Par Jacques Ellul EN TANT QUE CHRÉTIEN, LE PHILOSOPHE A TOUJOURS FAIT PREUVE D’UN SOUTIEN INDÉFECTIBLE À LA TERRE PROMISE. ET D’UNE DÉFIANCE TRÈS FORTE À L’ÉGARD DE L’ISLAM, QUI LUI A VALU MOULT CRITIQUES, Y COMPRIS DE LA PART DE SES AMIS.Les textes de Jacques Ellul qui ont sans doute soulevé le plus de critiques, jusque dans les rangs de ses propres amis, et constitué des pierres d’achoppement sur la voie d’une reconnaissance publique, sont ceux qu’il a consacrés à Israël et à l’islam. Pour ce qui concerne Israël, Jacques Ellul se présente d’emblée comme partisan : il affirme avoir pris le parti d’Israël en tant que chrétien, car il n’y a pas d’objectivité en la matière. Longtemps vice-président de l’Amitié judéo-chrétienne, son amour pour Israël trouve des fondements théologiques : il s’enracine dans sa foi dans le Dieu de Jésus-Christ. Selon les chapitres 9 à 11 de l’épître de Paul aux Romains, Dieu n’a pas rejeté son peuple malgré sa désobéissance, et il cherche toujours un moyen pour rétablir son alliance avec lui. Le lien est indissoluble entre l’Église et le peuple juif ; la métaphore de l’olivier greffé… ELLUL, Jacques. Un chrétien pour Israël. Editions du Rocher, 1er février 1986, in-8 de 241 pages. Extrait« J’aborde ici une question qui est singulière : une nouvelle forme et occasion de l’antisémitisme. Il y a eu l’antisémitisme religieux, puis l’antisémitisme politique, et l’antisémitisme démoniaque (de l’État hitlérien). Il y a une permanence de l’antisémitisme. On pourrait penser que ce thème n’est pas vraiment théologique, mais, en réalité, ce sont des chrétiens relativement nombreux qui, d’une part, sont antisionistes, avec beaucoup d’énergie, et se déclarent par contre tout à fait antiracistes, donc hostiles à l’antisémitisme. Il leur importe alors au maximum de prouver qu’être antisioniste, ce n’est pas être antisémite. Remarquons d’ailleurs que ce dernier terme est assez ambigu. En effet, on ne peut pas assimiler Sémites et Juifs. Les Arabes aussi sont des Sémites. Nous l’avons rencontré dans un livre violemment anti-israélien : « On ne peut pas nous accuser d’être antisémites, puisque nous sommes tout à fait pro-arabes, et que les, Arabes sont des Sémites» ! souvent repris depuis 1968 ! Et, par conséquent, on peut être philosémite en détestant les Juifs mais en aimant beaucoup les Arabes. En réalité, l’hitlérisme était violemment antijuif, mais non pas antisémite au sens général, puisque, par exemple, Hitler a accepté l’aide des Palestiniens lorsque, en 1943, le Grand Mufti de Jérusalem a fait profession de foi nazie et s’est rangé du côté des hitlériens. Ce sont des petits faits de cet ordre qu’il ne faut pas oublier. Cependant, conservant l’usage courant, je parlerai ici d’antisémitisme au sens d’antijudaïsme. Le principal argument, qui est théologique, pour séparer Israël et le peuple juif est simple : si nous relisons l’Ancien Testament, nous y trouvons constamment l’affirmation que c’est le Dieu d’Israël qui accomplit toutes choses, et que l’homme ne doit pas troubler l’œuvre de Dieu par ses actions intempestives (l’exemple bien connu d’Abraham qui décide d’accomplir par ses propres moyen la promesse de Dieu dont la réalisation se fait attendre). Mais cette orientation générale prend une force toute particulière en ceci : c’est le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob qui est la seule arme, la seule puissance, la seule forteresse, la seule protection d’Israël. Celui-ci doit mettre toute sa confiance dans la garantie de Dieu. C’est en étant ainsi dépouillé d’armes et de moyens que le peuple de Dieu manifeste à la fois sa confiance entière, exclusive, envers Dieu et permet à celui-ci de révéler aux yeux des peuples qui il est. Dieu choisit l’homme sans forces et sans moyens pour faire éclater sa propre gloire ! S’il choisissait un peuple puissant, guerrier, des rois glorieux et riches, toutes les confusions seraient possibles : l’homme attribuerait !a victoire à ces moyens humains et non pas à la seule action du Dieu Tout-Puissant. C’est ainsi qu’il choisit David pour abattre Goliath plutôt que le meilleur combattant juif. La vraie puissance d’Israël, c’est sa foi dépouillée de moyens humains, c’est la présence de la Parole de Dieu implantée au milieu de lui. Cette grande leçon est fort entendue par les antisionistes. (II est d’ailleurs curieux de constater que les mêmes qui n’attachent aucune importance aux prophéties qui promettent à Israël le retour dans la terre Promise, et qui considèrent que ce sont là des textes historiques, localisés, datés, visant par exemple la déportation à Babylone, s’attachent au contraire avec la plus grande ferveur aux textes des mêmes prophètes lorsqu’ils contiennent de furieuses condamnations contre le peuple juif, lorsqu’ils annoncent échecs et châtiments ; ce choix dans les textes est pour le moins suspect !) Dès lors, on applique donc ces prophéties sur l’Israël des successeurs de Salomon à l’Israël moderne. On fait la leçon aux Juifs. On aime beaucoup ces Juifs, on leur reconnaît une vocation spirituelle, on se reconnaît soi-même en tant que « Sémite spirituel ». on se dresse avec énergie contre toute reprise du racisme nazi, on cherche une relation oecuménique avec les Juifs et la synagogue, mais on leur rappelle vertement que, lorsqu’ils veulent devenir une nation, lorsqu’ils entretiennent une armée, lorsqu’ils font la guerre, lorsqu’ils accroissent leur puissance, ils tombent à nouveau sous le coup des condamnations prophétiques qui ne sont pas épuisées, et le pire, c’est qu’ils trahissent leur vocation spirituelle qui leur avait été confiée par Dieu. Ils sont infidèles à leur élection et à l’alliance. Ainsi l’Israël moderne, politique et guerrier est la négation de l’Israël véritable et spirituel. Et ce qui, aux yeux de ces chrétiens antisionistes, vient confirmer leur opinion, c’est justement l’agressivité des nations contre l’Etat d’Israël, celui-ci est mis au ban des nations du monde, condamné par les organisations internationales : ceci confirme exactement les prophéties ! Donc, il faut supprimer l’Etat d’Israël, juger le sionisme comme démoniaque et ramener le peuple juif à son authenticité et à son témoignage spirituel, car Israël n’est plus le peuple de Dieu quand, à son tour, il combat, tue et opprime. Et, n’étant plus peuple de Dieu, non seulement il peut s’attendre à la colère de Dieu, maïs nous, nous devons le traiter comme n’importe quelle autre nation, sans amitié particulière, sans fraternité. Objectivement, théologiquement, hors des réalités contingentes, cette évaluation, ces jugements sont indiscutables. Mais ils appellent deux ordres de réflexions ; le premier : ceux qui font cette analyse devraient soigneusement réfléchir à la parabole de Jésus sur la paille et la poutre. Les chrétiens qui parlent ainsi sont ultra-favorables aux Palestiniens, et eux-mêmes participent à des mouvements politiques qui ne me semblent en rien favorables à l’esprit de paix évangélique. Ils devraient considérer l’énormité de distance entre leur attitude et l’enseignement de Jésus avant de faire la leçon à Israël sur sa désobéissance à son Dieu. Mais le plus important, c’est ceci : toutes ces choses, peut-être vraies, seul un Juif peut les dire à son peuple. Un chrétien n’a absolument pas le droit de se servir des textes de l’Histoire et de la Révélation d’Israël pour condamner Israël. Ce n’est pas nous, chrétiens, qui avons à ramener Israël dans sa fidélité. Seul un Juif participant aux risques et au calvaire d’Israël pourrait rappeler cette vérité fondamentale que l’Eternel est le seul rempart et la seule puissance du peuple élu. Mais nos intellectuels chrétiens installés à Paris n’ont qu’à se taire. Ils n’ont rien à voir dans les démêlés entre Dieu et son peuple. Et si (ou : quand) un Juif parle ainsi (certains de ceux que l’on appelle les colombes), nous n’avons pas le droit de nous servir non plus de leur parole pour accuser Israël. Ils pourraient aussi se rappeler l’aventure arrivée à un certain prophète étranger qui avait été convoqué par un roi ennemi d’Israël pour maudire Israël au nom même de son Dieu. Et voici que l’Eternel avait bien voulu parler à ce prophète … mais par trois fois ce fut pour l’obliger à bénir Israël… ! Eh bien, ces angéliques évangéliques qui se prennent pour des prophètes devraient savoir que s’ils l’étaient ils seraient chargés par le Dieu de Jésus Christ de bénir Israël et de prier pour lui, au lieu de lui faire la leçon et d’aider à l’assassiner. Leur parole même atteste qu’en racontant leur bonne théologie ils sont parfaitement étrangers à la Révélation de Dieu et à l’alliance. Mais quand on écoute ces discours, on est bien obligé de penser à la cruelle formule selon laquelle le Juif que l’on aime bien, que l’on est prêt à défendre, le Juif contre qui on n’a aucun sentiment antisémite, c’est le Juif qui se laisse massacrer. Le Juif, éternelle victime. Juif errant, bouc émissaire, c’est celui-là que l’on approuve, que l’on désire, quand les mêmes antisionistes manifestent bruyamment contre le racisme et l’antisémitisme. Ou encore en faveur du Juif qui a renié sa judéité, qui est parfaitement assimilé. Ce Juif qui est complètement français, on est scandalisé que l’on veuille lui chercher des poux dans la tête. Et c’est d’ailleurs pour cela que l’affaire Dreyfus ne me paraît pas du tout un test : Dreyfus était un Juif parfaitement assimilé, aussi peu juif que possible, alors, bien sûr, on l’aime bien. Il n’a plus rien de juif sinon ses ancêtres… ! Et être pour Dreyfus dans ces conditions ne signifie strictement rien quant aux vrais sentiments que l’on peut avoir pour le vrai Israël. Non, c’est en face du rabbin dur et pur maintenant sa rigueur théologique, c’est envers les Juifs pieux de Mea Schearim, c’est envers l’Israël armé qu’il faut savoir si oui ou non nous acceptons le Juif et tendons vers lui la main de paix. Ce que nous ne supportons pas, c’est le Juif qui se défend, qui est capable de combattre pour sa vie, celle de son peuple ou celle de sa foi. Et c’est là que se situe la seule épreuve susceptible de tester notre anti-antisémitisme. Le reste est de l’ordre du discours pieux parfaitement vide et auto-justifiant. » Jacques Ellul. A propos de l’auteurUNIVERSITAIRE BORDELAIS PROFONDÉMENT ENGAGÉ DANS SA FOI RÉFORMÉE, POURFENDEUR DE TOUS LES CONFORMISMES, JACQUES ELLUL EST CONNU PAR DE NOMBREUX ARTICLES PUBLIÉS DANS LES JOURNAUX SUD-OUEST, RÉFORME, FOI ET VIE, ET PAR PLUS DE 40 OUVRAGES. IL RESTERA JUSQU’À LA FIN DE SA VIE UN PENSEUR EXIGEANT, PRENANT PARTIE DANS TOUS LES DÉBATS ESSENTIELS DE SON TEMPS.Jeunesse, études, premiers engagementsJacques Ellul naît à Bordeaux le 6 janvier 1912, d’un père orthodoxe et d’une mère protestante. Après des études brillantes au lycée Montaigne (aujourd’hui Montesquieu), il commence son droit à la faculté de Bordeaux, et c’est pendant ses études qu’il se convertit au christianisme sans adhésion claire au protestantisme, ce qui viendra plus tard. C’est aussi à ce moment-là qu’il se lie avec Bernard Charbonneau (1910-1996), universitaire bordelais lui aussi. Dès cette époque, les deux amis créent ensemble des « clubs de presse » et des groupes de discussion pour réfléchir aux changements qu’entraîne le progrès scientifique : mouvement que l’on peut qualifier de « pré-écologique » et font ensemble le constat de l’impuissance politique face à la technologie ; ils organisent aussi des camps pour les étudiants de la Fédé (Fédération Universelle des Associations chrétiennes d’étudiants). Après avoir soutenu sa thèse de doctorat en droit en 1936, Jacques Ellul est chargé de cours à Montpellier (1937-1938) puis nommé professeur de droit à Strasbourg (1938-1939). Il publie alors ses premiers articles dans la presse protestante (Le Semeur et Foi et Vie) et polémique avec la théologienne Suzanne de Dietrich (1891-1981). Révoqué par le gouvernement de Vichy en 1940 comme fils d’étranger (son père était né à Malte), il s’improvise agriculteur et participe activement à la Résistance sans toutefois prendre les armes. Il renseigne le maquis, cache des prisonniers évadés et des juifs pourchassés, leur procure de faux papiers pour les aider à passer en zone libre. En 1943, il passe son agrégation de droit romain et d’histoire du droit ; il est alors nommé Professeur à la faculté de droit de Bordeaux où il enseignera jusqu’à sa retraite en 1980. Comme toute sa génération, Ellul est marqué par l’échec du Front Populaire, par le nazisme et par la guerre et souhaite s’engager en politique. Il prend une part active à la préparation des élections législatives d’octobre 1945. Inscrit au parti de l’Union Démocratique et Socialiste de la Résistance (U.D.S.R.), sa liste n’atteindra pas 5 % des suffrages en Gironde et n’aura aucun élu. L’engagement protestantProfondément déçu par le retour en force des partis traditionnels, Ellul dès lors s’engage plus nettement dans le protestantisme, soucieux d’incarner sa conception chrétienne de présence au monde moderne. Il collabore au journal Réforme créé en 1945 et, à la revue Foi et Vie. En 1947 il est élu au Synode National de l’Église Réformée de France (E.R.F.) comme délégué des Églises réformées du Béarn, de Dordogne et de Guyenne, et en 1956 il est élu au Conseil National de l’E.R.F Il participe à la création du mensuel Le Protestant d’Aquitaine. Parallèlement, il mène une action ecclésiale locale en organisant chaque mois un culte dans sa maison de Pessac et fonde avec son ami Yves Charrier un des premiers clubs de prévention de la délinquance juvénile. Avec le pasteur Jean Bosc (1910-1969), il fonde les Associations professionnelles protestantes, dont le but est de concilier au quotidien la pratique d’une profession et l’engagement chrétien. A la mort de Jean Bosc en 1969 qui lui avait fait découvrir l’œuvre de Karl Barth, il lui succède à la direction de Foi et Vie, qu’il assurera pendant 17 ans. Au sein des institutions, Jacques Ellul apporte la contestation ; il veut réformer le Protestantisme, mais ne réussira après de vifs débats qu’à faire adopter en 1973 une réforme partielle des études de théologie. Très en phase avec le mouvement étudiant en 1968, il s’en désolidarisera pourtant devant les excès de ceux qui réclament une « révolution prolétarienne » et cherche plutôt à être un médiateur entre les autorités et « les enragés ». Dans sa région, il retrouve Bernard Charbonneau pour lutter contre la mission interministérielle d’Aménagement de la côte Aquitaine qui favorise le tourisme de masse avec son cortège de voies rapides, d’hôtels, de supermarchés, etc. Modernité de Jacques Ellul Mais la profonde originalité de Jacques Ellul réside dans la critique virulente qu’il fait de la société moderne assujettie selon lui à la technique, à la technicité et à ses premières applications : les moyens de communication et la publicité. «L’homme apprend dans la publicité à ne plus compter sur ses expériences, à ne plus agir pour des motifs personnels, mais à entrer dans le jeu des courants sociologiques … La perfection technique des moyens de communication permet de répondre à un certain nombre d’exigences de la vie moderne, mais cela se paie du prix de l’authenticité, de la qualité et même de la possibilité de toute relation humaine.» Pour Ellul, la production domine les besoins et l’homme doit consommer ce qu’on lui offre bien plus que ce dont il aurait envie. Son refus des systèmes est d’abord une fidélité à l’individu contre l’État, à la liberté contre les conformismes, à la qualité de vie contre le matérialisme. Tout au long d’une production abondante d’articles et de livres, il dénonce systématiquement les illusions politiques et les méfaits idéologiques de la crédulité aussi bien marxiste que libérale. Pour Ellul, le monde le plus riche et le plus fécond en inventions ne produit que du vent et nous détourne de « toute éthique de l’action qui est l’espérance de la Résurrection » . Mais son message ne sera que partiellement compris et c’est souvent par le biais de sa notoriété à l’étranger et particulièrement aux États-Unis que Jacques Ellul sera véritablement reconnu en France. Site de l’Association Internationale Jacques Ellul LivresELLUL Jacques, Anarchie et christianisme, La Table Ronde, 2004 Source : https://museeprotestant.org/notice/jacques-ellul-1912-1994/ |