés à mourir sur le bûcher. Lorsqu’on lut le jugement, l’une des femmes dit : « Messieurs, épargnez les poteaux. Nous mourrons tous les quatre attachés ensemble, puisque nous sommes tous unis en esprit ». À Anvers, deux époux, Jérôme Seegers et sa femme, furent condamnés à mort. La femme, en prison, était sur le point d’accoucher. Son mari fut donc exécuté avant elle afin qu’elle attendît ses couches. La nuit qui précéda l’exécution, il prit par lettre congé d’elle en lui écrivant : « L’heure est venue et je te précède avec grande joie et sérénité vers ton Père et le mien. Je suis, il est vrai, un peu triste de te laisser au milieu de ces loups ; mais je me console en songeant que je t’ai confiée au Seigneur ainsi que notre enfant et sachant qu’il te protégera jusqu’au bout ». Bientôt l’heure de la femme arriva ; la confiance avec laquelle elle persista jusqu’au bout dans sa foi était si grande qu’on préféra la noyer en secret avant le lever du jour. À côté de tant de martyrs des deux sexes qui allèrent à la mort avec une joie héroïque, rappelons encore une jeune fille de la Westphalie qui fut brûlée à Amsterdam en 1553. Elle avaient mené, dans la prison où elle demeura longtemps enfermée, une conduite si exemplaire que la femme du geôlier l’avait prise à son service. Un jour qu’il fallait faire une commission en ville, la prisonnière s’offrit, et la femme du geôlier lui demandant si elle ne saisirait pas l’occasion pour s’enfuir, elle répondit : « Non, certainement pas ». Mais bientôt après, elle demanda de ne pas lui faire exécuter l’ordre pour ne pas l’exposer à la tentation de ne pas tenir sa parole. Peu après, elle fut conduite à l’échafaud, et on la vit, vêtue de ses meilleurs habits, se mettre en route comme s’il s’agissait de se rendre à ses noces. Les peines de mort étaient prononcées par le tribunal d’inquisition sous les prétextes les plus futiles. Un commerçant du nom de Simon, qui avait étalé ses marchandises sur le marché de Berg-Obzom, fut brûlé hors de la ville pour la seule raison qu’il ne s’était pas mis à genoux sur le passage de l’hostie consacrée. Le président qui avait dirigé les débats fut lui-même tellement ému de la foi confiante et de la triste fin du condamné qu’au retour de l’exécution il tomba gravement malade et s’écriait sans cesse : « Ah ! Simon, Simon ! » Il mourut peu après, désespéré. Il ne manque malheureusement pas d’exemples où le courage des croyants s’exaspérait jusqu’à provoquer à dessein et inconsidérément le tribunal d’inquisition. C’est ainsi qu’un damasseur de Gand ne put s’empêcher de crier tout haut à un moine qui prêchait en chaire sur la transsubstantiation : « Faux prophète que tu es, tu trompes le peuple en prétendant que le pain est le corps de Jésus-Christ, notre Seigneur ». Poussé hors de l’église, il ne suivit pas même le conseil de s’échapper. Il continua au contraire de témoigner contre les erreurs de l’Église catholique romaine. Animé du même zèle, un tisserand de velours, Bertrand Le Vlac, attaqua publiquement, à Dvornik, la foi en l’Église. Dans une des églises, il arracha l’hostie consacrée des mains du prêtre au moment de la messe où celui-ci l’élevait, et s’écria : « Croyez-vous, fous que vous êtes, que ce Christ soit le vrai Dieu et le Sauveur ? » Il ajouta, brisant l’hostie et la jetant à terre : « Voyez, il n’a pas de puissance et n’est pas Dieu ». Il lui eût été facile, au milieu de la confusion que causa l’incident, de prendre la fuite. Il dédaigna de le faire, et, sans essayer de se sauver, il se laissa prendre ; lorsqu’on lui demanda s’il regrettait son forfait et ne recommencerait pas, il répondit « qu’il le ferait encore cent fois et mourrait cent fois, s’il avait autant de vies, pour l’honneur et la gloire de son Sauveur Jésus-Christ ». Il fut exécuté au milieu de terribles tortures.

On ne saurait approuver les excès d’un zèle qui provoquaient les adversaires. Mais ils étaient la conséquence de l’indignation que suscitait dans l’âme du peuple néerlandais le fanatisme des persécuteurs.

Le 25 octobre 1555, Charles Quint remettait entre les mains de son fils, le roi Philippe II d’Espagne, le gouvernement des Pays-Bas après avoir renoncé peu auparavant à celui de l’Allemagne. Aigri par les insuccès humiliants qu’il avait subis durant les dernières années, contraint de signer avec les princes et les Etats protestants une paix qui leur assurait les mêmes droits qu’aux catholiques, les forces affaiblies, il se retira de la vie publique pour passer ses derniers jours dans le monastère espagnol de Saint-Juste. Mais au lieu de mettre un terme aux persécutions inaugurées par Charles Quint, le changement de gouvernement aux Pays-Bas ne fit qu’en accroître le nombre sous le successeur de Charles. Philippe II était, quand il monta sur le trône, le prince le plus puissant de son époque. Par ses richesses, ses colonies, ses armées et ses chefs, ses ports et ses flottes, l’Espagne était à la tête de toutes les nations. D’un caractère fier et inflexible, Philippe montrait en même temps un zèle catholique rigoureux ; lorsqu’il prit le gouvernement, il était décidé à ne reculer devant aucune violence pour réprimer le mouvement réformateur et évangélique aux Pays-Bas. Avant même que son père ne renonçât au trône, on avait, dès 1549, salué en lui le futur duc, compte et seigneur des Pays-Bas et il s’était engagé par un solennel serment à maintenir et à défendre tous les privilèges et libertés des nobles, des communes, des villes et de ses sujets. Les Pays-Bas de leur côté l’avaient acclamé, sous réserve des privilèges et des droits du pays, non comme leur roi, mais comme leur seigneur, et lui avait promis obéissance. Mais dès ce temps-là, il avait lui-même prêté serment avec la réserve mentale de ne pas le tenir. Les libertés et les chartes du pays n’avaient pour lui pas plus de valeur que le parchemin sur lequel elles étaient écrites. Lorsqu’il prit le gouvernement, les Etats de Brabant et de Hollande et, à leur exemple, les autres provinces, refusèrent de lui rendre hommage avant qu’il eût promis de respecter leurs droits et leurs libertés. À nouveau il s’engagea par un solennel serment à reconnaître et à maintenir les droits nationaux des Néerlandais. On vit bientôt qu’il prenait ce nouveau serment peu au sérieux.

Une des premières mesures que prit Philippe II, lorsque son père Charles Quint eut quitté les Pays-Bas, fut la publication de l’édit du 20 août 1546 par lequel il confirmait tous les manifestes publiés auparavant contre les hérétiques. Sur le conseil du rusé Granvelle, alors évêque d’Utrecht, il se borna à répéter textuellement le dernier manifeste que Charles Quint avait rédigé le 29 avril 1550 dans l’enivrement de ses victoires en Allemagne. Mais on n’était pas disposé à accepter du fils ce qu’on avait supporté du père ; on ne voulait pas se plier plus longtemps sous le joug du juge religieux, surtout depuis que Charles Quint avait été obligé d’accepter la paix d’Augsbourg qui avait assuré aux Etats et aux princes protestants d’Allemagne la liberté religieuse pour leurs citoyens et leurs sujets. De plus, la résistance contre Rome avait été encouragée aux Pays-Bas du fait que la doctrine de Calvin avait trouvé largement accès dans divers milieux. Philippe dut accepter qu’Anvers se refusât à la publication de son manifeste et que mainte contrée imitât l’exemple de la puissante ville commerciale.

Un second point au sujet duquel Philippe se heurta à la résistance des Pays-Bas fut la présence dans le pays de troupes espagnoles. Parmi les droits des Néerlandais figurait celui de n’avoir pas à tolérer de troupes étrangères à l’intérieur de leurs frontières. Tandis que Philippe voulait maintenir aux Pays-Bas les bandes espagnoles dont il avait besoin pour exécuter les sanglants manifestes, les Etats insistaient pour obtenir le retrait des troupes. Ils n’obtinrent que des réponses dilatoires.

Avant de quitter les Pays-Bas pour se rendre en Espagne, Philippe laissa à sa sœur Marguerite qu’il avait nommée régente, ainsi qu’aux gouverneurs des provinces qui dépendaient d’elle, des instructions minutieuses concernant l’application du manifeste. Signalons seulement quelques expositions qui ouvraient la porte toute grande au zèle de persécution des inquisiteurs. Tout d’abord, il n’était permis à personne d’imprimer, de répandre, de vendre ou d’acheter des œuvres de Luther, de Zwingle, de Buzer, de Calvin et d’autres hérétiques, ainsi que des autres sectes condamnées par l’Eglise. Tout entretien sur la Sainte Écriture, de même que la lecture de la Bible étaient interdits aux laïques. Il était interdit de prêcher ou de répandre n’importe quelle doctrine déclarée hérétique par l’Église. Les instructeurs étaient considérés comme rebelles et exécutés, les hommes par le glaive, les femmes par noyade, mais seulement au cas où ils ne persévéraient pas dans l’erreur, sinon ils étaient brûlés publiquement. En tout cas, leurs biens en terres, en immeubles ou en espèces devaient être confisqués au profit du souverain. Les mêmes peines frappaient quiconque hébergeait un hérétique ou une personne suspecte d’hérésie, lui procurait des vivres, des vêtements ou de l’argent sans le dénoncer aussitôt aux juges ecclésiastiques ou aux autorités locales. Tout ce qui atteint la majesté ou la sainteté de l’Église, tout propos à ce sujet devait être puni rigoureusement. Un regard de travers à l’image d’un saint était un motif de mener quelqu’un au bûcher ainsi qu’en témoignent les comptes-rendus sur l’application du manifeste. Il était strictement interdit au juge de modifier ou d’atténuer les peines, ou d’adresser un recours en grâce pour les condamnés. Enfin, le sanglant manifeste est déclaré perpétuel ; il est prescrit de le publier partout tous les six mois afin que personne ne puisse prétexter de son ignorance. Pour faciliter l’application de l’ordre sanglant, Philippe remis aux gouverneurs des listes de personnes suspectes d’hérésie et sur lesquelles les juges religieux devaient veiller particulièrement.

L’indignation que causèrent ce manifeste et les mesures qu’il prescrivait s’accrut encore lorsque Philippe ordonna que les décisions du Concile de trente fussent publiées dans les Pays-Bas et déclarées loi d’État. On y vit un acte de violence qui fit déborder la coupe déjà pleine. L’agitation s’accrut dans tout le pays et le mécontentement qui régnait au sujet des cruautés exercées par l’Inquisition ne fit que croître. En présence de cet état de choses, le Conseil d’État jugea nécessaire de déléguer en Espagne un ambassadeur, de porter plainte au sujet de la procédure de l’Inquisition et de protester en particulier contre la publication des décisions du Concile de Trente. Guillaume d’Orange prononça au Conseil d’État des paroles énergiques et déclara qu’il était temps de dire clairement au roi la vérité et de lui faire savoir que les Pays-Bas, en leur qualité de provinces libres, étaient fermement résolus à maintenir leurs antiques prérogatives.

Le comte Egmont, stathouder de Geldern, qui était fidèlement attaché au roi et jouissait personnellement auprès de lui de beaucoup de crédit fut choisi par le Conseil d’État pour remettre à Philippe le placet dans lequel le Conseil lui exprimait respectueusement ses griefs. Egmont, il est vrai, fut reçu à Madrid avec courtoisie, mais son voyage demeura absolument infructueux. Il revint aux Pays-Bas sans avoir obtenu satisfaction.

Quoiqu’une assemblée de théologiens espagnols que Philippe avait convoqués aux Pays-Bas pour émettre leur avis au sujet de ses requêtes se fut prononcée en faveur de la tolérance afin d’éviter, vu la situation des Pays-Bas, de plus grands malheurs, le roi néanmoins ne voulut pas entendre parler de concessions. En présence de l’assemblée, il s’agenouilla devant une image du Christ et lui adressa cette prière : « Dieu et Maître de toutes choses, je prie et j’implore ta divine Majesté : affermis en moi la volonté de ne jamais souffrir, où que ce soit, d’être appelé Maître par ceux qui t’ont rejeté, ô mon Maître ».

Comme Philippe refusait toute concession au sujet des décisions du Concile de Trente, Guillaume d’Orange conseilla lui aussi au Conseil d’État de les publier. Il se rendit compte qu’entre la soumission et la révolte il n’y avait plus à choisir, mais il dit à celui des membres qui était assis à côté de lui : « C’est le début de la plus violente tragédie qu’on ait jamais vue ».

Bientôt après, les décisions du Concile de Trente et l’Inquisition ayant été proclamées et accueillies avec indignation, la fureur populaire longtemps contenue éclata violemment. Pamphlets, feuilles volantes, caricatures, libelles où se traduisaient la douleur, l’appréhension et le désespoir et en même temps le mécontentement et la colère du peuple, paraissaient quotidiennement et étaient répandues en grand nombre. On accusait publiquement Philippe de parjure.

Dans la province de Brabant, les villes d’Anvers, de Louvain, de Bruxelles, de Herzogenbusch protestèrent de vive voix et par écrit contre les décisions du Concile de Trente qu’elles dénonçaient comme « opposées aux libertés du pays » et destinées à faire de cette province florissante un véritable désert. Guillaume d’Orange, lorsqu’on lui adressa les décisions du Concile de Trente pour en assurer la publication, demanda qu’on le relevât de ses dignités pour ne pas assumer la responsabilité de la misère qui semblait réservée au pays et au peuple qui lui étaient soumis. Mais on ne s’en tint pas à la résistance passive. A l’instigation de Louis de Nassau, frère de Guillaume d’Orange, un certain nombre de nobles réunis à Spa décidèrent de fonder une ligue ou, comme on disait alors, de passer un « compromis » dans le but de protéger les Pays-Bas contre la tyrannie de Philippe et la persécution religieuse. Les membres de cette société s’engageaient par serment à résister à l’Inquisition et à la combattre sous quelque forme que ce fût. Mais ils déclaraient en même temps expressément ne vouloir rien entreprendre qui fut susceptible d’amoindrir la majesté du roi ou l’importance de l’État et s’engageaient au contraire à soutenir le gouvernement et à réprimer toute rébellion. En moins de quelques semaines, la Ligue comptait plus de 2 000 ligueurs appartenant à la noblesse ; parmi eux se trouvaient de nombreux catholiques qui voulaient rester fidèles à l’Eglise, beaucoup d’autres dont la haine contre Rome était bien plus grande que l’amour de l’Évangile, et plus d’un dont la légèreté de mœurs prouve qu’ils s’intéressaient fort peu aux questions religieuses de la Réforme. Mais tous étaient décidés à engager la lutte contre les atrocités de l’Inquisition.

A cette Ligue des nobles vint s’ajouter celle des marchands, la plupart représentants des consistoires de nombreuses communautés réformées établies dans les Pays-Bas. C’est ainsi que les hommes d’Eglise et ceux de l’État se donnaient la main pour défendre les droits des Pays-Bas.

La nouvelle de la formation de ces ligues mit la régente dans un grand embarras. D’une part, Philippe II réclamait l’exécution de ses ordres sanglants, de l’autre elle se voyait en face d’une puissance menaçante représentée par les ligueurs de la noblesse. Ceux-ci mirent eux-mêmes fin à son indécision. Le 2 avril 1566, une troupe de 200 ligueurs entra à Bruxelles. Ils vinrent sans armes, car c’est par la voie du droit et non par celle de la violence qu’ils voulaient atteindre leur but. Le lendemain, de nombreux nobles pénétrèrent dans la ville. Comme ils avaient demandé audience à la régente, on les invita, le 5 avril, à venir au palais où ils se rendirent à pied. Le chef des nobles, Brederode, prononça une brève allocution et remit la supplique qui fut lue à haute voix. Conçue en termes pleins de modération, cette supplique demandait que la contrainte en matière de foi fut supprimée, que les manifestes fussent révoqués jusqu’à ce que le roi, d’accord avec les Etats généraux, eut pris d’autres mesures pour protéger la religion. Mais la régente savait que le roi n’accepterait jamais la convocation des Etats généraux, qui lui paraissaient une limitation de son pouvoir, et qu’il était même décidé à l’empêcher au besoin par la force. Elle congédia les nobles en leur promettant de prendre la supplique en considération et de leur faire part le lendemain de sa décision. Lorsque, le jour suivant, les ligueurs parurent devant elle, sa réponse fut évasive. Elle déclara aux nobles qu’elle ferait part au roi de leur requête ; elle voulait également lui demander d’enjoindre aux inquisiteurs d’agir avec modération. A la suite de cette communication sans portée, la plupart des nobles se réunirent à un banquet organisé par Brederode ; on y mena joyeuse fête et l’on bannit toute contrainte. Au cours du festin, quelqu’un ayant raconté qu’un des conseillers favorables aux Espagnols avait murmuré à l’oreille de la régente intimidée : « Comment, Madame, vous laisseriez-vous effrayer par une troupe de gueux ? », Brederode s’empara du mot. Saisissant une coupe en bois pleine de vin, il porte un toast aux ligueurs en s’écriant : « Gueux ils nous nomment, gueux nous serons ». De là vient le nom de « Gueux » qu’adoptèrent les ligueurs eux-mêmes. Ils firent graver sur un liard, qu’ils choisirent comme insigne, l’inscription : « Fidèles au roi jusqu’à la besace ».

Dans sa réponse à la supplique des nobles, le roi Philippe II promit, il est vrai, l’abolition de l’Inquisition. Il s’engagea également à adoucir les clauses des manifestes si l’on veillait à l’intégrité de la foi romaine. On promit aux ligueurs nobles l’impunité s’ils s’appliquaient au maintien de la religion de l’État. Mais cette concession limitée par toutes sortes de réserves n’était qu’hypocrisie. Les archives espagnoles ouvertes récemment ont permis d’établir par des documents que Philippe, en même temps qu’il faisait aux Pays-Bas cette promesse, écrivait au pape Pie V « qu’il n’avait supprimé l’Inquisition qu’en apparence et que, sans l’approbation du Saint-Père, cette suppression était sans valeur ». Le pape pouvait être assuré qu’il n’approuverait jamais aucune mesure susceptible d’affaiblir le châtiment réservé aux hérétiques. Quant à l’impunité des ligueurs, il déclarait qu’on l’avait obtenue par contrainte, ce qui n’empêcherait pas de punir en temps voulu les coupables.

Lorsque, malgré la promesse de Philippe d’abolir l’Inquisition, celle-ci continua sa procédure avec la même cruauté, des révoltes éclatèrent en Flandre et bientôt après dans les autres provinces des Pays-Bas ; elles passèrent sur le pays comme une véritable tempête et, de même que les guerres des paysans en Allemagne, causèrent à la Réforme dans les Pays-Bas un tort considérable. Les iconoclastes se laissaient entraîner à de regrettables excès ; armée de haches, de marteaux et de fourches, ils parcoururent le pays, brisèrent les images dans les églises et enlevèrent tout ce qui rappelait le culte catholique romain. Nulle part les iconoclastes n’ont sévi avec autant de fureur qu’à Anvers. Tout ce que la piété de vingt générations avait accumulé dans cette ville la plus riche des Pays-Bas fut détruit en quelques heures par les coups de marteau d’une stupide populace. À l’intérieur de ce superbe édifice avec ses 70 autels et les nombreux tableaux et statues, il ne resta que les murs. Vingt à trente églises d’Anvers furent saccagées de la même façon, et ces violences furent le signal de nouveaux excès dans d’autres villes. À Amsterdam, la destruction violente d’un ciboire où l’hostie consacrée était exposée à l’adoration des fidèles donna le signal de l’assaut livré aux images. Personne ne saurait approuver ces violences qui se propageaient de ville en ville ; mais elles s’expliquent par l’état des esprits dont la colère et l’indignation étaient voisines du désespoir. Elles traduisaient le mécontentement du peuple contre une Eglise qui avait porté atteinte à la majesté de Dieu et avait essayé de défendre cette violence par la plus abominable effusion de sang.

La conséquence la plus regrettable de ces révoltes populaires et de ces profanations d’églises fut d’inciter le roi Philippe à venger par le sang des Néerlandais la honte infligée à l’Église romaine et à ses saints de pierre. On raconte qu’apprenant la nouvelle de la profanation des églises aux Pays-Bas, il saisit sa barbe et s’écria : « Ils le paieront cher. Je le jure sur l’âme de mon père ». Cent hommes devaient périr pour chaque image détruite. Mais il sut d’abord dissimuler prudemment ses projets de vengeance afin d’endormir la vigilance des Néerlandais. Pour apaiser la révolte, la régente avait accepté les conditions de la Ligue des Gueux ; ceux-ci promirent en revanche de calmer le peuple et de lui faire déposer les armes ; ils déclarèrent également leur ligue dissoute. La prédication de l’Évangile devait être autorisée à l’avenir dans toutes les localités où elle avait eu lieu jusqu’à une époque à fixer. Ces concessions causèrent aux Pays-Bas une joie générale. Fidèles à la promesse qu’ils avaient faite, les stathouders Egmont, Horn, Guillaume d’Orange firent tout pour rétablir l’ordre dans leurs provinces. Egmont même punit sévèrement les iconoclastes, et Guillaume d’Orange leur infligea de durs châtiments ; il fit restaurer pour le culte catholique les églises pillées, et pour calmer la population il autorisa à Anvers, au grand dépit de la régente, la construction d’églises réformées. Philippe crut même devoir remercier par lettre Egmont et Orange du rétablissement de l’ordre. Mais en même temps il chargea Marguerite de recruter en secret des troupes, de faire occuper les villes les plus importantes et de renforcer dans les autres la garnison. Lorsqu’à la longue on s’aperçut que ni la régente ni le roi n’avaient l’intention d’observer la convention passée avec la Ligue des nobles à la suite de la destruction des images et de tenir les promesses qui avaient été données, la Ligue des marchands entra en lice, à la place de la Ligue dissoute. Elle comprenait principalement, comme nous l’avons vu, les chefs des communautés réformées qui s’étaient constituées sur la confession de Calvin. Dans une assemblée des consistoires réformés réunis à Anvers le 1er décembre 1566, il fut décidé de former une armée et, s’il était nécessaire, de défendre l’arme à la main les droits des Pays-Bas menacés. Le commandement de cette armée fut proposé au prince Guillaume d’Orange. Mais il refusa de participer à une rébellion dont, en raison des circonstances, il prévoyait l’inutilité. À sa place, Henri de Brederode se mit à la tête des rebelles. On vit bientôt que les craintes de Guillaume d’Orange n’étaient que trop fondées. La ville de Valenciennes, en Flandre, s’étant refusé à recevoir la garnison que Marguerite lui destinait, fut assiégée par une armée espagnole ; la troupe des rebelles qui avait atteint le chiffre de 20 000 hommes et accouru pour la dégager fut complètement anéantie par les troupes bien armées et exercées de la régente. Une seconde bande de rebelles qui essaya de dégager Valenciennes eut le même sort. L’armée recrutée par Brederode lui-même et qui s’était fortifiée à Osterweel, vis-à-vis d’Anvers, fut complètement détruite et massacrée en quelques heures. Dix jours après le massacre d’Osterweel, Valenciennes, que ses courageux citoyens avaient défendue pendant trois mois, succomba aux attaques des assiégeants. La ville offrit de se rendre à la condition qu’on lui épargnât le pillage et que ses citoyens eussent la vie sauve. Mais cette condition ne fut acceptée que pour être ensuite violée. Les plus riches citoyens furent incarcérés, cent d’entre eux furent pendus, d’autres condamnés au bûcher. Les membres du consistoire réformé périrent tous ; les deux prédicateurs Guido de Bres et Lagrange, qui avaient réussi à s’échapper de la ville, furent arrêtés dans leur fuite, ramenés enchaînés à Valenciennes, jetés en prison, condamnés à la potence et exécutés. De Bres ayant déjà la corde au cou rappela au peuple de respecter l’autorité mais de ne pas renier la parole de Dieu qu’il leur avait abondamment annoncée dans sa pureté.

La chute de Valenciennes et la défaite d’Osterweel avaient complètement brisé en Flandre la résistance des insurgés. Dans l’attente de meilleurs temps, ils résolurent de se soumettre. Après la Flandre, le Brabant et d’autres provinces offrirent leur soumission. Guillaume d’Orange, qui avait essayé, aussi longtemps qu’il en vit la possibilité, de sauver ce qui pouvait être sauvé, jugea prudent de quitter les Pays-Bas. Il savait ce qui l’attendait lorsque les troupes qui avançaient lentement auraient atteint Anvers. Il quitta cette ville le 11 avril 1567 après une entrevue où il supplia Egmont de ne pas se laisser bercer de promesses. Avant de partir, il dit à la foule éplorée qui était accourue : « Qui aime la parole de Dieu me suive ! » Selon une vieille chanson des Gueux, 20 000 des meilleurs citoyens d’Anvers le suivirent. Il était grand temps pour lui de quitter les Pays-Bas. À peine arrivé en Allemagne, il apprit que Philippe avait signé l’ordre donné à Albe de l’arrêter et, dès qu’il l’aurait entre ses mains, de faire son procès.

A la nouvelle du départ d’Orange, la fuite devint générale. Aucun de ceux qui avaient été mêlés au mouvement de l’année précédente ne se sentait en sécurité. Au lieu des 20 000 qui avaient quitté Anvers, il y eut bientôt 100 000 fugitifs. Il semblait qu’après le départ d’Orange, les Pays-Bas n’eussent plus rien à espérer. Marguerite pouvait écrire au roi que le pays était calmé et l’hérésie réprimée. Mais cela ne suffisait pas à Philippe. Son fanatisme voulait se venger des Néerlandais. Il envoya aux Pays-Bas, à la tête d’une armée de 10 000 hommes, le duc d’Albe qui devait être l’instrument de sa vengeance ; il lui avait donné l’ordre d’incarcérer d’abord les nobles et les grands reconnus coupables, puis de s’emparer des citoyens les plus compromis, de renforcer la puissance des évêques et de priver les villes de leurs privilèges. Les troupes espagnoles conduites par Albe ayant atteint dans la première quinzaine d’août la frontière belge, il fit son entrée à Bruxelles aux côtés d’Egmont. Celui-ci devait précisément être la première victime de sa perfidie. Il fut invité avec le comte de Horn à la table du fils d’Albe et tous deux reçurent l’ordre de prendre part après le repas à un conseil de guerre dans la demeure d’Albe. Mis en garde de différentes parts, Egmont résolut de partir au plus vite sans assister au conseil. Mais des amis auxquels il confia son projet le décidèrent à rester pour ne pas se donner l’apparence de la culpabilité. Lorsque la séance du conseil de guerre – où Albe s’était retiré sous prétexte d’indisposition – fut levée, le commandant de la garde du duc d’Albe invita Egmont à rester un moment et, dès qu’ils furent seuls, l’officier espagnol somme le compte de lui remettre son épée. Egmont hésite un moment à obéir. Mais il se rend bientôt compte que toute résistance est inutile, car, par la porte ouverte d’une pièce voisine, il voit s’approcher une troupe de soldats. « Cette épée a défendu plus d’une fois brillamment la cause du roi » dit-il en remettant son arme. Albe sut s’emparer de même du compte de Horn. Tous deux furent conduits à Gand sous forte escorte ; là, privés de tout contact avec l’extérieur et enfermés dans une chambre à part, ils attendirent leur sort.

L’arrestation d’Egmont et de Horn eut pour effet d’accroître le nombre de ceux qui par une fuite précipitée essayaient d’échapper au bras vengeur du duc d’Albe. Celui-ci publia donc un décret qui interdisait la fuite sous peine de mort. En même temps, il instaura un nouveau tribunal chargé de découvrir et de châtier tous les hérétiques et tous les traîtres à l’exclusion de toute autre juridiction. Les sentences de mort prononcées par le nouveau tribunal qu’Albe désigna sous le nom de « Conseil des troubles » et que le peuple appela « Conseil du sang » firent bientôt des Pays-Bas une caverne de meurtriers. Albe lui-même s’est vanté d’avoir durant les six ans de sa régence fait condamner à mort et exécuter par le « Conseil du sang » 18 000 hommes. De tous côtés, on dressa des potences et des roues, et celles-ci ne suffisant pas, on se servit pour exécuter les jugements des arbres le long des routes. Il ne se passait presque pas de jour sans exécution ; l’air était constamment ébranlé du glas funèbre. Pour anéantir les hérétiques, on employait avec la potence le bûcher. Afin d’empêcher les condamnés de parler avant leur exécution, Albe ordonna de leur bourrer la bouche avec du chanvre. Selon ses instructions, on se servit de nouveaux instruments de torture pour rendre plus cruelles et plus douloureuses les souffrances des condamnés. Il y a lieu de mentionner en particulier un anneau et une vis qu’on appliquait à la langue. L’anneau était placé à l’extrémité de la langue, et celle-ci brûlée au fer rouge jusqu’à ce qu’elle fut tellement enflée que l’anneau ne pouvait plus tomber. La vis se composait de deux petites plaques de fer fermant à une extrémité par une charnière et pourvue à l’autre d’une vis. La langue du condamné était pincée entre les plaquettes, vissée, puis le bout était brûlé. C’est par de tels moyens qu’on essayait d’empêcher les martyrs d’entonner encore un psaume sur le bûcher.

Guillaume d’Orange et un certain nombre de nobles ayant appartenu à l’ancienne Ligue des Gueux furent, eux aussi, cités par le Conseil du sang. Comme ils ne comparurent repas, ils furent bannis à perpétuité et leurs biens furent confisqués. À dater de cette époque, nous trouvons Guillaume d’Orange au centre de tous les événements qui ont contribué à délivrer les Pays-Bas du joug espagnol. Il convient donc d’esquisser ici en quelques traits la personnalité de ce libérateur.

Né à Dillenburg en 1533, il était fils aîné du comte Guillaume de Nassau. Sous l’influence de sa mère Julienne de Stolberg, femme excellente et d’une profonde piété, il fut élevé jusqu’à sa onzième année dans la foi évangélique. Mais lorsqu’il hérita de son cousin René de la principauté d’Orange, dans le sud de la France, l’éducation maternelle dans la confession évangélique dut faire place à une éducation romaine, celle-ci étant la condition de l’héritage. À peine âgé de quinze ans, il fut appelé à la cour de Charles Quint et devint l’un de ses confidents. Dans sa vingtième année, il reçut le haut commandement des troupes à la frontière espagnole. Il était également très en faveur auprès du successeur de Charles, Philippe II. Celui-ci le nomma stathouder des provinces de Hollande, Zélande et Utrecht. En cette qualité, il habitait à Bruxelles le palais du compte de Nassau et y tenait, de même qu’à Breda, une cour princière. Bien que, durant les premières années du règne de Philippe, il fut indifférent aux questions religieuses et ecclésiastiques, il ne manquait pas, en bon catholique, d’assister à toutes les cérémonies religieuses. Mais les moyens sanglants dont l’Église se servait pour combattre la foi évangélique le remplissaient d’horreur et de dégoût. Une circonstance fit mûrir en lui le dessin de prendre le parti de ceux qui étaient persécutés à cause de leur foi : ayant pris part aux négociations de paix entre la France et l’Espagne, il apprit que parmi les clauses secrètes du traité de paix figurait l’engagement d’extirper l’hérésie dans les deux pays. Il sut également qu’en dépit des privilèges garantis par serment, la soldatesque espagnole devait rester dans les Pays-Bas. « A partir de ce moment, déclara-t-il plus tard, j’ai mis tous mes efforts à chasser des Pays-Bas cette engeance espagnole. »

Guillaume d’Orange occupa néanmoins durant plusieurs années son poste de stathouder et servit le roi avec fidélité, n’épargnant aucun moyen d’obtenir du monarque le retrait du manifeste sanglant et d’adoucir autant qu’il le pouvait les malheurs qu’il voyait fondre sur les Pays-Bas. Il s’efforça également de contenir l’insurrection des iconoclastes à Anvers et de rétablir l’ordre. Mais, lorsqu’à la suite de l’arrivée d’Albe aux Pays-Bas, il se vit contraint de quitter le pays pour se vouer à l’œuvre de libération après avoir été banni et dépouillé de ses biens, rien ne l’empêcha plus de se poser en adversaire du duc. Cependant, même alors, il ne voulait pas arracher au roi les Pays-Bas, mais au contraire ce fut pour les lui conserver qu’il se mit à la tête du soulèvement dont le but était de chasser le duc d’Albe du pays. Aussi, lorsque le 14 avril 1568 une députation de Néerlandais parut à Dillenburg pour réclamer son appui, déclara-t-il que non seulement il était prêt à engager la lutte contre le prince le plus puissant du monde, mais il put annoncer aux envoyés qu’il avait déjà fait des démarches et entamé des relations pour préparer la lutte. Il prit pour devise les mots : « Pro lege, rege, grege », « Pour la loi, le roi, le peuple » ; il leva l’étendard de guerre. Il choisit comme insigne le pélican qui nourrit sa couvée de son sang et qui symbolisait la décision de mettre sa vie en jeu pour la cause de la religion et de la liberté de conscience. Guillaume d’Orange avait déjà établi un plan de campagne. L’attaque devait se faire sur trois points différents. Un détachement de troupes françaises fournies par les huguenots devait pénétrer en Flandre ; une seconde troupe devait marcher sur la partie méridionale du pays de Geldern, et Louis, frère de Guillaume, devait essayer de s’emparer de la région de Groningue. Orange lui-même avec une quatrième armée voulait attendre dans le voisinage de Clèves la tournure des choses.

Le comte Louis ouvrit la lutte par une incursion dans le pays de Groningue ; il essaya, il est vrai, inutilement de s’emparer de la ville, mais il infligea aux Espagnols, à Heiligerlee où il les attendait, une complète défaite. Cette victoire fut chèrement achetée, car le frère cadet de Louis, le comte Adolphe de Nassau, tomba dès l’ouverture du combat. En souvenir de ce début de la lutte que les Pays-Bas osèrent entamer contre la toute-puissance de l’Espagne, ainsi que de la mort héroïque du comte Adolphe de Nassau, on a élevé, après trois siècles, un monument commémoratif à l’endroit où le premier sang des princes de Nassau coula pour la liberté des Pays-Bas. On voit sur un socle en granit la figure du comte Adolphe qui tombe frappé à mort ; il serre dans sa main droite un glaive brisé, et saisit de la gauche un drapeau lacéré sur lequel sont inscrites les paroles : « Nunc aut nunquam ! Recuperare aut mori », « Maintenant ou jamais ! Recouvrer ou mourir ». Derrière le héros tombé se dresse la statue des Pays-Bas, armée de l’épée et du bouclier, le regard sûr de vaincre, dirigé vers l’avenir. À côté d’elle se tient le lion néerlandais, le pied posé sur les chartes violées comme pour demander : « Qui osera les arracher de mes griffes ? »

À peine le duc d’Albe eut-il reçu le 28 mai 1568 la nouvelle de la défaite infligée aux Espagnols à Heiligerlee qu’il médita une vengeance sanglante. Dix-huit nobles qui attendaient depuis longtemps en prison leur jugement furent décapités à Bruxelles le 1er juin, et, peu de jours après, le 4 juin, on érigea sur la Grand-Place de Bruxelles l’échafaud sur lequel les têtes des comtes Egmont et de Horn devaient tomber sous la hache du bureau. Tous deux moururent en confessant la foi catholique. Egmont avait même été le conseiller fidèle de la régente Marguerite lors de la répression des insurgés et avait toujours défendu avec dévouement la cause du roi. Mais lui aussi, de même que son compagnon, en montant sur l’échafaud peuvent être comptés parmi les victimes qui donnèrent leur vie pour délivrer les Pays-Bas du joug des Espagnols. Ils reçurent tous deux le coup mortel après avoir prononcé en latin la prière : « Seigneur, je remets mon âme entre vos mains ». De Horn avait déclaré à haute voix qu’il reconnaissait avoir péché contre Dieu mais non offensé la majesté du roi.

Albe ne s’en tint pas à cette exécution des nobles. Avec une armée de vieilles troupes espagnoles très supérieures en nombre à celles de Louis, il se dirigea vers Groningue qu’il détruisit entièrement, et la province fut cruellement châtiée de n’avoir pas pris parti contre Louis. Il la traita en pays ennemi, et des innocents tombèrent victimes de sa vengeance. Telle à Utrecht une veuve de 84 ans dont l’attachement à l’Église romaine était hors de doute, mais dont la richesse suffit à Albe pour la condamner à la mort sur l’échafaud sous prétexte qu’elle avait hébergé chez elle son neveu, prêtre réfugié. Les autres opérations projetées par Guillaume d’Orange n’eurent pas plus de succès. Il ne se laissa pourtant pas décourager par ces échecs. Dans une proclamation du 31 août 1561, il invitait les Néerlandais à se soulever pour délivrer le pays de la domination sanglante du duc d’Albe. Ayant en peu de temps rassemblé une armée qui atteignait le chiffre de 30 000 hommes, il franchit la Meuse non loin de Liège pour pénétrer de là dans la partie méridionale des Pays-Bas. La crainte d’Albe était telle qu’aucune ville ne lui ouvrit ses portes, et le duc sut éviter habilement une bataille en pleine campagne. Orange fut donc contraint de se retirer des Pays-Bas en franchissant la frontière française sans avoir rien obtenu. Même alors il ne désespéra pas du succès de la bonne cause. « Saevis immotus undis », « Immuable au milieu de la tempête », c’était sa devise à laquelle il resta fidèle. Purifié par la souffrance, il professait maintenant une piété profonde et recueillie et une inébranlable confiance en Dieu. C’est à ces jours sombres, où tout paraissait perdu, que remonte le lied de Guillaume, composé par un ami du prince ; il exprime d’une façon saisissante la confiance et l’espoir en Dieu de Guillaume à l’époque la plus difficile, et nous croyons à propos de le citer ici.

« Guillaume de Nassau

Je suis de sang allemand,

Ma patrie est en sécurité,

Sous ma garde.

Je suis le rejeton d’Orange

Digne de ma lignée.

J’ai toujours honoré

Le roi d’Espagne.

« Tu es mon bouclier et ma confiance,

Mon Dieu et Maître,

Je m’appuierai toujours sur toi

Ne m’abandonne jamais.

Puissé-je rester pieux,

Ton serviteur à toute heure,

Chasser la tyrannie

Dont mon cœur saigne.

« Ne croyez pas, mes pauvres brebis,

Que votre berger sommeille.

Il sera, quand il le faudra, à l’éveil

Et plein de force.

Surprendre l’ennemi,

Je l’essayerai.

Ayez confiance comme de bons chrétiens

En Dieu et en moi. »

L’inébranlable confiance en Dieu du prince d’Orange mérite d’autant plus d’admiration que les Pays-Bas étaient maintenant livrés à la vengeance sanguinaire d’Albe, et que celui-ci pouvait poursuivre sans obstacle son métier de bourreau. Le pape Pie V lui envoya un chapeau auquel il avait donné la bénédiction apostolique et une épée richement incrustée d’or. Le Conseil du sang établi par Albe déployait une activité chaque jour plus cruelle. Les classes riches s’étant soustraites par la fuite à l’échafaud, à la potence et au bûcher, la plupart des condamnés appartenaient maintenant aux classes inférieures. Mais beaucoup parmi celles-ci restèrent au milieu des plus cruelles tortures fidèles à leur foi. Durant les années qui suivirent l’insurrection de 1568, des milliers de victimes furent sacrifiées à la fureur du duc d’Albe.

Le sort devait pourtant atteindre enfin ce dernier. Guillaume d’Orange, aidé des Gueux de mer comme on les appelait, lutta contre les Espagnols avec plus de succès que sur le continent. Au fond, l’action entreprise sur mer par les Gueux pour atteindre les Espagnols n’étaient que piraterie. Mais Orange se rendit bientôt compte des succès qu’on pouvait remporter sur mer sur les Espagnols. Il groupa les vaisseaux des Gueux et en fit une flotte ; il leur délivrera des lettres de franchise et leur donna pour chef le compte de La Marche qui fut assez heureux pour s’emparer de Briel, clé de la Hollande. Le changement de situation occasionné par la conquête de Briel s’accentua encore lorsque le prince Louis, frère d’Orange, réussit à prendre la forte place de Bergen, capitale du Hainaut. Encouragé par ses succès, la plupart des provinces septentrionales des Pays-Bas se soulevèrent, et, dans une assemblée des Etats tenue à Dordrecht, Guillaume d’Orange fut élu stathouder du roi. Il franchit le Rhin à la tête d’une armée de 25 000 hommes ; une lutte héroïque s’engagea au cours de laquelle Orange fut plus d’une fois serré de près par Albe, mais il sut, après chaque coup qui lui était porté, se relever avec une force que rien ne pouvait abattre. Une fois encore, les villes qui avaient ouvert leurs portes à Orange et qui furent reprises par les Espagnols durent subir la cruelle vengeance d’Albe. C’est ainsi que dans la ville de Zutphen, dont les habitants avaient été presque tous massacrés, on mit le feu à huit endroits différents. Le chef des troupes espagnoles étant entré dans la petite ville de Naarden, dans le pays de Geldern qui avait tardé à se soumettre, ordonna aux habitants qui le priaient de les épargner de se rendre sans armes dans l’église de l’hôpital où ils devaient recevoir la réponse à leur demande. Une troupe d’Espagnols se précipita sur les malheureux désarmés et les massacra jusqu’au dernier. Puis on mit le feu à la ville. Un châtiment terrible fut infligé par Albe à la ville de Malines qui lui avait ouvert ses portes. Le duc la livra au pillage de ses troupes, et, durant trois jours, la soldatesque eût toute liberté de voler et de massacrer, de maltraiter femmes et jeunes filles. La ville de Bergen, elle aussi, reconquise par Albe, fut traitée avec la dernière cruauté, malgré les conditions favorables qu’avait obtenues le prince Louis lors de la reddition. À Harlem, qui dut ouvrir ses portes après sept mois d’une courageuse défense, 2 300 personnes périrent par le glaive d’après les propres indications d’Albe lui-même. Cinq bourreaux et leurs valets étaient durant des journées entières occupés aux exécutions, et, lorsqu’ils furent enfin las de tuer, 300 condamnés furent attachés dos à dos et précipités à la mer. Les troupes espagnoles ayant réussi à contraindre Orange à se retirer de la Belgique, les bûchers dressés par Albe contre les hérétiques se rallumèrent et l’Inquisition célébra de nouveaux triomphes. Un exemple suffira à montrer avec quelle cruauté on procédait aux exécutions. À Anvers, une pieuse femme, van Maaiken-Wens, épouse d’un fidèle serviteur de la communauté évangélique, fut arrêtée avec d’autres et jetée en prison. On essaya par tous les moyens de la détourner de sa foi. Mais comme elle persistait dans sa croyance au milieu même des tortures, elle fut condamnée à être brûlée comme hérétique, la bouche fermée par une vis. Le lendemain, la sentence prononcée contre elle et quelques-unes de ses coreligionnaires fut exécutée. Chacune des victimes, la langue fixée par des vis, fut attachée à un poteau et brûlée sur la place du Marché. Le fils aîné de cette martyre Maaiken-Wens, garçon de 15 ans, s’était, à ce qu’on raconte, posté à quelque distance du bûcher avec son jeune frère sur le bras pour assister à la mort de sa mère. Lorsqu’elle fut attachée au poteau, il s’affaissa sans connaissance. Revenu à lui après l’exécution, il chercha dans les cendres la vis qui avait fixé la langue et la conserva en souvenir.

Mais Albe, tout en restant victorieux en campagne pendant un certain temps, s’apercevait chaque jour davantage qu’il lui était impossible à la longue de se rendre maître des Pays-Bas. Le 17 décembre 1573, il sollicita son congé et retourna en Espagne. Son successeur, don Luis de Requesenz, étant mort en 1576, une révolte éclata parmi les troupes espagnoles qui, faute de ressources, n’avait pas touché leur solde. Elles s’essayèrent de s’en dédommager en pillant les provinces méridionales restées jusqu’alors fidèle à l’Espagne. Pour se protéger contre la brutalité de la soldatesque espagnole, les provinces méridionales résolurent de s’unir à celles du Nord. Grâce aux habiles négociations qu’entama Guillaume d’Orange, on put réaliser, le 8 novembre 1576, la Pacification de Gand par laquelle toutes les 17 provinces néerlandaises s’unissaient pour se défendre mutuellement contre la tyrannie espagnole. Il ne nous appartient pas de suivre dans le détail le cours des événements qui aboutirent à libérer complètement les Pays-Bas de la domination espagnole. Qu’il nous suffise de faire observer ici que si l’alliance conclue entre les provinces méridionales et septentrionales par la Pacification ne fut pas de longue durée, les sept provinces septentrionales où la foi évangélique avait pris le dessus formèrent, le 23 janvier 1579, l’Union d’Utrecht, Etat protestant qui, en 1581, se détacha de l’Espagne. Le roi fut déclaré déchu de ses droits et Guillaume d’Orange qui, dès 1541, avait passé à l’Église réformée, fut élu chef de l’Union d’Utrecht. Il ne survécut malheureusement pas longtemps à la libération de la partie septentrionale des Pays-Bas espagnols dont il avait été l’auteur. Il fut assassiné le 10 juillet 1584 dans sa demeure par un meurtrier soudoyé, Balthazar Gérard, qui, sous le déguisement d’un huguenot fugitif, avaient réussi à pénétrer dans le palais du prince à Delft. Atteint par la balle du meurtrier, il s’écria : « Dieu ait pitié de mon pauvre peuple ». Cette prière du mourant a été merveilleusement exaucée pour les Pays-Bas. Pendant un quart de siècle après la mort d’Orange, l’Espagne s’est, il est vrai, refusé à admettre la liberté civile et religieuse des sept provinces septentrionales formant l’Union d’Utrecht et à les reconnaître en tant qu’Etat confédéré indépendant de l’Allemagne. Ce ne fut que lors d’un armistice conclu en 1609 que l’Espagne, complètement épuisée par une lutte de plusieurs dizaines d’années, dut s’y décider. Cette reconnaissance fut confirmée à nouveau par la paix de Westphalie.

 

[1] V. Histoire de la Réforme aux Pays-Bas par le Dr. J. G. Hoop-Scheffer, p. 68.

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